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vendredi, 11 décembre 2009

Guillaume Faye: Pour en finir avec le nihilisme

b_nihilisme.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES

Guillaume FAYE:

POUR EN FINIR AVEC LE NIHILISME



I. METTRE LA PENSÉE EN ROUTE


Pour bon nombre de ses commentateurs, à l'exception notable de Jean-Michel Pahnier (1), Heidegger fut un métaphysicien donc l'ouvrage essentiel, Sein und Zeit (traduit en français par L'être et le temps), aurait tenté, en construisant une “phénoménologie de 1'òntologie” (2), de réfuter la tradition métaphysique par le langage métaphysique lui-mente et, partant, ne se serait pas exclu lui-même de la métaphysique. Dernier métaphysicien peut-être, mais métaphysicien quand même. Henri Arvon, de son été, écrit: “Le premier souci de Heidegger est moins l'établissement d'une ontologie formelle et matérielle que l'élaboration d'une ontologie fondamentale qui, à travers l'existence humaine, cherche à percer jusqu'à l'étre”. Il ajoute: “L'édifice doctrinal qu'il élève (..) constante une réponse de portée exceptionnelle à l'appréhension d'une époque éprise de rigueur scientifique qui, désespérée de voir s'estomper l'être, voudrait ramener celui-ci en pleine lumière” (3). Ce langage, en apparente si obscur, n'a certes pas servi Heidegger dans les milieux positivistes et rationalistes, qui ne voient en lui qu'un philosophe abscons ou, dans le meilleur des cas, un poète...


En fait, il semble bien qu'il y avait plusieurs lectures possibles de Heidegger. Dans Sein und Zeit, ouvrage où culmine la première étape de sa pensée, Heidegger nous dévoile les clés de son vocabulaire et l'orientation de sa réflexion. Mais, on le sait, celle étape a été suivie d'une seconde, à la suite d'un célèbre “tournant” (Kehre), qui a commencé de se manifester dans le courant des années trente. Notre lecture sera surtout rentrée sur ce “second” Heidegger, dont les préoccupations apparaissent dans tonte leur ampleur avec les écrits sur Hölderlin et sur Nietzsche. Toutefois, celle lecture ne sera pas purement “philosophique” - au sens classique de ce terme -, tant les horizons que nous dévoile Heidegger en appellent à tous les aspects de la vie et, mieux encore, à ce qu'il conviens de nommer notre destin. Heidegger, plus précisément, sera considéré par nous comme le penseur de la modernité. L'auteur des Holzwege s'est en effet attaché à penser l'essence des temps modernes, en partant du mot de Nietzsche: “Dieu est mort”. Or, la mort de Dieu, c'est la mort des valeurs. En sorte que l'on peut avancer que Heidegger termine la pensée métaphysique. La portée fondamentale de son oeuvre vient, en partie au moins, de ce qu'au XXème siècle, il a été le seul à poser et à répondre à la question capitale : “Quelle est l'essence des temps modernes?” (4). Qu'est-ce en effet que la “modernité”? D'où venons-nous? Que sommes nous advenus? Où pouvons-nous aller, nous, hommes et peuples du XXème siècle ? Telle nous semble être la problématique centrale posée par le “penseur-bûcheron”. Elle sente nous éclaire et nous permet d'expliquer quelques uns de ses thèmes et de ses idées que l'hypothèse métaphysique masque complètement.

Dans cette perspective, L'être et le temps, publié en 1927, ne constitue pas un ouvrage centrai ni définitif, mais un travail préliminaire, nécessaire à la compréhension de la suite de ouvre, une sorte de bilan introductif méthodologique à un “message” qui n'existait encore qu'à l'état de projet et de virtualité en 1927, alors que Heidegger n'avait que trente-neuf ans. En d'autres termes, L'être et le temps forme, non pas une somme de “phénoménologie existentielle”, somme 1'Université l'enseigne encore trop souvent (5), mais un exposé de concepts, de modes de pensée et d'un langage, qui ne prendront tout leur sens et leur portée qu'avec les ouvrages essentielles que sont, de notre point de vue, et dans un ordre d'importante croissante, les deux volumes consacrés à Nietzsche, publiés en 1961, le recueil intitulé Holzwege (“sentes de bûcheron”, traduit en français, en 1962, sous le titre Chemins qui ne mènent nulle part), paru en 1950, les textes divers, établis à partir de cours et de conférence, rassemblés en 1954 sous le titre Vorträge und Aufsätze (traduction en 1958, dans le volume Essais et conférences), enfin Die Frage nach der Technik, publié en 1962.


Dans L'être et le temps, livre qui fit grand bruit à l'époque, Heidegger pose les fondements de son langage et établit son champ conceptuel, les deux ne faisant d'ailleurs qu'un et constituant les deux faces d'un même outil intellectuel. Pour Heidegger, la pensée et le langage existent en effet en symbiose: qui saisit la clé de la langue peut de ce fait pénétrer dans son content ; la forme est déjà le fond. L'être et le temps nous initie dans au style heideggérien, qui se caractérise par trois traits principaux: le recours au langage poétique, l'utilisation de la philologie et de l'étymologie grecque, et le retour (le “retournement”, comme un laboureur retourne sa terre et de ce fait la redécouvre et la rend plus féconde) au sens originel de la langue allemande. Torturant, questionnant les mots, Heidegger s'offre comme un poète, dans l'acception hellénique du terme, c'est-à-dire comme un créateur de formes. L'effet de surprise et d'illumination, né du choc de ce langage étymologique” germano-grec et d'un style d'une modernité sans réserve, ne doit rien à une gratuité d'esthète: la langue heideggérienne est belle parce que dense; elle est signifiante parce que poétique, c'est-à-dire créatrice (6). Heidegger est de ceux qui, au détour d'un raisonnement difficile, l'interrompt pour l'illuminer d'une phrase telle que celle-ci: “Debout sur le roc, l'œuvre qu'est le tempe ouvre un monde et, en même temps, le réinstalle sur la terre qui, alors seulement, fait apparition comme le sol natal” (Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 32). Voilà donc ce à quel nous accoutume L'être et le temps: à une parole aristocratique, qui ne se contente pas de nous expliquer une idée par la raison intellectuelle (Geist), mais entend nous la faine éprouver par la sensibilité poétique (Seele).

Le recours à l'étymologie indo-européenne, actualisée dans les langues grecque et allemande, n'est pas neutre: cette méthode renvoie à la volonté de Heidegger de réenraciner l'histoire moderne dans l'aurore grecque. Le verbe heideggérien, expérimenté dans L'être et le temps, est censé provoquer un “choc culturel” dans le lecteur.

Heidegger entend renouer avec un style et, au-delà, avec une vue du monde qui formerait le prélude a une régénération, sous une autre forme, d'un mode d'être et de périr “grec”, c'est-à-dire non-socratique et a-chrétien. Après Nietzsche, Heidegger se pensait comme un Dichter (poète, “in-dicateur”), annonçant un monde à venir, un monde virtuel, qui renouerait, sous une nouvelle forme “historienne”, avec ce qui constitue, pour nous Européens, notte aube : la vue du monde grecque, aujourd'hui paradoxalement “présente mais tombée dans l'oubli”. La Dichtung (le dict, la parole) de Heidegger nous provoque (provocare, en latin, signifie “appeler”) à “sortir de I'oubli”, à faire ressurgir au niveau de l'autoconscience, une vue du monde que nous avons héritée des Anciens et à l'asseoir au sein même du monde moderne. De cette rencontre, “quelque chose” naîtra.


En dehors de la présentation de la “parole grecque”, L' être et le temps présente un corps conceptuel qui restera inchangé tout au long de I'œuvre du penseur, et qui nous indique quel sens il nous faudra donner - et ne pas donner - à la “question de l'être” (Seinsfrage), qui est l'un des thèmes centraux de la pensée heideggérìenne. L'être et le temps expose que cette “question” est demeurée dans 1'oubli, qu'elle est tombée en déchéance (Verfall) depuis l'aube grecque de la pensée occidentale. Toute la métaphysique occidentale depuis Platon, Plotin, Aristote et Thomas d'Aquin, a envisagé la “question de l'être” comme un acquis. Elle a cru que l'être existait “en soi” et a cherché à révéler set “être en soi” comme une essence absolue en partant, selon l'induction platonicienne, de ses modalités “inférieures”, c'est-à-dire de l'étant. Ce faisant, l'étant, autrement dire le réel, demeure méconnu. “Il y a une invasion de l'étant non pensé en son essence”, écrit Heidegger. Le penseur se dégage ainsi de la vision du monde liée à la métaphysique monothéiste et impose une “anti-métaphysique” où la question de l'être est recentrée sur le Dasein, 1' “être-là” - renouant par là avec la conception des Grecs présocratiques pour qui, face au destin (Moïra), l'homme était la “loi du monde” (anthropos o nomos tou kosmou). Ainsi l'“oubli de l’être” est-il l'oubli de la réalité du monde, de “la différenciation ontologique, ce qui sépare l'étant de l'être”. La métaphysique platonicienne, puis chrétienne, est une “pensée déchue” qui se réfugie dans la philosophie des valeurs, qui élève une morale absolutiste, une idée au-dessus de l'être, autrement dit, qui dévalue la vie en “inventant”, au-dessus du réel, des catégories absolues, fallacieusement appelées “être”. Nietzsche, lui aussi, parte de la “séparation socratique de la pensée et de la vie”. Mais, grâce à la méthode phénoménologique, Heidegger va plus loin. Il démonte la mécanique de la métaphysique occidentale et prépare un dessein “scandaleux”, impensable pour l'humanisme traditionnel embué de “transcendantalisme moral”, consistant à valoriser le Dasein et à apporter de la spiritualité au sein de l'immanence du monde, selon le vieux projet inachevé du paganisme grec et présocratique.


L'être et le temps se contente donc de poser cette problématique. Nous voyons la preuve de la justesse de cette interprétation dans les explications fournies plus tard par Heidegger lui-même dans sa Lettre sur l’humanisme (op. cit.). Il nous semble donc impossible de ne voir, dans L'être et le temps, à l'instar d'Emmanuel Levinas (En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1949), qu'une continuation de la pensée de Husserl ou qu'une tentative de “retrouver l'être” et d'établir une “métaphysique épurée”, comme l'imagine en général la tradition universitaire française. (On n'encense d'ailleurs bien souvent, dans l'Université, œuvres de Heidegger que pour en occulter radicalement la signification).

Plus que Husserl, qui ne lui a fourni que des outils conceptuels, utilisés d'ailleurs au rebours des principes du vertueux phénoménologue, le vrai “maître” de Heidegger est Nietzsche. Heidegger s'impose, non comme le “disciple”, mais comme le continuateur de Nietzsche, ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas de faire une critique, parfois vive, de la pensée de l'auteur du Zarathoustra. Heidegger, en fait, reprend la question des valeurs là où Nietzsche I'avait laissée, mais il la “traite” avec des outils plus raffinés, qui sont précisément ceux dont L’ être et le temps a jeté les bases. Désormais, on ne pourra plus lire Nietzsche sans recourir ensuite à Heidegger, ni entendre Heidegger sans s'être d'abord familiarisé avec le projet de l'homme de Síls-Maria. (Le philosophe néochrétien Maurice Clavel ne s'y était d'ailleurs pas trompé).


Deux oeuvres de Heidegger sont ici surtout concernées: le livre sur Nietzsche, déjà cité, et surtout l'essai intitulé Nietzsche Wort “Gott ist tot” (traduit sous le titre Le mort de Nietzsche: “Dieu est mort”) (7), texte étable après la seconde Guerre mondiale à partir du content des cours sur Nietzsche prononcés à l'université de Fribourgen-Brisgau entre 1936 et 1940.


Arrêtons-nous d'abord à une métaphore empruntée à l'introduction du recuiel intitulé Holzwege (op. cit.). Heidegger y écrit énigmatiquement: “... Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent, se perdent soudain, recouverts d'herbes, dans le non-frayé. On les appelle Holzwege (8). Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il semble que l'un ressemble à l'autre. Mais ce n'est qu'une apparente. Bucherons et gardes s'y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire s'engager sur un Holzweg”. En effet, ceux qui se soucient de la forêt, ceux qui 1'habitent, ceux qui ont rebours à elle, ne s'égarent pas quand ils empruntent un tel sentier; celui-ci les conduit tout droit au lieu de leur travail. Par contre, tous ceux à qui la forêt est étrangeté, tous ceux pour qui elle est un obstacle, les marchands, par exemple, qui doivent la contourner en allant de ville en ville, ceux-là craignent par-dessus tout de s'engager sur un Holzweg, où ils ne pourraient que s'égarer. Cette métaphore de la forêt nous semble essentielle pour comprendre le processus d'élaboration de la conception du monde inaugurée par Nietzsche, continuée par Heidegger, et toujours ouverte aujourd'hui du faire même de son inachèvement. Nietzsche, dirons-nous, est celui qui a compris que l'on ne doit ni contourner la forêt ni la traverser de part en part, mais au contraire s'y perdre par une sente de bûcheron, afin de s'y retrouver dans la clairière où s'accomplit le “travail”, Heidegger nous disant, lui, quel sentier prendre.


II. L'APOGÉE DU NIHILISME


« Dio è morto. Muette est devenue la confiance dans les lois éternelles des dieux. Les statues sont maintenant des cadavres dont l’âme s'est enfuie, les hymnes sont des morts que la fin a quittes » (Hegel, Phénoménologie de l'esprit).

D'après Heidegger, l'œuvre de Nietzsche clôt la métaphysique occidentale. Le mot fondamental de Nietzsche, "Dieu est mort", nomine la destinée de vingt siècles d'histoire occidentale. Cette destinée doit être interprétée somme la lente et inexorable montée du nihilisme, c'est-à-dire la mort de toute valeur. On petit discuter sur la question de savoir si Heidegger a eu ou non raison de voir en Nietzsche le dernier des métaphysiciens (9).

Mais ce qui importe, c'est de reconnaître que la lecture heideggérienne de Nietzsche, la reconnaissance de la signification historienne de son oeuvre, sont les seules possibles.

Dans Le gai savoir, au paragr. 125, intitulé “Le forcené”, Nietzsche signe l'un de ses textes les plus importants. Il y reconnaît, le premier, l'événement considérable qui termine un processus entamé avec Platon: le meurtre de Dieu. “Où est allé Dieu? Je vais vous le dire, hurle le forcené. Nous l'avons tué”. Il poursuit: “Ne sentons nous toujours rien de la décomposition divine? Car les dieux aussi se décomposent (...) Quels jeux sacrés nous faudra-t-il désormais inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous? Ne sommes nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux? (...) Il n'y eut jamais acte plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cet acte, à une histoire plus élevée que ne le fut jamais tonte histoire”.


Nietzsche est ici l'annonciateur de cette autre histoire, qui peut s'interpréter comme la virtualité d'un surhumanité. Heidegger, lui, est le premier philosophe à pénétrer dans cette autre histoire, le premier, après la découverte du cadavre de Dieu, à en tirer les conséquences. “Je viens trop tôt, disait le forcené. Mon temps n'est pas encore advenu. Cet événement est encore en route. 11 n'est pas encore parvenu jusqu'aux oreilles des hommes”. La mort de Dieu doit ainsi se comprendre, non comme un “événement philosophique”, mais comme un phénomène historique qui pénètre l'ensemble des sociétés occidentales, un événement qui transformera la vie au sens le plus authentique du terme. La mort de Dieu, processus d'achèvement, d'arrivée à terme d'une vue du monde, doit s'interpréter comme “la fin du monde suprasensible, du domaine des idées et des idéaux”. Heidegger précise: “Depuis Platon, et plus exactement depuis l'interprétation hellénistique et chrétienne de la philosophie platonicienne, ce monde suprasensible est considéré comme le vrai monde, le monde proprement réel. Le monde sensible, au contraire, ne sera plus qu'un ici-bas, un monde changeant, donc purement apparent et irréel. L'ici-bas est une vallée de larmes. (...). Ainsi, le mot “Dieu est mort” signifie: le monde suprasensible est sans pouvoir efficient. Il ne prodigue aucune  vie. La métaphysique, c'est-à-dire la philosophie occidentale comprise comme platonisme, est à son terme”.

La mort de Dieu désigne aussi l'impossibilité de croire aux idéaux absolus, que ceux-ci soient ou non liés à une “divinité”. Elle ne peut donc s'interpréter sous l'angle restreint d'un déclin des sentiments religieux. Elle sedia en fait la phase ultime du nihilisme. “Le nihilisme, le plus inquiétant de tous les hôtes, est devant la porte”, dit Heidegger. Le nihilisme marque la fin de la possibilité de toute valeur. L'humain est placé face au néant, privé “d'un monde suprasensible à pouvoir d'obligation”. “Le nihilisme est un mouvement historique. Il meut l'histoire à la manière d'un processus fondamental à peine reconnu dans la destinée des peuples d'Occident (...) Ni phénomène historique parmi d'autres, ni courant spirituel qui se rencontrerait à côté d'autres courants spirituels (...) le nihilisme est bien plutôt, pensé en son essence, le mouvement fondamental de l'histoire en Occident. Il manifeste une telle importance de profondeur que son déploiement ne saurait entraîner d’autre chose que des catastrophes mondiales. Le nihilisme est le mouvement universel des peuples de la terre engloutis dans la sphère de puissance des temps modernes (...) I1 appartient au caractère inquiétant de ce plus inquiétant des hôtes de ne pas pouvoir nommer sa propre origine (...) Il est la destination de notre propre histoire” (10). Heidegger reconnaît dans Nietzsche celui qui a mis au jour ce processus historique en acte depuis des millénaires: l'agonie des valeurs, la lente perte de sens des idéaux spirituels.

Il ne faut surtout pas croire, comme on l'enseigne dans nos facultés de philosophie, que Heidegger condamne le nihilisme. Heidegger semble au contraire se féliciter de cette remontre des temps modernes et du nihilisme, d'où seule pourra natter un nouveau projet. I1 accepte pleinement les temps modernes comme nihilistes: “Nietzsche se rend compte que, malgré la dévalorisation des plus hautes valeurs pour le monde, ce monde lui-même continue, et que, ainsi dépourvu de valeurs, il tend inévitablement à une nouvelle institution de valeurs (...) Pour fonder la nouvelle institution de valeurs en tant que mouvement contre les anciennes valeurs, Nietzsche donne également le nom de nihilisme (...) Ainsi, le terme de nihilisme désigne d'abord le processus de dévalorisation des anciennes valeurs, mais, en même temps aussi, le mouvement inconditionnel contre la dévalorisation (...) Nietzsche alors accepte le nihilisme et le professe comme inversion de la valeur de toutes les valeurs antérieures”. Nietzsche se place à la charnière de deux mouvements historiens, l'un en achèvement, l'autre virtuel. Il annonce l'apogée, donc le mouvement terminal du nihilisme, tandis que Heidegger, par son oeuvre, inaugure l'après-nihilisme.


Le nihilisme ne peut se limiter à l'affaissement de la foi chrétienne ou à la généralisation d'un vulgaire athéisme. Le christianisme lui-même, dans tonte l'explosion de sa foi triomphante, fut une phase du nihilisme. Ce dernier est l'engeance de la métaphysique platonicienne et chrétienne, où il résidait, virtuellement présent, dès sa fondation. Toute la métaphysique occidentale portait avec elle, sans s'en douter, le nihilisme. Ainsi, si l'opinion chrétienne (ou humaniste) ne prend pas conscience du nihilisme dont elle est porteuse - en tant que devenir (Werden) -, elle ne saisit pas non plus que ce principe nihiliste, qui constitue son essence, sera celui-là même qui permettra d'en finir avec la métaphysique chrétienne ou les valeurs athées de l'humanisme qui sont, au fond, une seul et même chose. Les “valeurs” christiano-platoniciennes, mortes-vivantes aujourd'hui, ont porte en élis leur propre principe de mort (11). Pourquoi ? Ecoutons la réponse de Heidegger: “Les valeurs suprêmes se dévalorisent déjà, dans la mesure où l'on commence à entrevoir que le monde idéal n'est guère susceptible d'être jamais réalisé dans le monde réel et sensible”. La conception du monde qui, en rupture avec l'aurore grecque, a séparé la pensée (noésis) de la nature vivante (physis), et celle-ci de l'action (poiésis), a virtuellement dévalorisé les principes qu'elle posait. Ces principes (Dieu, le Beau, le Vrai, le Bien), qui, de la théologie à l'humanisme socialiste, représentent des principes fixes et supérieurs, d'essence suprasensible, ont été depuis toujours condamnés à périr, dans la mesure même où ils se dé-réalisaient en se présentant comme des essences. Avec quelle jubilation, alors, ne doit-on pas constater ce mouvement historique du nihilisme, principe en acte contre lui-même, antidote posé par la vie contre la métaphysique et la morale qui, à leur insu, vont mourir de ce combat qu'elles ont voulu livrée contre le monde sensible! Ce monde sensible des passions et des guerres, ce “théâtre” de la “folie humaine” que Platon nous décrit comme une “caverne d'ombres” (aggalmata), finira par avoir raison des principes et des universaux, figés dans i'absolutisme de pseudo-valeurs qui n'ont pas su se conformer à la vie et qui, de ce fait, sont devenues, elles, des ombres.


Le nihilisme doit être ainsi considéré avec un sentiment à la fois triomphal et tragique. Il n'a rien d'une décadence. Il est la « loi même de notre histoire ». Même si nous savons que nous devons le dépasser, une telle entreprise surhumaniste a besoin que la mort de toutes les valeurs arrive à son terme. Heidegger s'engage déjà, en éclaireur - c'est-à-dire par la pensée, avant que n'advienne la phase “épochale” de l'action -, sur les sentes de l'après-nihilisme, alors que les temps modernes, toujours en apparence attachés aux principes traditionnels, accomplissent, dans les faits, la période ultime du nihilisme. Les principes et les valeurs, devenus résidus, sont bien morts puisqu'on n'y croit plus, mais personne n'ose encore aller enterrer le cadavre.


Heidegger s'oppose donc à l'humanisme traditionnel, non seulement sous la forme rationaliste et optimiste que les XVIIIème et XIXème siècles lui ont donnée, mais à jamais sous sa forme dogmatique d'affirmation de valeurs stabilisées. La norme des valeurs ne devrait pas relever d'une essence, mais de “l'inachèvement de l'existence humaine”, de son “dévoilement créateur”. C'est le Dasein humain qui doit se reconquérir comme mâitre des valeurs, indépendamment des “vérités” universelles exposées par les religions monothéistes et la métaphysique de Platon. A la suite de Nietzsche, Heidegger ne volt en fait, dans l'humanisme, que la présence d'une morale absolutiste où l'homme, pensé comme norme suprême, ne recèle aucune valeur mobilisatrice. Métaphysique déchue dans l'ici-bas, mais métaphysique tout de même, l'humanisme qui a cours en Europe depuis le XVIIIème siècle, avec sa cohorte de bons sentiments, marque le début de l'apogée du nihilisme. Cet humanisme, dit Heidegger, nous trompe, car il occulte le tragique de tonte existence; consolateur, il nie l'angoisse et, par la, rend impossible “le courage, l'audace et la lucidité”. “L'angoisse de l'audacieux, écrit Heidegger dans Qu'est-ce que la métaphysique?, ne souffre pas qu'on l'oppose à la joie, ni même à la jouissance facile d'une activité paisible”. Sentis un désirs d'éthique, issu d'une re-création volontaire de valeurs serait adapté à notre époque technique.


“L'homme de la technique, écrit Heidegger à Jean Beaufret, livré à l'être de masse (Massenwesen), ne peut plus être ramené à une continuité star et stable que s'il rassemble et coordonne la totalité de ses plans et de ses actes conformément aux exigences de cette technique”. Il faut rétablir un “tien éthique” entre l'aire humain pris dans son essence (Menschenwesen) et son monde, non plus selon des principes d'ordre universel et des absolus moraux, mais à partir d'une véritable “planification” de valeurs en rapport étroit avec le monde technique. Ces valeurs “éthiques” seront ouvertes, déplaçables, conformément aux qualités de l'existence humaine : l'inachèvement, qui caractérise le Dasein, et le dévoilement créateur de toute action, aujourd'hui porte par la technique.

Comme Sein und Zeit s'élève contre l'humanisme, explique Heidegger, certains craignent que ce livre ne soit une défense de l'inhumain et une glorification de la brutalité barbare (...) Mais la pensée opposée aux valeurs n'affirme pas que toutes les valeurs habituellement professées comme telles, la “culture”, “l'art” (...) la “dignité humaine” et “Dieu” sont dépourvues de valeur. Il s'agit au contraire de comprendre enfin que c'est le faire même d'être qualifiées de valeurs qui dévalorise les objets de cette évaluation”. Autrement dit, en é-valuant les valeurs, on les ravale au rang de “logique”; on ne les vit plus. L'humanisme fait alors disparaître tonte valeur, selon un processus inauguré par les métaphysiciens: il proclame Dieu ou la dignité humaine comme valeur suprême incréé dans une hiérarchie rationnelle absolue, enferme l'humain dans un carcan et dévalorise tout sacré comme vécu. “Etre contre les valeurs, ajoute Heidegger, ne signifie pas être pour l'absence de valeurs et la nullité (Wertlosigkeit und Nichtigkeit) de l'étant, mais être contre la subjectivisation de l'étant qui ravale ce dernier au rang de single objet”.


Plutôt que de construire, par le logos, une morale reposant sur un systèm de valeurs comprises comme impératifs absolus, sans aucun “lien” avec l'“essence du monde”, il s'agit de planifier, d'organiser et de vivre une éthique volontariste. Le sacre et l'affectivité mobilisatrice du muyhos - opposée au logos des métaphysiciens - se retrouveront, parce que les valeurs implicites ne seront plus des mots, mais des comportements. Ceux-là devront s'enraciner dans un projet, en accord avec le monde et l'histoire. Un tel mouvement marquerait le passage de l'humanisme à ce que l'on pourrait qualifier de surhumanisme. Les valeurs seraient désormais vécues comme existence et non plus comme essence. Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz, écrit Heidegger - phrase difficilement traduisible, car calquée sur le grue, mais que t'on peut rendre par “la spécificité fondamentale de l'être et du devenir humain, son essence, réside dans son existence” (12). Au plus profond de lui-même, l'humain est envol, transgression. L'homme est le transgresseur des normes: l'Existenz, ou, selon les conventions du traducteur, l'existence, traduit le concept latin exister, “vivre en se dégageant”. Les valeurs d'existence doivent être comprises, non plus comme des normes intellectuelles, mais comme des formes de vie (Lebensformen), jamais figées, perpétuellement évolutives, rigoureuses parce que volontairement instaurées et susceptibles à tout moment d'être dépassées. L'éthique de la transgression (de l'homme par lui-même) succède à la morale de la transcendance (de l'homme par des principes). Le terme nietzschéen de “surhurnanisme” peut alors se comprendre comme le moment “épochal” où l'homme se reconnaît, enfin, comme un transgressant. Et c'est dans cette perspective qu'il faut entendre le meurtre de Dieu, annoncé par le “forcené” du Gai savoir.


La mort de Dieu coïncide avec le “commencement du néant”, c'est-à-dire “l'absence d'un monde suprasensible à pouvoir d'obligation”. Partir Heidegger, l'autorité disparue de Dieu succède celle du rationalisme et de la morale. Mais ceux-qui ne savent donner de sens à 1'existence. Le christianisme, surtout dans sa version humaniste, dévoile alors - événement considérable - qu'il n'était qu'un athéisme déguisé. C'est le platonisme qui a fini par avoir .raison du sacré: en repoussant celui-ci hors de la nature, dans le lointain d'une métaphysique hautaine, il a épuisé ce sentiment de lien religieux que les peuples préechrétiens éprouvaient au contact du monde. “Le but d'une félicité éternelle dans l'au-delà, écrit Heidegger (13), se change en celui du bonheur pour tous, dans l’ici-bas”. Or, ce nihilisme recèle aussi la virtualité de son propre dépassement, puisque “1'acte créateur - autrefois, le propre du Dieu biblique -; devient la masque distinctive de l'activité humaine”. Ce ne fut pas le christianisme qui donna l'impulsion originelle au nihilisme: ce fut la vision du monde métaphysique platonicienne. Les historiens corroborent cette analyse: le platonisme constitua le “filtre” philosophique qui fit admettre un certain monothéisme biblique et conforma les structures mentales du christianisme occidental. “Le christianisme lui-même fut une conséquence et une forme du nihilisme”. Dans le christianisme, le suprasensible suit un processus de décomposition (Verwesung) et les “Idées, Dieu, l'Impératif Moral, le Progrès, le Bonheur pour tous, la Culture et la Civilisation perdent successivement leur pouvoir constructif pour tomber dans le nihilisme”. Le fait de poser ces valeurs en tant qu'abstractions, et le fait de poser Dieu comme valeur suprême les dévalorise déjà. Aussi, ne doit-on pas comprendre le nihilisme comme le résultat du seul monothéisme hébraïque (14), mais plutôt comme le refus de tout panthéisme manifesté par le platonisme comme par l’hébraïsme le sacré relégué loin du monde “naturel” et humain.


Heidegger essaie alors de répondre à la question de Nietzsche: quelles nouvelles tables de valeurs instituer? Mais avant de formuler une réponse, il lui a fallu préciser ce que nous devions entendre par cette tâche à entreprendre “1'inversion de la valeur de toutes les valeurs” (Umwertung aller Werte). Il ne s’agita pas en effet d'instituer de “nouvelles idoles”, de nouvelles valeurs abstraites. Le nihilisme actuel devra être accompli jusqu'à son terme pour que les nouvelles tables de valeurs naissent précisément là où les canons moraux contemporains voient le pire danger. Cette attitude est qualifiée par Nietzsche de pessimisme de la force. Nous entrons alors dans une période transitoire, ainsi décrite par Heidegger: “C'est le commencement d'une situation intermédiaire, où il devient manifeste que, d’une part, la réalisation des valeurs jusqu'ici reconnues comme suprêmes ne s'accomplit pas. Le monde semble dépourvu de toutes valeurs. D'autre part, cette prise de conscience dirige l'intelligente vers la source d'une nouvelle instauration de valeurs sans que, pour cela, le monde recouvre sa valeur”. Nous vivons ainsi dans l'interrègne, celui de la double conscience et de I'apogée du nihilisme les hommes de la première forme de conscience s'attachent toujours à leurs idéaux décomposés ; ceux de la sur conscience. héritiers lucides du nihilisme, annoncent une aube encore non advenue.

Cette aube sera-t-elle celle d'un nouveau dieu? L'originalité de Nietzsche est de répondre négativement. Dieu est mort: non seulement son trône est vide, mais l'idée même de trône est dévalorisée. Il ne s'agit pas tant de remplacer des valeurs que de trouver un autre lieu éthique où elles puissent s'exprimer. Ce lieu, on ne pourra le trouver que là où la métaphysique et la morale, là où le christianisme et l'humanisme voient une dévalorisation absolue. “Là”, c'est-à-dire au bout de ce que Nietzsche appelait le nihilisme complet, en ce lieu même où le néant est devenu absolu. Se contenter de “renouveler” les valeurs relève du nihilisme incomplet, ainsi comme par Heidegger: « Le nihilisme incomplet remplace les valeurs anciennes par des valeurs nouvelles, mais il continue à les placer au vieil endroit, qu'on réserve en quelque sorte comme région idéale du suprasensible. Un nihilisme complet, par contre, doit supprimer le lieu même des valeurs, le suprasensible en tant que région et, par conséquente, poser les valeurs autrement, c'est-à-dire inverser leur valeur », Ce nihilisme complet qui apparaîtra tel aux hommes de la conscience métaphysique et humaniste, sera déjà, pour ceux de la “sur conscience”, un anti-nihilisme. Ce qui, du point de vue de la première conscience, est néant, sera très exactement fondement de valeur pour la deuxième conscience. Mais où réside ce néant? Autrement dit, où résidera ce lieu de 1'inversion de la valeur des valeurs? Autrement dit encore, quel est le fondement du nouvel endroit des valeurs, qui est Aussi l'aboutissement du nihilisme complet? Répondre à cette question ne nous amènera pas non plus à parler de nouvelles valeurs. Lorsque, plus loin, nous les évoquerons, nous nous garderons de les nommer. Il s'agira bien plutôt d'inciter à les vivre, car, nous le verrons, ces valeurs-là ne sont pas intellectuellement nommables, puisqu'elles ne sont pas d'essence abstraites et suprasensibles.

Quel est donc l'endroit des nouvelles valeurs virtuelles? Avant de donner une réponse, il convient d'écouter la formulation que Heidegger a donné à cette question, non plus à la suite de Nietzsche, mais de Hölderlin.


Commentant l'hymne inachevé intitulé Mnémosyne, Heidegger en donne l'interprétation suivante dans Pour- Quoi des poètes ? “Long est le chemin de détresse de la nuit du monde. Celle-ci doit d'abord, longuement, accéder à son propre milieu”. (Cette nuit est celle de la progression historique du nihilisme). Il poursuit: “Au milieu de la nuit, la détresse du temps est la plus grande”. (Il s'agit de notre époque). “Alors l'époque indigente ne ressent même plus sa indigente”. (C'est là “l'oubli”, - (Vergessenheit) -, qui constitue la plus grande détresse de toutes les détresses). “La nuit du monde reste néanmoins à penser comme un destin qui nous advient endenté à du pessimisme et de l'optimisme, Peut-être la nuit du monde va-t-elle maintenant vers sa mi-nuit”. (C'est -a-dire vers le creux le plus profond, qui sera à la fois une cassure historique et un “départ”, - Aufbruch -, vers le post-nihilisme). “Peut-être cet âge va-t-il devenir pleinement temps de détresse”.

C’est donc à notre époque que se sine l'instant de la mi-nuit. De cet instant, s'il est reconnu, peut surgir la fondation de nouvelles valeurs. Hölderlin, comme Nietzsche, nous pose la question: où, à quelle croisée des chemins - pour reprendre le mythème de l'Oedipe de Sophocle à la poursuite de son destin -, en quel endroit historien de détresse absolue ou de nihilisme complet, trouverons-nous le chemin de la sortie? Où la nuit va-t-elle basculer vers le matin? Quelle est cette nuit du monde? La “minuit” recouvre ce que Nietzsche désigna pax fois, par antithèse, sous le nom de Grand Midi: la Volenté de puissance, et avec elle la Vie. Cette Vie qui cherchait précisément à fuir, au temps de sa jeunesse, de son non-accomplissement, le judéo-christianisrne. Cette vie, comme violente et comme volonté, qui explose dans les temps modernes : la non-valeur absolue, mais en mémé temps la table de nouvelles valeurs.


La métaphysique, anti-vitale sur le pian intellectuel, dès qu'elle posa des valeurs, fut soumise au devenir du vivant. Nietzsche et Heidegger comprennent ainsi ce processus de retournement dialectique: la métaphysique, bien que ses valeurs aient dévalorisé la Volonté de puissance et la vie, en constituait à sa insu une manifestation. Elle devait alors déboucher concrètement sur ce qu'elle refusait intellectuellement. La Volonté de puissance, comme nouvelle institution de valeurs, doit être comprise à la fois comme produit et comme inversion absolue de la métaphysique. Heidegger précise: “Le devenir, c'est, pour Nietzsche, la Volonté de puissance (...) qui est le trait fondamental de la vie (...) Le vivant se concentre en diverses formes, à chaque fois durables, de la Volonté de puissance”. Par suite, ces concentrations sont des “centrales de domination (...) La Volonté de puissance se dévoile comme ce qui pose des points de vue (...) Les valeurs sont les conditions de la Volonté de puissance, posées par la Volonté de puissance elle-même (...) La Volonté de puissance, en tant que principe reconnu est donc voulu, devient en même temps le principe d'une nouvelle institution de valeurs”. C'est la Volonté de puissance voulue, comme telle, conscience d'elle-même, qui constitue le nouveau fondement d'un mouvement historique de valorisation. Dans la mesure où cette Volonté de puissance coïncide avec le trait fondamental de la vie - le devenir risqué et changeant -, elle constitue pour la métaphysique un repoussoir intellectuel et correspond, dans la perspective christiano-humaniste, au néant. Cependant, cette même métaphysique, par sa recherche de valeurs essentialistes - indépassables et immuables - a charrié sans le vouloir la Volonté de Puissance, préparant inexorablement, selon ce processus du devenir vital qu'elle prétendait nier mais auquel elle se conformait, son destin, c'est-à-dire sa mort. La Volonté de puissance, ajouterons-nous, avant d'être voulue (condition pour de nouvelles tables de valeur), doit accéder à l'auto conscience. Or, nous le verrons plus loin, il ne suffit pas que la Volonté de puissance soit consciente pour qu'elle soit voulue. Depuis Heidegger, certains ont accédé à cette prise de conscience, mais ont reculé devant le stade du vouloir. Le chrétien, l'humaniste sincère, le socialiste moral, qui n'en sont qu'au “nihilisme incomplet”, n'ont pas atteint le niveau de conscience “historial” où ils reconnaîtraient la présence, en eux, comme dans les temps modernes sous une autre forme, de la Volonté de puissance.


Ainsi les anciennes valeurs manifestaient une Volonté de puissance inconsciente, qui les avait fondées, puis menées au nihilisme. Les “nouvelles institutions” de valeur seront radicalement autres, puisque, cette fois, elles procéderont d'une Volonté de puissance voulue et consciente. Cette nouvelle typologie de valeurs mènera-t-elle aussi à un nouveau nihilisme? C’est probable, et c'est ce qui fait la grandeur de l'Eternel retour de l'identique. Nietzsche et Heidegger, fidèles à la vue héraclitéenne du monde, ne prétendent pas se soustraire définitivement au nihilisme. Le devenir est perpétuel: après le nouveau “matin”, la conscience historiale trouvera le destin d'un autre “soir”, puis d'une nouvelle “nuit”. Mais nous ne pouvons en imaginer les modalités. Perpétuel est le processus de retournement dialectique (Umkehrung) des valeurs, non pas selon l'inapparente et peu paradoxale linéarité d'un cercle, mais à la manière inquiétante d'une spirale. (“Inquiétante”, car nous ne savons pas si la spirale est ascendante ou plongeante) (15).


Inquiétant aussi est le fondement voulu des nouvelles valeurs: la Volonté de puissance. Comme la Vie, elle s'ordonne constamment vers plus de puissance. Rien ne limite sa tension vers l'auto-croissance. Comme Oedipe, elle ira jusqu'au bout du destin. “Elle est ordre, écrit Heidegger, et, en tant qu'ordre, se donne le plein pouvoir pour dépasser dans la puissance tout niveau de puissance atteint (...) La Volonté de puissance est l'essence de la puissance (...) et l'essence de la Volonté de puissance est, en tant qu'essence de la volonté, le trait fondamental de l'ensemble du réel (...) La Volonté de puissance n'a pas sa fondement dans la sensation d'un manque: elle est elle-même le fondement de la vie la plus riche”.


La question qui se pose aux temps modernes, dès qu'une telle volonté est “historiquement” reconnue somme telle, est de savoir elle réside. Où trouver cette Volonté de puissance qui marquera l'achèvement de la métaphysique, fondera une typologie de valeurs absolument contraire à celles de I'humanisme contemporain et sera, à ce titre, porteuse de sens? La réponse est simple. Ce sera là où réside le plus haut nihilisme, où la valorisation intellectuelle et métaphysique du monde a été poussée jusqu'à son terme, non seulement jusqu'a le nommer, mais jusqu'a se donner la possibilité de le détruire et de le métamorphoser matériellement: dans le règne scientifique de la puissance technique.


III. A LA RECHERCHE DE L'ESSENCE DE LA TECHNIQUE


Il ne faut donc plus chercher Dieu, ni substituer, à cette vaine quête des valeurs dans le suprasensible, une glorification de la raison ou de la morale, Ces chemins qu'emprunte l'humanisme ne nous ont mené qu'au nihilisme, et ils ne sauraient conduire plus loin les temps modernes. Notre époque est appelée par Heidegger à abandonner le “chemin des marchands” qui, “raisonnablement”, mène quelque part, c’est-à-dire vers ce que nous pouvons métaphoriquement qualifier de bourg, Le “chemin qui mène quelque part”, qui ne fait que contourner ou traverser, en l'ignorant, l'inquiétante forêt, nous ne savons que trop où il nous conduit: vers l’auberge du bourg où l'on se repose, où l'on dérobe à la vie quelques instants de bonheur, c'est à dire précisément vers le type (anti-)historique bourgeois. Nietzsche nous a dit, au contraire, qu'il fallait emprunter un de ses « chemins qui ne mènent nulle part »  et qui sont aventureux, c'est-à-dire à la fois chargés de sacré et d'advenant - d'avenir -, un de ces Holzwege qui nous conduiront au cœur de la forêt, où nous attend, non pas le repos et le bonheur du bourgeois, mais notre travail. Nietzsche n'a pas indiqué quelle sente emprunter, parmi toutes celles qui sont possible Il a posé la question “Quelle valeur pour de nouvelles valeurs?” C'est-à-dire: quel type d’ « aventure » pour les temps modernes? Mais Nietzsche n'était pas, au stade de la culture européenne où il se trouvait, en état de répondre.


Heidegger, lui, inaugure la réponse. Il indique quelle sente emprunter et s'y engage lui-même. Mais le choc de sa réponse est si fort que peu, pour l'instant, ont su ou ont voulu en dévoiler et en reconnaître la portée.


Nous avons dit que la forêt appelait au travail, celai du bûcheron, dont la figure fascinante traverse l'oeuvre de Heidegger. A quoi renvoie le travail, en ces temps modernes ? Certainement pas à la vision réactionnaire, et donc nihiliste elle aussi, du modèle de l'artisan, mais à la technique moderne. Où trouver une nouvelle table des valeurs, interroge Nietzsche. Dans la technique moderne, répond Heidegger.


Pour comprendre comment la technique peut constituer un élément fondamental de réponse à la question des valeurs, Heidegger nous invite à méditer sur l'essence de la technique (“essence” étant entendue ici dans l'acception de “sens cache”). L'essence de la technique, précise-t-i1, n'a rien de technique. Nous, hommes des temps modernes, sommes “enchaînés” à la technique et, faussement, nous la croyons “neutre”. Alors nous demeurons aveugles face à la nature de notre civilisation technique: “Nous lui sommes livrés de la pire façon”. Nous ne saisissons de la technique moderne que son “aspect instrumental”, nous n'y voyons qu'un “ensemble de moyens réunis pour des fins”. Pour Heidegger, il s'agit là d'une conception vulgaire, “exacte mais non vraie” de la technique. Ce n'est donc pas la civilisation technique en elle-même que déplore Heidegger, mais cette perception que 1'on s'en fait, perception à cause de laquelle la technique nous aliène et nous “échappe”, en se retournant contre nous, en nous mécanisant et en nous réifiant. Il nous appartient donc de nous réapproprier la technique, d'en réinsérer la richesse dans notre monde. Et pour cela, une fois encore, il nous faut “retourner” aux Grecs.


Dans la Grèce antique, écrit Heidegger, téchnè ne désigne pas seulement le “faire” de l'artisan, mais aussi l'art au sens élevé du mot. La téchnè fait partie du pro-duire, de la poiésìs. Une “production technique” n'est pas seulement, alors, un processus instrumental et trivial. La pro-duction est l'acte par lequel le technicien-poète “fait voir au jour” (produire, producere : “faire venir”) un sens. La poiésis technique, que ce soit celle du savetier ou du sculpteur, se trouve en conformité avec la nature, avec la physis, qui, elle aussi, est une “production”. “La fleur, dit Heidegger, s'ouvre dans la floraison”. “Produire” signifies donc bien “faire venir” (veranlassen), “faire avancer du non-présent dans la présence” (hervorbringen). De son côté, la poiésis est marquée par la physis, en ce sens qu'en grec ancien, physein signifie aussi “se rendre présent”. La production technique doit donc aussi être interprétée comme l'art de cueillir, dans la matière, un non-sens pour le faire advenir en tant que sens: pro-duire, c'est recueillir, et aussi se recueillir. Enfin, pro-duire (her-vorbringen), revient à accomplir un acte qui présente (bringt vor) un “état caché” du monde et le dévoile. La production technique des Grecs doit donc s'entendre finalement comme dévoilement. “Les Grecs, écrit Heidegger, ont pour dévoilement le nom d'aléthéia, que les Romains ont traduit par veritas (...) Nous demandions ce qu'est la technique et sommes maintenant arrivés devant l'aléthéia, devant le dévoilement. En quoi l'essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement? Réponse: en tout. Car tout “produire” se fonde dans le dévoilement (...) Ainsi, la technique n'est pas seulement un moyen, elle est un mode de dévoilement, c'est-à-dire de la vérité” (Wahrheit).


Arrêtons-nous un instant. Heidegger nous invite à comprendre que les mots traduisent une vue du monde. Pour les anciens Grecs, le mot veritas, au sens universaliste de “certitude” que nous entendons aujourd'hui, était inconcevable. Le vrai, c'était, dans une perspective déjà “nominaliste”, le dévoilement par l’homme. L'aléthéia désigne ce qui est “tiré de l'oubli”. (Souvenons-nous du Léthé, le fleuve Oubli). Heidegger écrit: “La téchnè est un mode de l'alétheuein. Il ajoute cette proposition fondamentale: “Elle dévoile ce qui ne se produit pas soi-même”. Qu'est-ce que cela veut dire? Alétheuein, verbe qui caractérise l'activité technique, signifie à la fois “faire apparaître comme vérité”, “être vrai” et “faire advenir au jour par dévoilement”. La technique est donc ici pensée comme vérité du-monde. Pour les Grecs, le monde n'est pas “vrai” hors de l'activité productrice. La “vérité du monde” ne réside pas dans son “essence”, mais dans l'acte pro-ductif de la technique qui crée et dévoile un sens. Nous saisissons alors ce que Heidegger entend par: “La technique dévoile ce qui ne se pro-duit pas soi-même”. De lui-même, le monde ne pro-duit, ne dévoile, ne révèle aucune valeur. Une telle vue du monde s'oppose radicalement à celle qui prévaudra plus tard et qui, à la suite de la métaphysique, mettra la valeur, le sens, la vérité, dans le monde en soi. L'activité technique sera alors dépouillée de sa connotation créatrice et poétique. Elle sombrera dans la pure instrumenta lité, et le mot “technique” ne sera plus synonyme d'art. La vérité, en passant de l'“art technique”, conçu par les Grecs comme dévoilement volontaire du monde, dont de sens, au “monde en soi” de la métaphysique occidentale, contribuera à la dévalorisation du réel - de l'étant - au profit du suprasensible, et à la vulgarisation du travail technique sur lequel pèsera la chappe de la mauvaise conscience.


Chez les Grecs, l'acte humain de production technique était seul porteur de vérité: il était seul “porteur de lumière” (lucem ferre). La technique était religieuse dans le paganisme grec: 1'àme et la spiritualité ne résidaient pas dans l'intellectualisme métaphysique, mais, plus fortement, au cœur du monde, dans le marbre « charnel » des temples ou dans l'évocation “érotique” de la statuaire. C'est que la technique était pensée, nous l'avons dit, comme profondément reliée à la nature, à la physis, source religieuse de tonte vie. L'acte technique était vécu comme une transposition du devenir-de-la-nature. Aujourd'hui encore, la floraison, les saisons, nous montrent qu'il n'y a pas d’ « être » naturel, mais un dévoilement et une production de formes (16). La technique est à la fois continuation de la nature et combat contre elle: d'où son caractère religieux. Elle s'envisage comme un mode de la nature et une meta-nature. La physis dévoile une forme, la poiésis de la technique dévoile de surcroît un sens. Le degré de “vérité”, par la technique, s'accroît. Il est frappant de constater à quel point cette conception du monde s’apparente à ce que nous enseigne la physique moderne sur 1'inanité de tonte “vérité du cosmos” ou sur l'illusion de pouvoir percer le secret d'une “essence du réel”, ce dernier n'étant lisible qu'en fonction de points-de-vue, de niveaux d'interprétations de projets techniques différents (17).


Heidegger nous insiste donc à tirer de l'oubli cette conception de la technique et à en revenir aux sources grecques, afin de comprendre à nouveau la vérité comme un acte de dévoilement du monde, de “désabritement (Entbergen) risqué”. Que les temps modernes se réinspirent de cette conception à la fois nominaliste et religieuse de la technique, et celle-ci pourra redevenir ce qu'elle fut à l'origine: poésie. Or, l'humanisme occidental, même à travers le rationalisme “scientiste”, aujourd'hui révolu, n'a évidemment jamais pensé de la sorte la technique. Dans le scientisme, cette dernière n'est perçue que comme un instrument du “progrès”, lequel s'apparente à la recherche humanitaire du bonheur - et notre époque se réfère toujours, plus ou moins consciemment, à certe conception dévalorisante de la nature, et donc de la technique. La nature comme réel (l'étant) est rejetée au profit d'un “monde” conçu comme loi, comme principe - métaphysique ou moral - trouvant la réalité de son essence indépendamment de la vie et de 1'action humaine. “L'Ancien Testament, qui rejette tonte philosophie, ne connaît pas la “nature”, remarque Daniel Bell (...) La religion biblique est basée sur la révélation, non sur la nature, et la morale sur la Halakha, c'est-à-dire sur la Loi” (18). Toute la conception “occidentale” de la technique, fondée sur cette lecture de la Bible, concevra à sa suite l'activité technique comme profane. On “subira” la technique; le travail technique sera conçu comme une souffrance, une obligation pénible (mais aussi rédemptrice), tandis que, dans la pensée grecque, ajoute Daniel Bell, “la nature (physis) est antérieure à la loi formelle (nomos). La nature est cachée et il faut la découvrir ; la loi doit prendre la nature pour guide”.

Découvrir” la nature, la “dévoiler”, telle nous apparaît donc la mission de la technique. Mais “dévoiler” la nature, faire sortir de l'abri sa “vérité”, qu'est-ce que cela peut signifier, puisqu’aucune lui suprême, aucune vérité, aucun “bonheur” ne peuvent être mécaniquement découverts? La technique, en produisant à partir de la nature, va-t-elle en extraire quelque chose ? Quel sens la volonté technique va-t-elle créer et faine surgir? A ces questions, la notion de force va permettre de répondre.


Nous devons alors quitter les Grecs, et abandonner le domaine de la technè, pour entrer dans celui, beaucoup plus inquiétant, de la technique moderne, celle que Jünger avait appelé la technique planétaire. En effet, l'essence de la technique ne réside pas tout entière dans la «poiésis de la production dévoilant». Elle comporte les qualité de la téchnè, mais elle cache en elle bien plus encore. Et alors que les Grecs, dont la technique était quantitativement moindre que la nôtre, savaient la vivre, nous, hommes des temps modernes, qui détenons cette «technique motorisée», nous la profanons, nous la subissons comme un poids, nous passons à côté de sa richesse et de son mystère.

«C'est elle, précisément, la technique moderne, et elle seule, écrit Heidegger, qui est l'élément inquiétant qui nous pousse à demander ce qu'est la technique. On dit que la technique moderne est différente de toutes celles d'autrefois, parce qu'elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la nature». Or, ajoute-t-il, «qu'est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la poiésis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Heraus-fordern) par laquelle la nature est mise en mesure de livrer une énergie qui puisse, comme telle, être extraite (heraus-gefördert) et accumulée». Heidegger énonce ainsi l'idée d'un passage «historique» de la domestication de la «matière vivante» à la «matière-énergie». Le moulin à vent, l'éleveur ou l'agriculteur confient, par la technique, une production aux forces croissantes de la nature. Ils ne la pro-voquent pas, ne s'approprient pas son énergie. La technique moderne, au contraire, prend la nature dans «le mouvement aspirant d'un mode de culture (Bestellen) différent, qui requiert (stellt) la nature (…) Le «requérir» qui provoque les énergies naturelles est un avancement (ein Fördern). La technique moderne imprime à la nature un mouvement, dans lequel se lit le projet d'une volonté: l'énergie, dispersée à l'état naturel, est extraite, puis stockée, puis encore enfermée, pour se voir commise». Ainsi, la centrale électrique mise en place sur le Rhin. Ce dernier somme de livrer sa pression hydraulique, qui, à son tour, somme les turbines de tourner. «Le fleuve Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale d'énergie. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, il l'est de par l'essence de la centrale».


Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l'élément qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l'opposition qui apparaît entre ces deux intitulés: «le Rhin mûré dans l'usine d'énergie» et «le Rhin», titre d'un hymne de Hölderlin. Heidegger signifie clairement ici que la technique moderne, parce qu'elle commet - plus que «domestique» - l'énergie naturelle, acquiert la prévalence sur la nature. Il s'agit là d'un événement d'une portée considérable, d'une rupture «historiale» (Zeit-Umbruch) que notre époque n'a pas encore comprise et admise. La force énergétique de la nature devient en effet de la volonté humaine. Inversement, la nature est transformée en technique. Le Rhin, comme l'électron, se confond avec la machine qui le commet. La technique ne «domestique» pas la matière-énergie naturelle, mais, bien plus, elle la fait advenir et se l'approprie jusqu’a se confondre avec elle. L'instrument mécanique se confond avec son objet «naturel». Dans la bombe atomique, ce qui, comme un soleil artificiel, explose, ce n'est pas l'uranium 235, mais bien l'hybride uranium-machine, cette machine qui finit par devenir l'énergie naturelle elle-même. Nous dirons alors que la technique moderne est devenue l'essence de la nature. Pour la première fois dans I'histoire, la poiésis (au sens d'action) s'est faite physis. La nature est rendue par la technique. Mais elle n'est pas rendue «transparente», car elle nous demeure toujours aussi obscurément mystérieuse. Elle n'est pas non plus «vaincue», comme le croit un scientisme vulgaire, car sa force est inépuisable. Elle est rendue plus présente. La présence de la nature «se rapproche» de nous et, avec elle, sa connotation sacrée. Paradoxe de la technique moderne: semblant nous «couper» de la nature, elle nous en rapproche, car elle nous rapproche de son énergie. En grec ancien, energeia voulait d'ailleurs dire «présence». L'énergie cachée dans la nature est «libérée, transformée, accumulée, répartie et commuée». La technique analysée comme un dévoilement qui provoque, est placée sous le signe de la «direction» et de l'assurance.


Mais ce «dévoilement de l'énergie», quelle est son essence? Que va receler, en son abîme, cette pro-vocation accomplie par la technique? Ce qui va apparaître, ce qui va sourdre, sous des déguisements divers, au cœur de cette «requête assurée» du monde naturel à laquelle se livre la technique moderne, n'est-ce pas ce qui, depuis des siècles, attendait d'apparaître, ce qui, à travers la métaphysique, s'était manifesté de manière refoulée et codée, ce que les Grecs eux-mêmes n'avaient pas su faire ad-venir à la présence, pour cause de limitation matérielle de leur propre téchnè? N'est-ce pas ce que Nietzsche avait découvert, exhumé de I'obscurité des siècles chrétiens, ce qu'il avait décelé dans la tragédie sous la forme mythique de Dionysos gouverné par Apollon, et qui, maintenant, pour la première fois dans 1'«ordre du temps» (tou chronou taxis), surgit physiquement et non plus symboliquement? N'est-ce pas la Volonté de puissance ?

Nous devons, dès à présent, nous demander comment la pensée de Heidegger en est arrivée à reconnaître, au cœur de la technique moderne, la Volonté de puissance. Répondre à cette question revient en effet à montrer ce qu'il ne faut pas entendre par «Volonté de puissance», à savoir une domination brutale ou une volonté d'asservissement. La technique, dit Heidegger, stabilise le monde qu'elle commet. Elle le place dans la position stable d'un fond (Bestand), d'un objet qui se tient «comme au garde à vous» face à l'ordre technique (Gegenstand). Hegel, en son temps, voyait dans la machine un «instrument indépendant», à l'instar d'un instrument artisanal. Heidegger, parlant de l'avion, en constate au contraire 1'«absolue dépendance» l'avion «tient son être uniquement d'une commission donne à du commissible». La nature se conçoit comme pourvoyeuse de capital. Ce qui signifie que, pour «donner du sens« et conférer de la valeur à la nature, voire du sacré, nous devons le faire selon des types de valeur radicalement nouveaux. Or, la nature a été désacralisée. Notre époque n'a pas su inventer une nouvelle forme de sacré, accordée à l'essence de la technique. La technique n'a pourtant rien d'une substance autonome. «Qui accomplit, demande Heidegger, l'interpellation pro-vocante, par laquelle ce qu'on appelle le réel est dévoilé somme fond? L'homme, manifestement». Mais l'homme, lui aussi, est objet de pro-vocation: «Ne fait-il pas aussi partie du fond, et d'une manière plus originelle que la nature ? La façon dont on parle couramment de «matériel humain» le laisserait penser (...) Le garde forestier est commis par l'industrie du bois. Il est commis à faire que la cellulose puisse être commise et celle-ci, de son côté, est provoquée par les demandes de papier pour les journaux et les magazines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent l'opinion publique pour qu'elle absorbe les choses imprimées, afin qu'elle-même puisse être commise à une formation d'opinion dont on a reçu la commande. Mais justement, parce que l'homme est pro-voqué d'une façon plus originelle que les énergies naturelles, à savoir au commettre, il ne devient jamais pur fond».


L'homme est donc à la fois fond et non-fond. Comment cela est-il possible ? L'homme, à l'ère technique, serait-il coupé en deux, en même temps sujet et objet de la technique ? Mais s'agit-il du même homme? Rapprochons la dernière phrase citée de Heidegger de 1'énoneé suivant: «Le dévoilement (du réel parla technique) n'est pas le simple fait de l'homme (...) mais d'une parole à lui adressée, et cela d'une façon si décidée qu'il ne peut jamais être homme, si ce n’est comme celui auquel cette parole s'adresse (...) Il ne fait que répondre à un appel». Nous commençons alors d'entrevoir quelque chose d'« inhumain» pour l'opinion courante. Heidegger scinde l'humain en deux: en tant qu'objet d'un appel, d'une commission, 1'humain est un fond pour la technique. Mais il est aussi celai qui formule cet appel. La phrase «il ne peut jamais être homme si ce n'est comme celui auquel cette parole s'adresse» signifie: le propre de l'humain est d'obéir, et plus aujourd'hui qu'avant. Mais quelle est cette commission, cette parole, à laquelle il faut obéir? C'est le Surhumain, Et c'est ainsi qu'il faut lire la phrase de Heidegger : «La technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n'est pas un acte purement humain». L'humain, par la technique moderne, s'appelle lui-même à se dépasser, et se commet lui-même comme fond à commettre le réel. L'appel vient de sa nature, et c'est ce qui confère à la civilisation technique son ambivalence, son risque. Notre époque, dit Heidegger, rend l'homme esclave de lui-même par l'intermediaire de la technique et inaugure deux nouvelles classes d'hommes : les «commis », assimilés à un fond, et les personnalités commettantes. Dès lors, soit l'on «refuse» cet état de fait, et l'on régresse dans l'infra-humain; soit l'on se refuse simplement à l’admettre - attitude humaniste -, et la civilisation technique est réellement vécue comme esclavage, comme soumission à la «dictature de l'an-organique», soit encore, troisième voie, on l'accepte au prix d'un changement auto-conscient de l'humain et des valeur «humaines«, et à cette condition, la civilisation technique ne doit pas plus représenter un «esclavage» pour l'homme moderne que, dans le passé, la révolution néolithique n'en a impliqué un pour les peuples européens.


Bien entendu, c'est cette troisième hypothèse qui, nous le verrons, peut se déduire de la pensée de Heidegger. Mais avant d'aborder cette question, il nous faut chercher à percer la nature de ce que nous voyons surgir dans et par la technique moderne : cette «pro-vocation qui met l'homme en demeure de commettre le réel comme fond». Quelle est la nature de cette pro-vocation? Heidegger répond : «Cet appel provocant qui rassemble l'homme autour de la tâche de commettre somme fond ce qui se dévoile, nous l’appelons I'arraisonnement (Gestel)». Et c'est dans ce mot que réside l'essence de la technique moderne.


«L'arraisonnement, expose Heidegger, n'est rien de technique, il n'a rien d'une machine. Il est le mode suivant lequel le réel se dévoile comme fond». il n'est pas assimilable à un acte humain ni à un acte situé hors de l'humain. Sa place est du côté du Surhumain, c'est à dire d'un nouveau mode «historial» d'être-au-monde, accompli grâce à la technique moderne et dont les hommes de ce temps n'ont pas encore pris conscience. Cette «inconscience» est d'ailleurs la cause du malaise de la civilisation technique, qui ne pense l'humain, dans l'humanisme, qu'au travers des modalités d'être-au-monde de l'époque pré technique.


Avec l'arraisonnement, le Dasein change de nature. Pour comprendre le processus de l'arraisonnement, on doit observer que, dans le mot Gestell, on trouve l'idée de rassemblement: la volonté rassemble le fond humain et naturel des commis. Mais si le radical Ge indique cette idée de rassemblement, inspirée du terme jüngerien de Mobilmachung, Heidegger va plus loin que Jünger. L'arraisonnement par la technique est plus qu'une «mobilisation». Le verbe stellen nous indique l'idée d'arrêter quelqu'un ou quelque chose pour lui demander des comptes, pour lui faire rendre raison, pour l'obliger à rationem reddere. D'où, en français, le recours au terme d'«arraisonnement», grâce auquel on comprend parfaitement que la volonté technique prend d'assaut (aspect à la fois guerrier et dionysiaque) et metà la raison le réel (aspect apollinien). Jean Beaufret écrit d'ailleurs: «La technique arraisonne la nature, elle l'arrête et l'inspecte, et elle l'arraisonne, c'est-à-dire la met à la raison (...) Elle exige de tonte chose qu'elle rende raison. Au caractère impérieux et conquérant de la technique s'opposeront la modicité et la docilité de la «chose»...» Cet imperium surhumain, lisible dans l'arraisonnement, nous rapproche de la valeur qu'il recèle: la Volonté de puissance en acte. Aussi, previent Heidegger, la conception purement instrumentale, purement anthropologique de la technique devient-elle caduque dans son principe. La technique est en effet et bien devenue le lieu d'un appel: elle est ce «mode» par lequel et dans lequel l'humain est appelé, pro-voqué, commis par sa nature à devenir surhumain, c'est-à-dire à commettre à son tour, à «appeler» la nature et à se pro-voquer lui-même, ou plutôt à pro-voquer cette part de lui-même qui en est restée au niveau de l'humain.


Nous devons alors découvrir ce que recèle «l’appel pro-vocant» et où il va entraîner l'humain. Bien que la technique moderne doive utiliser la science exacte de la nature, elle n'a rien de commun avec «de la science naturelle appliquée», écrit Heidegger. Ce ne sont pas ici les lois de la nature qui sont utilisées, mais bien les lois des machines et des instruments. «Le réel, partout, devient fond, ajoute Heidegger (...) L'essence de la technique met l'homme sur le chemin du dévoilement (...) Mettre sur le chemin se dit, dans notre langue, «envoyer». Cet envoi (schicken) qui rassemble et qui, seul, peut mettre I'homme sur le chemin du dévoilement, nous le nommons destin (Geschiek). C'est à partir de lui que la substance en devenir (Wesen) de toute histoire se détermine».

Ainsi, l'essence de la technique, qui, répétons-le, n'a rien de technique par elle-même, non seulement n'apparaît pas forcément au moment «épochal» de la civilisation technique moderne, mais provient de racines historiques antérieures. L'essence de la technique est un devenir «historial», un destin, un devenir au monde collectif, et non pas seulement une réalité sociologique contemporaine et synchronique. Pour Heidegger, la poiesis de la production technique des Anciens constituait aussi un destin. C'est donc toute l'histoire des mentalités inconscientes et de l'être-au-monde d'une civilisation qui se trouve charriée par I'arraisonnement de la technique. Celui-ci était déjà en oeuvre avant «l'électrotechnique et la technique de I'atome», dans cet esprit de recherche décelable en Europe dès les mathématiciens grecs. Il n'adviendra cependant au dévoilement, à la prise de conscience qu'après 1'époque de la jeunesse de la civilisation moderne.


L'arraisonnement traduit alors une vue du monde en rupture complète avec la métaphysique. Le monde objectif n'existe pas. La nature n'est pas considérée dans sa nature  mais seule compte, pour I'homme de la technique européenne, I'extraction d'une énergie qu'il transforme en puissance humaine. Contrairement à ce qui se dit couramment, la science est au service de la technique, et cette dernière constitue un destin historique, dont I'objet n'est pas la connaissance mais l'action. Par l'essence de la technique, se manifeste un trait «historial» de la civilisation européenne : dominer est plus important que connaître.


Heidegger ne succombe toutefois à aucun déterminisme historique. Le «destin» peut à tout moment se refuser. Nous ne lui sommes pas enchaînés. Heidegger promise: «Ce n'est jamais la fatalité d'une contrainte. Car l'homme, justement, ne devient libre que pour autant qu'il est inclus dans le domaine du destin et qu'ainsi, il devient un homme qui écoute, non un serf que l'on commande (ein H6render nidi/ aberein Hóriger) (...) L'arraisonnement nous apparaît dans un destin de dévoilement (...) Il est un élément libre du destin qui ne nous enferme aucunement dans une moindre contrainte, qui nous forcerait à nous jeter tête baissée dans la technique ou, ce qui reviendrait au mente, à nous révolter inutilement contre elle et à la condamner comme oeuvre diabolique».


Que l'on accepte - et c'est ce que propose Heidegger - ou que l'un refuse la technique, il faudra le faire consciemment, après avoir perçu son essence d'arraisonnement du monde et après l'avoir envisagée comme destin. Le refus ou l'acceptation seront alors des actes historiques accomplis par une conscience ««historiale» en situation (geschichtliches Dasein), une sur-conscience. Mais les adversaires primaires de la technique, tout somme ceux qui s'y précipitent tête baissée, sont incapables de parvenir à une telle conscience historique. Ils en sont incapables parce qu'ils ne sont pas libres. La «liberté», pour Heidegger, n'est «ni la licence ni l'arbitraire», ni «la soumission à de simples lois», mais «le domaine du destin», c'est-à-dire un choix volontaire éclairé par la perception du destin.

Perçue comme destin de dévoilement du monde, la technique devient un danger voulu et désiré comme tel : «La puissance de la technique fait partie du destin. Placé entre ces deux possibilités (accepter ou refuser le danger), l'homme est exposé à une menace partant du destin». Déjà, quand le Dieu des chrétiens avait été «dévoilé» par ceux qui le nommaient comme causa efficients du monde, il avait perdu son mystère et était devenu le Dieu des philosophes. Dès lors, le nihiliste commençait. Le dévoilement de la nature par l'arraisonnement semble autrement plus considérable pour la bonne raison que la nature, elle, est notre milieu, et que nous ne doutons pas d'elle comme des dieux.


«Le danger, poursuit Heidegger, se montre à nous de deux côtés différents (...) L'homme suit son chemin à l'extrême bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fond (...) Tout ce que l'un rencontre ne subsiste qu'en tant qu'il est le fait de l'homme (...) Il nous semble que partout l'homme ne se rencontre plus lui-même». Heidegger, qui s'inspire ici des vues de Werner Heisenberg, veut dire que «si l'homme ne rencontre plus rien à travers l'arraisonnement du monde, c'est qu'il ne se rencontre plus lui-même en vérité nulle part, c'est-à-dire qu'il ne rencontre plus nulle part son être-devenir (Wesen)». Quant au second danger, il tient au fait que l'arraisonnement, en nous plongeant dans l'immédiateté de la puissance mécanisée, risque, non seulement d'occulter le pro-duire (mode précédent de dévoilement du monde), mais aussi de s'occulter lui-même comme destin. La technique risque en effet de nous cacher ce que nous sommes et ce qu'elle est, de nous voiler qu'elle se donne comme destin et que nous pouvons exister en tant qu’êtres doués de destin.


Autrement dit, la technique moderne, dont l'essence est l'arraisonnement qui pro-voque le monde avec une puissance inouïe, peut nous faire perdre, dans ce tourbillon même, dans set «envoi» (schicken) par lequel nous sommes jetés sur la terre, la conscience de notre destin (Geschick). «L'homme se conforme d'une façon si décidée a la pro-vocation de l'arraisonnement qu'il ne perçoit pas celai ci comme un appel exigeant, qu'il ne se voit pas lui-même comme celui auquel cet appel s'adresse». La contrepartie de ce risque, impliqué par la liberté humaine, est que l'homme peut aussi prendre conscience de l'arraisonnement et l'assumer: «Il faut que ce soit justement l'essence de la technique qui abrite en elle la croissance de ce qui sauve».


L'arraisonnement, en effet, constitue à la fois 1'«extrême péril» et 1'«acte qui accorde». Heidegger, dans La question de la technique, précise: «L'arraisonnement pousse l'homme vers le danger qu'il abandonne son être libre ; (mais) e'est précisément dans cet extrême danger que se manifeste l'appartenance la plus intime, indestructible, de 1'homme à «ce qui accorde..» Il ajoute: «Contrairement à tonte attente, l'être de la technique recèle en lui la possibilité que ce qui sauve se lève à notre horizon (...) Aussi longtemps que nous nous represénterons la technique comme instrument, nous resterons pris dans la volonté de la maîtriser». Cet accord dont parte Heidegger, opposé diamétralement au «discord» qui sépare l'existence de la conscience, la pensée de la vie, les valeurs nommées des valeurs vécues, sera trouvé lorsque nous ne considérerons plus la technique comme une instrumentalité rationnelle, lorsque nous ne chercherons plus à la «dominer» au sens où le potier des temps anciens dominait son tour. Ce qu'il faut, c'est nous «donner» à la technique, en tant qu'elle s'avère porteuse de notre propre Volonté de puissance. C'est au sein même du dévoilement que la technique moderne opère sur le monde, qu'elle fondera sa propre justification éthique, qu'elle se posera comme vérité - au sens grec d'aléthéia.

La technique pourrait alors retrouver, selon un sens diffèrent de celui que lui donnaient les Grecs, la force de mobilisation de ce que l'on nomine improprement un art. En Grèce, on le sait, la technique était un dévoilement pro-ducteur. Aujourd'hui, pour reprendre un sens, elle doit devenir un dévoilement pro-vocant. Entre les deux, la matérialité de l'arraisonnement est apparie, mais le dévoilement, lui, reste identique. L'homme, en soulevant le voile du monde, retrouve, par ce geste que ne guide aucun pragmatisme, du sens. Le dévoilement nous jette, loin de la quotidienneté insipide et programmée della «technique confortable», vers l'aventure. Cette «aventure», nous n'en prendrons toute la mesure que lorsque nous aurons bien saisi, pour nous en stimuler ou nous en effrayer, en quelle époque nous vivons. Cette aventure sera celle des temps modernes, que la conscience occidentale n'a pas encore intégrés et qui n'en sont qu'à leur aurore, qu'à l'orée de leurs possibles.


IV. L'AURORE DES TEMPS MODERNES


Heidegger tient un double discours sur la métaphysique et la technique. C'est ce qui rend sa lecture difficile. La métaphysique apparaît d'abord comme étant l'histoire occidentale elle-même, atteinte à ce titre par la mors dont parlait Nietzsche, ce qui nous incite à penser que nous vivons une fin de l'histoire. Mais la métaphysique se présente aussi sous l'aspect d'un fleuve qui viendrait mourir dans l'océan de la technique moderne, et dont ce dernier procèderait. Quant à la technique, elle est pensée comme apogée de ce nihilisme que lui aurait légué la métaphysique mourante, mais aussi comme rupture radicale avec elle, et comme l'aube d'un «salut». Comment débrouiller cet écheveau?

Pour Heidegger, la métaphysique ne se confond pas avec l’œuvre de ce que l'on a coutume de norme les «métaphysiciens». La métaphysique englobe cette vue-du-monde, exprimée par l'ensemble des philosophes, qui pénétra les sociétés occidentale depuis Platon et les débuts du christianisme et selon laquelle le monde réel de la vie se doublerait d'un univers supérieur des essences qu'il serait donné à l'homme de pouvoir connaître. Cette vue-du-monde comporte un double destin, contradictoire: d'une part elle fut marquée, dès le départ, du sceau du nihilisme, c'est-à-dire de la dévalorisation de ses propres valeurs; mais ce nihilisme ne vint au jour que lentement. D'autre part, la vue-du-monde métaphysique fut porteuse, sans le savoir, de la Volonté de puissance: penser le monde sous le rapport de l'universalisme des essences, c'était manifester une prodigieuse volonté de l'arraisonner et de le dominer; toutefois, cette volonté ne parvenait au clair entendement que dans la mesure où l'homme ne s'avouait pas comme 1'élément dominateur et conférait cette qualité à Dieu ou à un tout autre que lui.


Avec 1'arrivée de la technique moderne, un «passage de relais» s'effectue. La technique moderne recueille l'héritage - déjà contradictoire - de la Volonté de puissance et du nihilisme. Elle marque en ce sens une rupture, puisque le nihilisme éprouve la technique de manière matérialiste, qu'il est vécu comme une détresse consciente, alors que la civilisation de l’âge métaphysique ne prenait pas consciente de la montée sourde de ce nihilisme, dont le processus était philosophique. En d'autres termes, la technique a hérité de la métaphysique, car la Volonté de puissance, dont cette dernière était grosse, a été l'élément provocateur de la science et de la technique moderne. Mais cette Volonté de puissance qui, par la technique, est passée du stade psychique au stade matériel, n'est toujours pas complètement consciente d'elle-même. Ou plutôt, elle commence seulement à le devenir, et c'est pourquoi nous vivons une époque de crise.


heidegger_index.jpgNotre époque est celle de I'apogée du nihilisme, ce que Heidegger, empruntant à Hölderlin, nomme «la minuit du monde». Ce nihilisme provient d'abord de la déchéance de la métaphysique, commencée des Platon et qui a trouvé son achèvement dans la morale humaniste, le christianisme laic et d'autres avatars; c'est que Heidegger appelle l'athéisme. Ce nihilisme qui aboutit à la dévalorisation du monde et qui se confond avec I'époque du «dernier homme» annoncée par Zarathoustra, est, d'autre part, renforcé par le fait que la technique moderne a, elle aussi, hérité du nihilisme de la vue-du-monde métaphysique.

C'est là où la lecture de Heidegger devient extrêmement complexe. Ce dernier exprime, par allégorie, l'idée suivante : la technique est la continuation de la métaphysique, car elle vise à satisfaire la même pulsion, la Volonté de puissance. Or, puisque le nihilisme vécu du monde technique est le successeur du nihilisme philosophique de la vue-du-monde métaphysique, c'est bien la Volonté de puissance elle-même, philosophique, puis matérialisée, qui est «responsable» de ce nihilisme. Comment, alors, cette Volonté de puissance peut-elle constituer un élément salvateur, comment peut-elle. après avoir porté le nihilisme, le combattre, dans un nouveau cycle «historial»? Heidegger répond: en devenant autoconsciente. La Volonté de puissance changerait alors de nature; de dévalorisante, elle deviendrait valorisante. C'est pourquoi, il ne faut voir chez Heidegger aucun rationalisme logique, mais une pensée a-logique, conforme à la vie, où l'on n'est jamais acculé à se prononcer contre (la métaphysique, le nihilisme, etc.), mais au-delà: post-nihiliste, post-chrétien etc. Heidegger renoue ainsi avec la pensée du devenir des présocratiques, selon cette parole de Hölderlin qui constitue une clé: «Mais là où est le danger; là aussi croit ce qui sauve». (Cette forme de pensée avait été incomplètement retrouvée par Hegel. Celui-ci, en effet, ne concevait le devenir que comme l'antécédent provisoire d'un arrêt de l'histoire par advenance de la raison à la conscience).


C'est donc bien par l'essence même de la technique, par l'arraisonnement, qui exprime la Volonté de puissance dont l'ascension dans 1'histoíre fut conjointe de celle du nihilisme, que ce dernier pourra se voir dépassé. La venue à la consciente de la Volonté de puissance, qui, seule, serait susceptible d'affirmer d'autres typologies de valeurs, ne peut s'accomplir que dans la civilisation de la fusée et de l'électron. Pourquoi? Parce que la Volonté de puissance trouve dans la technique moderne et planétaire un meilleur support que dans la métaphysique : vécue, éprouvée, elle est «au bord» de la conscience. La manifestation de l'Eternel retour de l'identique apparaît clairement: ce qui, à la fin du «monde grec», avait inauguré le nihilisme, c'est-à-dire le fait de «nommer les valeurs», de désigner l'ètre, le logos, est aussi appelé a devenir, mais sous une autre forme historiale, celle, apollinienne, de la conscience, ce qui inaugurera un autre cycle des valeurs, un «après-nihilisme».


Notre époque se caractérise donc par la séparation, le discord («nous sommes à l'ère de 1'assomption du discorde, avait coutume de dire Heidegger), entre une métaphysique déchue, privée du principe vital de Volonté de puissance, et une technique qui a recueilli cette dernière sans le savoir. La morale et la civilisation sont en contradiction. Les valeurs affirmées par l'ancienne conception du monde commune sont mortes par rapport à la nature profonde de la civilisation technique. Il existe deux moyens de résoudre cette contradiction : le premier, préconisé par Heidegger, est de faire assumer consciemment, par la civilisation technique, cette Volonté de puissance - comme un «orgueil». C'est par un projet «orgueilleux» de monde hyper technicisé et se voulant tel, et non par la régression vers une civilisation non technique, que l'Europe, pour Heidegger, redonnera un sens à son existence «historiale». Une spiritualité immanente prendra alors le relais d'une spiritualité transcendante devenue impossible parce qu'épuisée. Mais un autre chemin est également possible, en notre époque de rupture : celui d'un refus conscíent de la Volonté de puissance. Un certain nombre d'auteurs 1'expriment aujourd'hui fort bien dans le courant de ce qu'il est convenu d'appeler la «nouvelle gauche», notamment à propos du débat sur l'idéologie du travail, lorsque celui-ci est interprété intrinsèquement comme aliénation, alors que le marxisme classique ne posait comme aliénantes que les conditions (capitalistes) du travail. La technique est alors perçue comme le lieu de cette aliénation. On retrouve là une transposition du thème biblique du travail-punition.


On commence donc à percevoir que la technique moderne, même si son projet formulé est le «bonheur», exprime en son essence cette même Volonté de puissance que n'a jamais admise, depuis le mythe de la tour de Babel, la vue-du-monde biblique. C'est pourquoi les héritiers de cette vue-du-monde refusent si souvent la technique. Eux aussi ont vécu l'événement colossal qu'est la prise de consciente de la technique moderne comme réceptacle de la Volonté de puissance; eux aussi y ont vu une contradiction totale avec la conception du monde héritée de l' humanisme occidental et de la métaphysique platonicienne de la «recherche du souverain bien» (agathos). Si le stade de la sur-consciente peut conduire à vouloir la technique, il peut donc aussi amener à la refuser avec angoisse. Naît ainsi un nouveau clivage, issu de conceptions du monde opposées. La guerre des dieux, prédite par Nietzsche, est commencée.


La Volonté de puissance, lorsqu'elle s'exprimait dans la métaphysique, demeurait «innocente». Elle n'avait pas atteint la maturité de l'âge d'homme. Les temps modernes, au contraire, créent la première configuration «historiale» où, dans l'essence de la technique, le vieux rêve helléno-européen de désenchaîner Prométhée devient possible. Les temps modernes inaugurent, entre deux minorités conscientes, une guerre fondamentale: les humanistes universalistes, adeptes d'une opinion «chrétienne avancée» qui n'a plus rien de religieux, s'opposent au surhumanisme tel que Nietzsche I'avait inauguré. C'est la lutte du «vieux monde» contre les temps modernes ; des Occidentaux contre la «nouvelle Grèce de l'Hespérial»; de 1'idée de bonheur, que soutient le principe de raison, contro 1'idée de puissance comme spiritualité immanente. Il s'agit bien de la même guerre qui, sous une autre forme, opposa le monothéisme chrétien aux dieux grecs. Aujourd'hui, le retour d'Apollon s'accomplit sous une forme bien différente de celle des cultes pythiens, des superstitions delphiques ou même des beaux-arts. Apollon est (peut-être) de retour, mais pas sous une forme innocente et rassurante. Il est de retour au sein même de l'inquiétance de la technique moderne. Dans le tonnerre des moteurs, dans la sorcellerie des laboratoires et des cyclotrons, dans l'ascension profanatrice des fusées spatiales, se creuse le tombeau de la Raison.


Cette «déclaration de guerre», nul doute que Heidegger en eut une claire conscience. La fin du texte sur Le mot de Nietzsche «Dieu est Mort » s'achève ainsi: «La pensée ne commencera que lorsque nous aurons appris nette chose tant magnifiée depuis des siècles: la raison est la contradiction la plus acharnée de la pensée». Heidegger apparaît donc bien comme l'authentique fossoyeur (et le successeur) de la métaphysique. A la volonté de puissance noétique (nous, «esprit») de la métaphysique, il oppose le chemin vers une volonté de puissance poiétique. Parvenir à la spiritualisation consciente et organisée, apollinienne, de la volonté de puissance dionysiaque en oeuvre dans la technique, tel est très exactement le sens du chemin qu'il nous indique chemin qui «ne mène nulle part», en ce sens qu'il ne conduit à aucun repos, à aucune fin de l'histoire dans le «bonheur», mais débouche sur un combat en perpétuel devenir. Le. sens de la «civilisation hespériale» redevient grec dans l'acception héraclitéenne: le destin historique voulu comme guerre en éternel inachèvement.


Le combat entre les tenants de cette philosophie de l'existence et les «derniers hommes» de la morale et de la raison, tout aussi conscients Ies uns que les autres, ressemblera, paradoxalement, à un affrontement entre la religiosité et la non-religiosité. Les «hommes du bonheur» ne peuvent en effet que se choisir un destin non religieux: leurs normes humanistes et leurs universaux ont été une fois pour toutes dé spiritualisés. Ils se privent par ailleurs de la seule forme virtuelle de spiritualité moderne la Volonté de puissance en acte dans I'arraisonnement technique. Ils savent, bien qu'ils soient encore peu à le formuler, qu'une «technique sans volonté de puissance» n'est pas envisageable. Déjà, plusieurs tenants de l'Ecole de Francfort, ainsi qu'un Ivan Illich, ont formulé le refus, motivé et conscient, de la technique comme «tentation de puissance». Leurs thèses ne sont pas intellectuellement critiquables : ils font une lecture correcte de Nietzsche et de Heidegger. La «guerre» se passe, en fait, à un niveau beaucoup plus fondamental. Elle oppose des valeurs existentielles. Elle porte sur cette question capitale: comment vivre, et selon quel sens ?


Ainsi, le paysage des temps modernes s'éclaire. Trois types d'humanité coexistent. Viennent d'abord les hommes de la simple conscience, qui vivent encore innocemment la technique sans la percevoir en contradiction avec leur morale, et qui constituent un «fond» pour les deux autres types. Viennent ensuite les «derniers hommes», les humanistes qui ont pris conscience du nihilisme de leur vue-du-monde, mais qui n'entendent pas s'en défaire, car l'«après»» les terrorise. Ceux-là se réfugient dans une sorte de morale du plaisir. Leur «subversion» est paradoxalement placée sous le signe de la douceur bourgeoise. Ils n'ont pas abandonné leur quête de la raison, mais ils savent maintenant que toute raison est incompatible avec la technique, c'est-à-dire que la technique, au-delà de ses aspects superficiels, est porteuse de dé-raison. Dès lors, ils refusent tonte spiritualité qui équivaudrait à une glorification de la puissance, et, poussant le rationalisme jusqu'a son terme, redécouvrent la morale, après avoir constaté le divorce de la technique et de la raison. Enfin, on trouve les hommes du «troisième type»: ceux qui entendent soumettre les forces matérialistes de la technicité moderne à l'irrationalité «sage» - au sens grec de sophia, «clarté volontaire de l'entendement» - de nouvelles valeurs. Et c'est à la pensée de Heidegger qu'ils se rattachent..


Dans L 'époque des conceptions du monde, texte d'une conférence prononcée en 1938 sous le titre de Die Begriindung des neuzeitlichen Weltbildes dureh die Metaphysík («Le fondement de la conception du monde des temps modernes à travers la métaphysique»), Heidegger précise, comme nulle part ailleurs, son analyse de la modernité. Il y pose, en particulier, la question de l'essence des temps modernes.

Cinq phénomènes caractérisent les temps modernes. Le premier, nous l'avons vu, touche à l'envahissement de la «technique mécanisée comme prolongement de la métaphysique». On doit entendre par là, quoique Heidegger ne l'ait jamais formulé clairement, que la technique prolonge la métaphysique, dans la mesure où elle reprend à son compte la pulsion de la Volonté de puissance. Deuxième caractéristique des temps modernes: l'art (Kunst) cesse de se confondre avec la téchné pour «entrer dans l'horizon de l'esthétique» et de ce fait, s'objective Troisième caractéristique: le fait que l'activité humaine soit désormais comprise et accomplie en tant que «civilisation » (Kultur). La civilisation, écrit Heidegger, prend conscience d’elle-même, en tant que mitre des préoccupations détrônant les querelles religieuses». Quatrième caractéristique: le «dépouillement des dieux, (Entgötterung), par lequel, précise Heidegger, «d'un côté l'idée générale du monde (Weltbild) se christianise, et de l'autre, le christianisme transforme son idéal de vie en une vision du monde (la vision chrétienne du monde)». Le dépouillement des dieux, ajoute Heidegger, c'est l'état d'indécision par rapport à Dieu (...) Le christianisme est le principal responsable de son avènement (...) Quand les choses en viennent là, les dieux disparaissent.. Le vide qui en résulte est alors comblé par l'exploration historique et psychologique des mythes». Le christianisme, en d'autres termes, même s'il doit être abandonné et dépassé, a eu, dans notre destin, cette fonction fondamentale (et inconsciente) de donner à l'homme la possibilité de se doter d'une conception du monde planifiée et cohérente. Heidegger, plus qu'un antichrétien ou un non chrétien, s'affirme ici comme un post-chrétien, qui entend, à ce titre, en finir avec la tradition chrétienne afin de la dépasser.


La cinquième caractéristique des temps modernes est sans doute la plus fondamentale: elle constitue, précisément, ce qui, dans un mouvement dialectique de «contradiction-depassement», permettrait d'établir consciemment une conception du monde post-chrétienne. Il s'agit de la perception du monde à travers la science. Heidegger demande: «Sur quoi repose l'essence de la science moderne?» Il écrit aussi qu '«il est possible d'entrevoir l'essence propre de tous les temps modernes». Outre L'époque des conceptions du monde, un autre texte doit être interrogé pour formuler une réponse. C'est celai de la conférence Science et méditation, prononcée à Munich en 1953. Levons tout d'abord quelques équivoques. «Pas plus que l'art, la science ne se réduit à une activité culturelle de l'homme», dit Heidegger. Il ajoute: «La science est un mode, à vrai dire décisif, dans lequel tout ce qui est s'expose devant nous». Plus qu'un trait culturel, la science doit être interprétée comme le regard même, par lequel les temps modernes, et pas seulement «les scientifiques», s'approprient le monde et te font devenir comme réel. La perception scientifique du monde n'est pas «le monde perdra comme exactitude»: elle se confond avec la réalité du monde. Ainsi que le vit aussi Werner Heisenberg, le point de vue scientifique sur le monde, que partage, comme un destin sur lequel on ne revient pas, tonte notre civilisation, n'apporte aucune «certitude» sur une illusoire objectivité du réel; ce point de vue fait lui-même partie, tout simplement, de « notre monde». Autrement dit, la science moderne ne se caractérise pas, par rapport à la doctrina médiévale ou à l'épistémè grecque, par sa plus grande exactitude, mais par son projet. «L'essence de ce qu'on nomme aujourd'hui science, c'est la recherche», dit encore Heidegger, qui précise «L'essence de la recherche consiste en ce que la connaissance s'installe elle-même, en tant qu’investigation, dans un domaine de l'étant, la nature ou l' histoire (...) Le processus de la recherche s'accomplit par la projection d'un plan déterminé (...) d'un projet (Entwurf) de reconnaissance investigatrice».


Les sciences, par exemple, utilisent les mathématiques, qui pénètrent d'ailleurs aujourd'hui dans toutes tes activités sociales. Or, ta mathèmata, en grec, signifiait: «les choses connues d'avance». La science, en effet, anticipe à sa façon ce qu'elle découvrira dans la nature. Elle ne vise pas à en dé-celer les secrets; elle sait d'avance ce qu'elle y trouvera: non pas le «réel », mais un projet technique de mobilisation. L'aérodynamicien ne «recherche» pas les arcanes des flux aériens ; il ne vise même pas, à proprement parler, à les «comprendre», mais à formuler mathématiquement «quelque chose à propos d'eux», afin de parvenir à un objectif qu'il connaît déjà: faire manœuvrer de façon optimale un chasseur à réaction à haute vitesse. De même, les mathématiques ne «décrivent» rien de la nature, mais sont l'expression d'une visée humaine sur la nature. La science procède par «détermination anticipée» d'un projet de ce qui sera désormais la nature. La rigueur et l'exactitude ne se trouvent pas dans les sciences, ni dans le regard que celles-ci jettent sur la nature, mais dans la détermination du projet lui-même. La science peut alors se définir comme «recherche par le projet qui s'assure lui-même dans la rigueur de l'investigation». La méthode expérimentale découle, non de la «raison», mais de cette psychologie de la recherche combative. «Ni la doctrina médiévale, ni l'épistémè grecque ne sont des sciences au sens de recherche, il n'y a pas piace en elles pour une expérience scientifique», souligne Heidegger.


Plus précisément, Heidegger distingue trois «niveaux» historiques d'expérience «exploratrice». Le plus bas, celui des chrétiens, est l'argumentum ex verbo: «la discussion des paroles et doctrines des différentes autorités» a transformé les philosophies antiques, ouvertes (Platon et Aristote eux-mêmes n'étaient pas dogmatiques), en dogmes fermés et en dialectiques scolastiques, «La possession de la vérité a été proprement transportée dans la foi, c'est-à-dire dans le fait de tenir pour vrai la parole de l'Ecriture et le dogme de I'Eglise». La recherche se ramène alors à l'exégèse. L'humain est dépossédé de tout projet. Le deuxième palier de la recherche est celui de l'antiquité païenne, remis en honneur par Roger Bacon au XIVeme siècle: « La discussion des doctrines est remplacée par 1'observation des choses elles-mêmes (argutnentum ex re}, c'est-à-dire l'empeira aristotelicienne ». Enfin, le troisième stade de la recherche, celai de la science moderne, perd toute «humilité» devant les choses. La nature devient dans sa corporalité - le lieu du projet planifié, et non plus le but d'investigation pour la connaissance. La science moderne prend pour visée la technique, et non plus l'être de la nature.


La spécialisation scientifique n'est pas la conséquence, mais la raison du progrès de la recherche. C'est parce que la nature a été, des le départ, conçue comme «spécialisée » à l'image de la spécialisation du mouvement technique, que la recherche a été possible. La science moderne est elle-même déterminé par le «mouvement de l'exploration organisée» (der Betrieb). En procédant, métabiologiquement, par accumulation organisé de ses propres résultats, elle suit la vie de l'investigation progressante. De ce fait, le «procédé» acquiert la primauté sur l'étant, c'est a dire sur la nature et l’histoire.


« Ce déploiement de la recherche, prévient Heidegger, est {...) le signe lointain et encore incompris, indiquant que la science moderne commence à entrer dans la phase décisive de son avènement». Par le procédé scientifique, le réel tombe sous le coup de la sécurisation (Sicherstellung), c'est-à-dire de l'objectivation maximale. Pour Heidegger, le savant, le littérateur, le professeur, sont aujourd'hui relayes par le chercheur engagé dans des programmes. L'Université, en tant qu'institution fixe de recel du savoir, s'efface devant les centres de recherches dont les projets tombent sous le coup du devenir. «Le chercheur, écrit Heidegger, n'a plus besoin de bibliothèque, il est en routa. Et de fait, les «banques de données» ne sont plus des bibliothèques, puisqu'elles évoluent constamment, non pas à la façon de stocks remis à jour périodiquement, mais en tant qu'instruments cammis par un projet impérieux, qui les «saccage » et les re-compose sans cesse.


«L'organisation de l'exploitation scientifique», mobile, spécialisée, ne tolère pas les recherches hors programme. «projet et rigueur, procédé et organisation des diverses centres, constituent, dans leur interaction continuelle, l'essence de la science moderne». Nous pouvons alors parler d'objectivation de l'étant: la nature est «forcée», 1'histoire arrêtée»,  l‘« être de l'étant» perd tout attrait. Seul compte le fait que nature et histoire nous deviennent objets. «La vérité est devenue, précise Heidegger, certitude de la représentation». Depuis que Descartes osa douter de la nature et la déduire de son entendement, c'est-à-dire la subordonner à sa perception, la conception scientifique du monde est née.


Avec les temps modernes, le monde devient dont pour la première fois une «image conçue». «L'essence de l'homme change dans la mesure où l'homme devient sujet ». Le cosmos, la nature et l'histoire n'existent plus qu'en référence avec le «sujet central». L'étant (ou le monde) se transforme en un monde-conçue, plus exactement en une Weltbild, c'est-à-dire en une image conçue du monde ou, plus simplement, en une «conception du monde». Telle est la caractéristique «historiale» de notre époque, qui la sépare de toutes les précédentes. Heidegger écrit, en résumé: «Les locutions comme conception du monde des temps modernes et conception moderne du monde disent deux fois la même chose, et supposent ce qui n'a jamais été possible auparavant, à savoir une conception du monde médiévale et une conception du monde antique (...) Que le monde comme tel devienne une image conçue, voilà qui caractérise et distingue le règne des temps modernes.


L'étant et le monde n'existent aujourd'hui que pour autant qu'ils sont l'objet d'une visée, qu'ils sont «arrêtés pour l’homme dans la repréntation et la production». Pour le Moyen Age chrétien, au contraire, ils ne tiraient lette existence que du fait d'une «production divine»: le monde était l’ens creatum, «ce qui est créé». Pour les Grecs, le monde était le contenant de l’homme. L'homme grec est l'«entendeur de l'étant», «le monde de l’hellénité ne saurait devenir mage conçue», Heidegger ajoute: «L'homme est regarde par l'étant, par ce qui s'ou re a la mesure de la présente autour de lui rassemblée ».


La pensée de Heidegger nous force ainsi à sortir de la logique rationnelle. Heidegger entend à la fois revenir au monde grec et avaliser la Weltbild moderne - après avoir montré que cette dernière ne procède pas de l'hellénité, puisque l'homme grec se pensait « partie du monde» et ne se l'appropriait pas comme une «image» extérieur. Rappelons-nous que le déterminisme linéaire de la causalité n'entre pas dans la conception heideggerìenne da temps; ce monde envisagé comme visée, donc comme non-monde, marque en mense temps l'apogée d'un processus de dévalorisant nihiliste et une virtualité de re-valorisation.

Nous disions plus haut que c'était le christianisme, par l'intermédiaire de la métaphysique platonicienne, qui avait inauguré cette possibilité de représentation eidétique du monde: en effet, «pour Platon, écrit Heidegger, l’etantité de l’étant se détermine comme eidos (ad-spect, «vue »). Voilà la condition lointaine, historiale, souveraine, dans le retrait d'une secrète méditation, pour que le monde (Welt) ait pu devenir image conçue (Bild) ». Nous sommes les héritiers de cette repraesentatio. Re-presenter signifie ici: faire venir devant sol, en tant qu'obstant (entgegenstehendes). Le paradoxe peut alors se formuler ainsi: quoique nous entendions le dépasser, l'héritage platonicien doit être assumé. Dévalorisant une valeur, le monde, devenu « image» métaphysique, théologique, puis scientifique, en crée virtuellement une outre: le sujet, qui devient par là la «mesure de toutes choses ». Cotte re-création virtuelle d'une autre typologie de valeurs s'opère aussi bien dans le platonisme que dans le christianisme. Quoique Heidegger ne le précise pas, c'est la Volonté de puissance qu'il faut voir à l’œuvre à travers ce processus de représentation du monde. Celle-ci porte en elle un double mouvement: accouplée la métaphysique, elle produit, par dévalorisation du monde, le nihilisme. Mais, dès que l'époque technique s'inaugure, cette volonté de concevoir le monde, jusque-là intellectuelle, se dévoile crinale réalité : l'humain prend alors la mesure de sa force et peut se poser en valeur.


De nouvelles valeurs apparaissent par le fait que l'homme «se met lui-même en scène». De ce fait, deux possibilités se présentent ou bien, de ce nihilisme «sauverain», va surgir l'inauthentique, ou bien, procédant exactement du même processus, va pouvoir s'opérer un mouvement «historia.», radicalement opposé, de re-valorisation. De la situation de l'homme (Stellung) peuvent aussi bien naître l'humanisme dévalorisant que le surhumanisme re-valorisant, qui scellera un retour (mais sous une autre forme, celle précisément d'une « conception du monde») à l'hellénité.


Comment ce «monde devenu image conçue pour l'homme» peut-il donner lieu à deux phénomènes divergents, l'un de déclin, l'autre de renaissance? C'est que l'homme moderne, en se re-présentant le monde, l'amène devant lui, «se» le ramène (vor sieh hin und zu sich her Stellen). A partir de là, deux virtualités se dressent, parfaitement repérées par Heidegger dans cette proposition fondamentale: «Ce n'est que là où l'homme est déjà, par essence, sujet qu'est donnée la possibilité de l'aberration dans l'inessentiel, du subjectivisme au sens de l'individualisme». Telle est la première possibilité, celle qui, jusqu'a présent, l'a emporté. Le règne du sujet débouche sur le «subjectivisme» et le règne de l'homme sur l'humanisme moral et individuel. Mais écoutons la deuxième partie de la phrase: «C'est également là où l'homme reste sujet que la lutte contre l'individualisme et pour la communauté, en tant que champ et but de tout effort et de toute espèce d'utilité, a seulement un sens». Reprenons maintenant les deux hypothèses. Première possibilité: l'humanisme moral, qualifié de «repli dans l'anhistorial», utilise le règne de l'homme pour construire une «anthropologie esthético-morale» centrée sur l'idéal social individuel, la «théorie du monde» de la métaphysique s'étant changée, à partir des XVIIème et XVIIIème siècles, en «théorie de 1'homme» (19), exactement de la même façon que l'égalitarisme religieux s'était métamorphosé en égalitarisme social à la même période. Deuxième possibilité: toujours dans le cadre de ce «processus fondamental des temps modernes de conquête du monde en tant qu'image conçue», une autre conception du monde se fait jour, radicalement opposée, bien qu'héritée de la même prise de conscience «historiale». Contrairement à l'humanisme moral, qui conserve des valeurs métaphysiques désacralisées, elle pose des valeurs immanentes sacralisées, et brise le nihilisme.

Le contraste entre l'humanisme moral et ce que nous appelons le surhumanisme, est alors saisissant: Heidegger parle de «lutte entre visions du monde». Cette lutte «par laquelle les temps modernes entrent dans la phase décisive de leur avènement» et que Heidegger estime à son début, opposera en effet deux types d'hommes, qui donneront à la même question, au même appel du destin, deux réponses bien différentes. Heidegger, lapidairement, formule le dilemme: «Ce n'est pas parce que - et dans la mesure où - l'homme est devenu, de façon insigne et essentielle, sujet, que par la suite doit se poser pour lui la question expresse de savoir s'il veut et doit être un moi réduit à sa gratuité et lâché dans son arbitraire, ou bien un nous de la société; s'il veut et doit être seul ou bien faire partie d'une communauté». Les deux possibles sont donc «entrelacés». Dans le premier cas, l'individualisme, attitude «inauthentíque», se réfugiera dans la reconstruction de pseudo-valeurs, imitations des noumènes métaphysiques; l'homme, isolé dans l'individu, «existera comme humanité». Dans le deuxième cas, il existera comme «Etat, nation et peuple».


La nouvelle typologie des valeurs commence alors à se préciser. Le cadavre de Dieu peut être enterré, et les idoles, pour reprendre l'expression de Nietzsche, c'est-à-dire les idéaux dévalués de l'humanisme, «entrent dans leur époque crépusculaire». Les temps modernes peuvent éprouver du même coup, en tant que valeurs, et non plus seulement comme réalité sociétaire ou comme sous-valeurs déduites d'idéaux supra-sensibles, la destinée humaine sous sa forme la plus concrète: le devenir dans l'histoire des peuples vécus comme communautés de destin. L'humain est placé, au même titre que dans la tradition hellénique, mais sous un mode différent, au sommet de la pyramide des valeurs, alors que, dans l'humanisme, l'humain était toujours soumis à des abstractions: la morale, le bonheur individuel, les principes humanitaires, les normes du «bien» et du «mal» de la société bourgeoise, normes inauthentiques parce que dépourvues de sacré. Ces valeurs humaines ne se réclament d'aucun sens ultime. La communauté historique du peuple, affirmée par Heidegger comme nouvelle typologie de valeurs, ne trouve d'autre justification qu'elle-même. De cette manière s'opère un retour aux Grecs: dans la mesure où la communauté s'enracine dans l'éue-au-monde «physiologique» du peuple, la nature est retrouvée du même coup, la séparation entre la conscience et la nature, entre la pensée et la vie, se trouve surmontée. Les temps modernes, par la science et la technique qui les innervent et Ies pénétrant d'une Volonté de puissance effective, matérielle, sont susceptibles de conférer aux valeurs de la communauté historique du peuple Ieur auto-justification. Par la puissance matérielle mise à notre disposition, le «gigantisme», dit Heidegger, «fait son apparition». Ce gigantisme ne conduit pas nécessairement au quantitativisme ni, pour employer 1'expression de Georg Lukàcs, à la «réification». «On pense trop court, souligne Heidegger, quand on s'imagine avoir expliqué le phénomène du gigantisme à laide du seul mot d'américanisme. Car le gigantisme est bien plutôt ce par quoi le quantitatif devient une qualité propre, et ainsi un mode insigne du Grand (...) Le gigantisme devient 1'Incalculable». Autrement dit, c'est du nihilisme calculateur et de la finitude quantitative que surgit la valorisation in-calculable.


On peut dire de cette époque qu'elle est incontestablement «ombreuse», dans la mesure où te quantitativisme y provoque l'esprit de calcul et le matérialisme, mais aussi qu' « elle annonce autre chose, dont la connaissance nous est présentement refusée». Heidegger vilipende ici ceux qui en restent, comme son «disciple» Marcuse, au refus réactionnaire de la modernité technique : «Le repli sur la tradition, frelatée d'humilité et de présomption, n'est capable de rien par lui-même, sinon de fuite et d'aveuglement devant l'instant historial». Les valeurs de peuple et de communauté ne sont admissibles que si elles sont reliées au «gigantisme» que nous apporte la puissance scientifique et technique; elles n'apparaissent susceptibles de modifier les mentalités qu'au travers de la grandeur décelable dans la modernité. La «tradition», l'«enracinement», s'ils sont entendus en opposition avec celle modernité, s'ils se conçoivent indépendamment de la volonté de puissance technique, constitueront des pseudo-valeurs, porteuses d'un nihilisme absolu.

Le peuple et la modernité technique constituent ainsi deux sens de vie fondamentaux. La mort des anciennes valeurs, provoquée par l'objectivation métaphysique puis scientifique du monde. se trouve dépassée. Là où gisait la fin de tout espoir de redonner un sens à l'existence, dans « l’oubli de l'être», dans la dévalorisation quantitative (intellectuelle, puis matérielle) de toutes choses, en ce lieu même surgit ce que Heidegger nomine un questionnement créateur. Les peuples peuvent alors créer une valeur par ce même processus qui a anéanti l'ancienne typologie des valeurs: «l'objectivation de l’étant». Cette objectivation, poussée jusqu'a son paroxysme par I'arraisonnement technique, débouche - comme par exemple la physique nucléaire - sur la perfection du monde, non plus comme objet, mais comme rien. Ce rien ne se confond en aucune façon avec le «nul» du nihilisme: il change l'humain de sens, et confère au sujet agissant le monopole de la valeur. Devenu « rien», le monde retrouve son mystère, non «par lui-même», mais en tant que lieu inconnaissable d'un combat de l'homme contre lui-même, de la Volonté de puissance contre toute limitation de cotte puissance. Concrètement, il est alors donné aux peuples la possibilité d'accomplir leur destin «historial» par la Volonté de puissance scientifique et technique. Le sens de l'existence est retrouvé; Heidegger le propose à ceux qui auront la force et le courage de le supporter. Il écrit, annonçant en quelque sorte un «troisième homme» : «L'homme futur est transposé dans cet Entre-Deux (...) Ce n'est que là où la perfection des temps modernes les fait atteindre à la radicalité de leur propre grandeur, que l'histoire future se prépare». Reconnaître et assumer pour nous, en tant que peuples doués de Volonté de puissance, notre grandeur dans la grandeur de notre modernité : c'est accomplir le désenchaînement de Prométhée. Et pour que nul ne se trompe sur ses intentions, Heidegger cite, à la fin de son essai sur l'époque des conceptions du monde, ce poème de Hôlderlin intitulé Aux Allemands :


«Bien étroitement limité est le temps de notre vie
Nous voyons et comptons le nombre de nos ans
Mais les années des peuples,
Oeil morte les vit-il jamais ?»

V. VERS L 'AGE APOLLINIEN


«Comment quelqu'un peut-il se cacher devant ce qui ne sombre jamais?» (Héraclite, Fragments).


Parmi les nouvelles valeurs inaugurées à mots couverts par Heidegger, on trouve, nous l'avons vu, l'idée d'un dédoublement de l'humain entre une humanité connue comme fond au même titre que la phusis, et une « surhumanité», pour reprendre l'expression de Nietzsche, qui ne se différencierait absolument pas de la première sur le plan physique, anthropologique ou social, mais sur celui de la conscience et de la fonetion historique, et dont les représentants ne seraient commis par nul autre qu'eux-mêmes. Ces derniers seraient les «diseurs de parole», les ordonnateurs de la Volonté de puissance technique. Heidegger n'a évidemment jamais imaginé, sur le pian politique, les implications de ce nouvel état historique des valeurs. I1 ne cherche toutefois pas à en dissiper l'inquiétude - lui qui pense précisément le monde contre royaume de l'inquiétante, et I'homme comme l'inquiétant par excellence. Mais, d'autre part, il nous indique aussi d'autres chemins à suivre, en particulier ceux qui ont trait à sa conception de l'histoire. Le premier après Nietzsche, Heidegger a en effet proposé une conception non segmentaire de l'histoire, notamment dans son Introduction à la métaphysique. Cette conception débouche sur une «indication de valeur» : la recherche pour l'homme d'une communauté de destin impliquant la re-création de liens de nature spirituelle entre I'individu et son peuple, entre le Dasein et le Volk. C'est cette démarche intellectuelle que nous voudrions examiner maintenant.

L'existence (Dasein) nous fait «être dans le monde» (in der Welt sein) ; elle nous fait, par là, «sortir de nous mêmes». Le monde, en effet, n'est pas seulement déchiffrable comme «monde objet» (Dingwelt) ou comme monde utilitaire (le Zeugwelt des scientistes). Heidegger regarde le monde-pour-l'homme comme «monde-avec-soi» (Mitwelt). Exister, c'est être dans le monde, et donc d'abord vivre avec autrui (Dasein ist Insein-Mitsein). Mais comment être-avec-autrui ? Certainement pas en considérant autrui comme l'humanité. Dans L'être et le temps, le Mitsein s'accomplit dans le travail pour la communauté. Dans Les commentaires sur la poésie de Hölderlin, publiés en 1944, le Mitsein prend une connotation irrationnelle: il est fonde sur la «révélation affective» (Befindlichkeit). Celle-ci ne peut naître qu'entre des individus qu'unissent un même passé et un même projet historique. L'intelligence rationnelle apparaît donc inapte à réaliser le Dasein humain. Mais ce dernier, que seul peut combler la «révélation affective», se trouve face à un autre problème, tenant au fait que la «révélation affective», parce qu'elle est plus réaliste que la raison, nous met en face du tragique et nous fait prendre conscience de notre déréliction (Geworfenheit). Trois voies s'ouvrent alors: soit l’ivresse consolante de la facticité, et c'est le nihilisme du monde moderne; soit l'angoisse poignante de celui qui a cru et ne serait plus, parce qu'il a pris conscience de la réalité des choses; soit enfin l'attitude guerrière et volontaire du Dasein qui «se prend en charge», qui se saisit de lui-même comme projet (Entwurf).


Ce «projet» ne doit pas se comprendre comme une visée personnelle, mais comme la participation à un Dasein collectif et historique, nécessairement lié à un peuple. «Habiter» et «bâtir» constituent pour Heidegger deux fonctions-clés du Dasein, qui entend assumer son destin d'avoir été «jeté au monde» et qui decide d'échapper à la «déchéance» (Verfallen). Notre civilisation souffre de cette déchéance. Elle est soumise à la domination du « on» (Man)». An-historique, elle poursuit une nouveauté superficielle ; atteinte de néophilie pathologique, elle est rétive au devenir. La soif de sécurité n'est pas une antidote contre l'angoisse. Cette angoisse apporte à I'homme contemporain l'expérience du «nul», qui ne porte pas seulement sur le monde, mais sur lui-même. Il éprouve sa propre nullité. Heidegger estime que notre civilisation expérimente le néantissement (Nichtung). Mais il y a pire: étrangere à tout sentiment tragique, cette civilisation ne comprend pas l’angoisse qu'elle ressent. Au lieu de l'assumer et de la sublimer dans un projet, elle tente de la fuir. Nihiliste et humaniste, elle refuse le tragique et son «étrangeté inquiétante» (Unheimlichkeit). Elle se réfugie alors dans le pire des refuges : le petit familier, le bonheur de l'immédiateté individuelle. Le Dasein, appauvri, mutilé, ne meurt mémé plus d'angoisse ou de déréliction, mais il se recroqueville et s’évanouit. Le destin se résorbe dans la subjectivité de l'atomisation individuelle. Les peuples s'endorment, puis meurent. Cette déchéance repose sur une conception inauthentique de la temporalité (Zeitlichkeii), provoquée par la métaphysique déchue de l'humanisme. L'homme refuse d'erre ce qu'il est, un être-pour-la-mort (Sein zum Tode), et s'étourdit dans l'illusion d'un désir d'éternité qu'il croit trouver dans la mondanité quotidienne. Une telle conception du temps repose sur une vulgarisation de la temporalité, et sur des idées de «fin de la mort» et de fin linéaire de 1'histotre comparables à celles que I'on trouve dans les philosophies du «progrès». Tout projet historique de devenir est alors rejeté comme «angoissant», pare qu'il implique que l'homme regarde la mort en face.


Heidegger_01.jpgRejetant la conception segmentaire du temps qui précipite l'homme vers le «repos» et la fin de tonte angoisse, Heidegger présente un autre type humain. Ce type caractérise l'homme qui, consentant à la mort, «prend une décision anticipante» résolue et va «au devant de la mort sans pour autant renoncer à son projet d'existence. L'existence (Dasein) est alors acceptés tragiquement mais sans équivoque comme souci (Sorge); l'activité humaine est assumée comme «vie soucieuse» (Fürsorge). L'authenticité de l'existence individuelle consiste à dépasser la mort individuelle, à admettre que l'avenir se confond avec l'advenir à soi, c'est-à-dire l'avancée vers sa propre mort. Or, seule la mobilisation du Dasein dans une communauté, dans un peuple, seul l'altruiste affectif trouvé par le don de soi à l'Autre est susceptible de surmonter le tragique de l'existence individuelle. Heidegger n'hésite d'ailleurs pas à parler d'«amour», mais en un sens autrement plus concret, plus réel que l'amour chrétien, où 1'on est seulement sommé d'aimer tout le monde - c'est-à-dire personne.


Le Dasein, chez Heidegger, est entraîné sur le fleuve du devenir. Toute illusion sur un arrêt des temps, sur une immobilisation des instants, sur une récompense finale, est dissipée. Bien supérieur au modèle chrétien d'existence, le Dasein n'a pas besoin du mythe mensonger de la victoire sur la mort pour agir. Il est d'une nouvelle façon pleinement et authentiquement humain, c'est-à-dire, par rapport à la conscience chrétienne qu'il dépasse comme la dépassait déjà en humanité la conscience grecque, qu'il se pose comme sur-humain.


La conception heideggérienne de la temporalité historique apparaît alors en toute clarté. L'homme-existant, le Dasein, totalise dans son présent t'«ayant-été» (Gewesenheit), qu'il assume, et !e «projet» (Entwurf) dont il participe en lien avec les siens. La conjonction du passé et du projet «ad-venir» rend présent le passé. Celui-ci, comme l'avenir, est rendu présent dans le maintenant. L'existence individuelle confond sa temporalité «subjective» avec l'histoire de sa communauté. La temporalité, qui est toujours vécue au niveau de la conscience individuelle, devient historicité. L 'avenir, la dimension ca pitale, incite le Dasein à faire retour au passé, rendant par là signifiant le maintenant qui se confond avec l'existence humaine. Heidegger qualifie lui-même cette conception du temps, que l'on trouve exposée notamment dans l'Introduction à la métaphysique, de «tridimensionnelle», par opposition aux conceptions uni- ou bidimensionnelles du temps linéaire, cyclique ou segmentaire. Cette conception est héritée, non pas de Nietzsche, mais de Sophocle et des poètes tragiques grecs, auprès desquels Nietzsche était d'ailleurs allé la puiser.

Pour Heidegger, Nietzsche a scellé la fin de la métaphysique, mais sa pensée elle-même appartienne encore à la métaphysique. «Que Nietzsche, écrit Heidegger, ait interprété et perçu sa pensée la plus abyssale à partir du dionysiaque tend à prouver qu'il a dû encore la penser métaphysiquement et qu'il ne pouvait la penser autrement. Mais (...) cette pensée la plus abyssale cache en elle quelque chose d'impensé, qui est en même temps fermé à la pensée métaphysique». Heidegger, nous l'avons dit, dépasse Nietzsche, exactement au sens où Zarathoustra appelait ses disciples, pour le suivre, à «dépasser jusqu'aux Grecs». Nietzsche ayant constitué l'intermède dionysiaque de la pensée occidentale, Heidegger inaugure l'ère apollinienne de ceste pensée, elle-même prélude annonciateur d'une ère apollinienne de l'action.


En quoi Heidegger ouvre-t-il la possibilité d'un âge apollinien - terme qui, reconnaissons - le, ne se trouve pas dans son œuvre? La position de Heidegger sur la métaphysique et la technique est trompeuse. Elle abuse les exégètes qui ne savent voir en lui qu'un adversaire de la technicité et un «chercheur de l'être». Le fait qu'il se lamente sur l'uniformité «diabolique» du monde moderne n'est pas, nous l'avons vu, contradictoire avec sa glorification de l'essence de la technique. C'est ainsi que, dans son essai sur Le dépassement de la métaphysique, il écrit: «L'usure de toutes les matières, y compris la matière première homme, au bénéfice de la production technique (...) est déterminé par le vide total où 1'étant, où les étoffes du réel, sont suspendues». Par ces mots, la civilisation de l'économie et de la marchandise se trouve analysée, bien plus profondément que ne le feront plus tard les «situationnistes», comme la «mise-en-ordre entendue comme la forme sous laquelle l'action sans but est mise en sécurité». L'étant, c'est-à-dire le monde réel, se trouvant dévalorisé au terme du processus métaphysique du nihilisme qui s'achève dans l'humanisme, il ne reste plus aux hommes qu'à l'organiser mécaniquement. La technique, envisagée comme technique-pour-l'économie, comme instrument d'ordre heureux, n'est plus que le moyen de «mise à sac de la terre». «Ce cercle de l'usure pour la consommation, écrit encore Heidegger, est l'unique processus qui caractérise l'histoire d'un monde devenu non-monde (Unwelt)». Ce monde de la dévalorisation du réel et du mésemploi de la technique, c'est-à-dire son emploi nihiliste humaniste, son emploi absurde comme l'instrument d'une métaphysique dévaluée (la recherche de la morale du bonheur), aboutit «à I'exclusion de ce facteur essentiel, les distinction de nations et de peuples». Heidegger ajoute: «De mémé que la distinction de la guerre et de la paix est devenue caduque, de même s'efface aussi la distinction du national et de l'international. Qui pense, aujourd'hui, en "Européen" n'a plus à craindre qu'on lui reproche d'être un internationaliste. Mais il est vrai aussi qu'il n'est plus un "nationaliste" puisqu'il n'a pas moins d'égard au bien des autres "nations" qu'au sien propre».


Cette usure de l'étant, selon Heidegger, doit s'entendre, non pas tant comme 1'àge de l'égalitarisme que comme le règne de l'uniformité: «Avant toutes les différences nationales, cette uniformité de l'étant entraine l'uniformité de la direction, pour laquelle toutes les formes politiques ne sont plus qu'un instrument de direction parmi d'autres. La réalité consistant dans l'uniformité d'un calcul traduisible par des plans, il faut que l'homme, lui aussi, entre dans cette uniformité s'il veut rester en contact avec le réel. Un homme sans "uni-forme", aujourd'hui, donne déjà une impression d'irréalité, tel un corps étranger dans notre monde. L'étant s'étend dans une absence de différence qui n'est plus maîtrisée que par une action et une organisation régies par le "principe de productivité". Ce dernier parait entraîner un ordre hiérarchique, mais, en réalité, il est fondé sur 1'absence de toute hiérarchie (...) vu que le but de la production n'est rien de plus que le vide uniforme (...) l'absence de différence qui accompagne l'usure totale provient d'une "volonté positive" de n'admettre aucune hiérarchie, conformément au primat du vide de toutes les visées».

Heidegger oppose donc la volonté positive de 1'àge nihiliste à la Volonté de puissance, qui, elle, est salut, parce qu'elle comporte un projet et un dessein hiérarchisant. La simple volonté qui gouverne, rationnellement, economiquement, notre monde appartient au domaine de l'inauthentique recherche d'une stabilité heureuse. La Volonté de puissance relève au contraire du devenir. Heidegger précise: «La terre apparaît comme le non-monde de l'errante. Du point de vue de l'histoire de l'être, elle est l’astre errante ». Or, c'est ici qu'il est  aisé de se faire un contresens. Car Heidegger condamne et glorifie en mente temps la technique - de mente qu'il oppose la Volonté de puissance à la volonté positive, appelée aussi «volonté sans visée». Comparons, pour aliène comprendre, deux citations de Heidegger. La première est celle-ci: «Le bouleau ne dépasse jamais la ligne de son possible. Le peuple des abeilles habite dans son possible. La volonté seuls, de tour cotés s'installant dans la technique, secoue la terre et l'engage dans les grandes fatigues, dans l'usure de l'artificiel (...) Les pratiques qui organisent cette contrainte et la maintiennent dominante, naissent de l'essence de la technique qui n'est autre chose que la métaphysique en train de s'achever. L'uniformité complète de toutes les choses humaines de la terre, sous la domination de la volonté de volonté, fait ressortir le non-sens d'une action humaine posée comme absolue». Nous sommes parti, apparemment, devant une condamnation, un rejet de la technique. Et de fait, pour ceux qui, dans leur lecture, en restent à ce stade, il semble bien que Heidegger s'inquiète de cette époque de domination de la terre où, comme le disait Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit, «la conscience absolue de soi même devient principe de la pensée». Mais voyons maintenant notre deuxième citation. Dans La question de la technique, Heidegger déclare : «La technique n'est pas ce qui est dangereux. Il n'y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. C'est l'essence de la technique, en tant qu'elle est un destin de dévoilement, qui est le danger (...) La menace qui pèse sur l'homme ne provient pas des rnachines». L'idée, cette fois, est tout-à-fait différente. Le danger, entendu par Heidegger à la tois criminel un péril et une noblesse, provenaient en effet du processus historique de l'arraisonnement. C'est pourquoi Heidegger ajoute, citant Hölderlin: «Mais là où il y a le danger, là aussi croît ce qui sauve».


Ce qui «sauve» est donc aussi ce qui constance le «danger». L 'élément salvateur, tout comme l'élément menaçant réside dans l'essence de la technique, autrement dit dans la volonté de puissance devenue conscience voulue. «Là où il y a le danger...», c'est-à-dire au cœur du processus technique de l'arraisonnement de l'humain et de la terre, «là aussi...», c'est-à-dire en ce lieu même où se déchante la technique, «croit ce qui sauve», c'est à dire s'observe, en devenir virtuel, ce qui imposera des nouvelles valeurs. La Volonté de puissance, latente et «inconsciente» dans la technique, présente mais occultée dans l'arraisonnement, peut devenir auto-conscience et prendre en charge l'arraisonnement. A la volonté-sans-visée peut succéder la volonté douée de projet. Et puisque l'essence de la technique, l'arraisonnement, se confond avec le déclin de la métaphysique, cette essence a nécessairement hérité de ce qui gisait, de ce qui serpentait souterrainement dans la métaphysique occidentale, à savoir la Volonté de puissance. Le troisième âge sera alors celui où la Volonté de puissance pourra éclore, éclater au plein jour de la claire conscience. Occulte, métaphysicienne ou chrétienne, dans son premier âge, la Volonté de puissance ne s'exprimait que dans le logos. Dionysiaque dans son deuxième âge, celui de la technique moderne de l'époque nihiliste actuelle, elle peut désormais s'assumer comme tel, se reconnaître comme acte planifié de puissance, dans ce que nous avons appelé l'age apollinien. (Car Apollon est celui qui maîtrise, par l'ordonnance planifiée et rigoureuse de t'entendement, mais qui, en métro temps, donne sens et valeur, qui rend religieux le monde organisé).


Du nihilisme lui-même renaissent ainsi des valeurs. Comment la parole cité plus haut de Hölderlin, Heidegger écrit dans La question de la technique: «Sauver (retten) est reconduire dans l'essence (au sens de "nature profonde") afin de faire apparaître celle-ci pour la première fois, de la façon qui lui est propre. Si l'essence de la technique, l’arraisonnement, est le péril suprême (...) alors, il faut que ce soit justement l'essence de la technique qui abrite en elle la croissance de ce qui sauve».


Quelles valeurs la Volonté de puissance devenue consciente va-t-elle alors «présenter»? Pour répondre à cette question, Heidegger procède par allusions poétiques et mythiques. Enfermer les nouvelles valeurs dans une définition «rationnelle», ce serait en effet, par avance, les dé-florer, les tuer «dans l'œuf» et, déjà, jeter les bases d'un autre nihilisme. Aussi Heidegger se borne-t-il, retrouvant un geste de souveraineté immémoriale, à designer le chemin, en nous disant que la sente des nouvelles valeurs conduit vers une nouvelle Grèce, à laquelle il donne le beau nom d'Abend-Land, terme qu'on ne saurait traduire par «Occident» et que l'on a remarquablement rendu par le néologisme franco-grec d'«Hespérie» (du grec hespera «le soir»), dans lequel nonne le Leitmotiv de l'espérance. Dans le texte Pourquoi des poètes, Heidegger écrit: «Ceux qui risquent le plus... ils apportent aux mortels la trace». Ceux qui risquent : nous avons vu que le risque était de subire le chemin de l'arraisonnement technique en le rendant conscient de la Volonté de puissance. La trace c'est la sente forestière où nous pouvons choisir de nous enfoncer. Mais où mène cette trace? Qui donc y poursuivons-nous? Vers quel monde nous porte-t-elle ? Heidegger répond: «Ceux qui risquent le plus... ils apportent aux mortels la trace. La trace des dieux enfuis dans l'opacité de la nuit du monde».


VI . L'HESPERIAL


«Aucune méditation sur ce qui est aujourd'hui ne peut germer et se développer, à moins qu'elle n'enfonce ses racines dans le sol de notre existence historique par un dialogue avec les penseurs grecs (...) Ce qui à l'aube grecque a été pensé ou dit, vient sur nous. Pour éprouver cette présence de l'histoire, nous devons nous détacher de la représentation historique de l'histoire» (Heidegger, Science et méditation).


Aussi gênant que cela puisse paraître aux yeux de certains, c'est bien aux dieux grecs que pense Heidegger lorsqu'il évoque la « trace » de ce qui doit être retrouvé et que la Volonté de puissance doit pouvoir restituer comme valeurs aux Européens. C'est donc bel et bien une sorte de «paganisme» que Heidegger assigne aux temps modernes. Au monde désespéré de l'humanisme rationnel, il oppose l'ad-venance, au cœur de la civilisation technique moderne, du sacre (das Heilige). Il l'appelle de ses voeux en puisant dans les ouvres de Hölderlin et de Rilke, poètes de l'essence et du retour des dieux. Les textes sont clairs: le salut, pour Heidegger, procédera d'un recommencement grec, c'est-à-dire des retrouvailles, de l'accord, sous une forme historiale différente, du sacre et de la technique, exactement comme à l'aube des temps helléniques. Ainsi pourra s'accomplir l'Eternel retour de l'identique, que Nietzsche avait pressenti sans pouvoir lui conférer un contenu. Accoupler l'irrationnel du sacré et l'immanente matérielle de l'arraisonnement technique, la rationalité planifiée de la mobilisation de la terre et l'inspiration «romantique» que peut susciter la renaissance du sentiment religieux grec, voilà quelle visée Heidegger entend donner à la Volonté de puissance.


L'Hespérie, la «terre du couchant» (Abend-Land), marque alors ce que doit devenir l'Occident, ce vers quoi il doit se nier et se dépasser en se niant, pour reproduire, sous une autre forme, celle de l'immanence sacrée des valeurs terrestres et techniques, la vue du monde de cette aurore que constitua J'hellénisme pré-platonicien. Ainsi cette même Grèce qui, à la suite du platonisme, acclimata en Europe la métaphysique et le judéo-christianisme, est-elle destinée, dans notre présent, à en surmonter la mémoire. C'est en poursuivant, à la trace, les dieux grecs, que nous avions oubliés en tant que passe, mais qui sont appelés maintenant à surgir dans nutre avenir, métamorphosés, que nous régénèrerons notre histoire.

Dans Pourquoi des poètes, Heidegger cite l'Hymne des titans de Hölderlin :
«... et pourquoi des poètes en temps de détresse ?
«Mais ils sont, dis-tu, comme les prêtres sacrés de Bacchus
«Qui de pays en pays, errent dans la nuit sacrée».

Le poète, comme le penseur, au milieu de la nuit, à l'apogée du nihilisme et de l'oubli, annonce le matin. «Dieu est mort», disait Nietzsche. «Il faut retrouver les dieux», répond Heidegger, mais en donnant à ce terme un sens bien différent de celui qu'entendaient les Grecs. Les dieux, ici, signifient la ré-advenance du sacré, à la fois mythique et conscient, destiné à fonder une régénération de l'histoire. Heidegger est contraint de s'exprimer par allégorie puisque, à ce degré de la pensée, il sort du logos et donne à sa propre parole le statut de mythe fondateur: «Le dieu du cep (Dionysos) sauvegarde (...) le lieu férial de l'union des dieux et des hommes. Ce n'est que dans la région d'un tel lieu, si tant est qu'il y en ait un, que peuvent rester des traces des dieux enfuis, pour les hommes dépouillés de dieux (...) Les poètes ressentent la trace des dieux enfuis et tracent aux mortels, leurs frères, le chemin du revirement (...) voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré (...) A nous autres d'apprendre à écouter le dire de ces poètes».


Cette régénération de l'histoire, à laquelle Hölderlin, à travers Heidegger, nous appelle, est risquée. Mais ce risque va de pair avec le caractère inquiétant (unheimlich) de l'humain. Or, pour les Grecs, l'humain n'est pas seulement inquiétant (deinon); il tend vers le surhumain, et c'est en cela qu'il est «le plus inquiétant» (to deinotaton). Heidegger cite le fragment 52 de Héraclite: «Le temps du monde est un enfant, jouant au tris-trac; d'un jeu d'enfant, il est le règne». Il le commente en les termes : «Au risque appartient le projet dans le péril». C'est que le retour des dieux ne doit pas se comprendre comme une «fuite vers les dieux de la Grèce antique», paganisme de pacotille dont se moque Heidegger, en l'assimilant à l'inanité contemporaine des «croyances religieuses». Ce «retour» sera le recommencement grec, la réconciliation entre la «science» et la «philosophie», entre la technique planétaire et la «poésie», entre l'instrumentalité et la spiritualité, entre la subjectivité aux prises avec la matière et le sacré. Cetre réconciliation, opérée au sens de la Volonté de puissance, nous remettra dans une situation destinale identique à celle de l'aurore fondatrice grecque (mais non dans une situation semblable, puisque, entre-temps, la conscience européenne a accédé au stade épochal de la conception du monde).

La trace des dieux enfuis, inquiétante poursuite, nous mène donc à un recommencement qui n'a rien d'un retour en arrière vers le passé connu, mais qui s'enfonce résolument vers ce qu'il y a de plus risqué dans la modernité. Dans une de ses conférences, Heidegger précise quel pourrait être l'augure de ce recommencement: utilisant le terme de volonté, il place celle-ci, par l'intermédiaire de la «science», comme «gardienne du destin du peuple», comme «volonté d'une mission spirituelle et historique de notre peuple». Ainsi, le recommencement grec peut-il inaugurer la présence (Anwesenheit) du sacré dans la conscience historique et l'advenance du peuple - et non plus de l'atome individuel - comme mode de la subjectivité. Le surgissement «hespérial» de cette «nouvelle Grèce» est pensé comme une rupture historique (Aufbruch), comme une sortie violente (Ausbruch) de la modernité inauthentique du nihilisme humaniste, mais aussi cormme irruption (Einbruch) de l'avenir risqué dans notre présent confortable où la science est voulue comme «instrument du bonheur». Cette irruption ne peut s'accomplir que sous les traits de la violence, d'un «brisement» (Zerbrechen) inquiétant et non paisible, et c'est ainsi qu'elle nous fera rentrer dans l'histoire dont nous sommes sortis. Portée par le fleuve du devenir, la conscience qui aura vécu ce recommencement grec, devra comprendre le monde comme «défrichement» (Umbruch), comme travail d'abattage.


Nous retrouvons ainsi la métaphore mythique de la forêt et le bûcheron. Déjà, nous avons dit que suivre le Holzweg nous mènerait dans la forêt, «au cœur de notre travail». Et c'est bien d'un travail de bûcheron qu'il s'agit. Le risque de l'histoire se compare au labeur des bûcherons: rompre (brechen) les arbres et survivre au danger de leur chute. Où nous mène la sente forestière? Elle nous mène à la cité des bûcherons, qui vit sous le signe de la «mixture» (Bruch). Rappelons-nous alors la sentence héraclitiennee panta rei (tout coule en rythme, tout coule en se brisant), dont la véritable signification n'est autre que: «Le monde s'écoule par ruptures successive».


Mais quel sera le premier travail du bûcheron, celui qui accompagnera le défrichement? Ce sera la dislocation (Auseinanderbrechen) du monde ancien. Cette destruction visera une certaine vision que nous avions de notre passé. Le recommencement grec suppose en effet d'abord la destruction d'un passé et le choix d'un autre. Mais ce «nouveau passé» ne saurait étre considéré dans une temporalité antécédente, située derrière nous, comme picuse «mémoire»; son caractère de nouveauté provient de ce qu'il surgit, par notre volonté, devant nous. « Devant », c'est-à-dire qu'il doit être compris sous le mode du «faire-surgir» (er-springen) (somme la «cité des bûcheron» surgit devant les pas de 1'aventureux marcheur forestier) et du «pro-venir» (geschehen). Ainsi seulement, le passé grec sera «histoire», c'est-à-dire provenance advenance (Geschichte).


Dans l'une de ses conférences, Heidegger déclare: «Le commencement est encore là. il n'est pas derrière nous somme ce qui a été il y a longtemps, mais il se tient devant nous. Le commencement a fait irruption (Einbruch) dans notre avenir, il dresse au loin, comme une disposition lointaine à travers nous, sa grandeur qu'il nous faut rejoindre (...) Nous nous voulons nous-mêmes. Car la force jeune du peuple, sa force la plus jeune qui est au-delà de nous, s'empare de la route, celle-là en a décidé déjà. La splendeur et la grandeur de ce départ qui est rupture, nous le comprenons pleinement si nous portons en nous le sang-froid profond et vaste que l'antique sagesse grecque a exprimé par cette parole: Toute grandeur est dans l'assaut».


La conscience contemporaine et ses philosophies ne sont pas encore parvenues à en finir avec l'humanisme. Son cadavre se décompose en humanitarisme. Mais le lancinant discours moral de notre temps, son conformisme carcéral, sonne comme un discours crépusculaire. Nous somme loin des claironnements optimistes des idéologies humanitaires du progrès. Les idéologies et les intellectuels, toujours attachés aux problématiques de l'idéal moral, sont à la fois conscients de s'y trouver enfermés et qu'en sortir leur serait insupportable (car cela es obligerait à suivre l'angoissante ruée de la philosophie nietzschéenne par-delà le bien et le mal). L'attachement à la morale humanitaire, en philosophie des valeurs comme en politique, prend alors tout son sens : celui d'une conscience malheureuse, déçue, geignante, spectatrice coléreuse et larmoyante de l'évaporation de ses utopies. En termes heideggériens, cette attitude de la conscience contemporaine peut être analysée somme une incapacité «historiale» à franchir un nouveau palier d'existence. Au contraire, écrit Heidegger, «l'homme dont l’essence est celle qui est voulue à partir de la Volonté de puissance, voilà le surhomme (Uebermensch), celui qui doit détenir l'irrésistible puissance (Uebermacht) pâtir accomplir sa souveraineté» (Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit.). La conscience humaniste est condamnée à vivre avec son inessentielle (Unwesen), qui provient du fait qu'elle gît en déphase par rapport au devenir «historial» des temps modernes, lequel dévoile l'essence de la Volonté de puissance.


La nécessite se déploie, écrit encore Heidegger, d'aller au-delà de nomine ancien, de le surpasser (...) L'homme ancien voudrait continuer d'être 1'homme ancien ; en même temps, il est déjà le consentant de l'étant, de cette étant dont l'être commence à se manifester comme Volonté de puissance» (ibid.) - c'est-à-dire de ce monde rend conscience d'elle-même la Volonté de puissance comme principe de son devenir. L’homme ancien se subit lui-même ; il est comme atteint de schizophrénie. Refusant de renoncer à la modernité, il n'entend pas admettre pour autant l'installation de la Volonté de puissance. Sa position est intenable. La physique nucléaire ou I'ingénierie génétique heurtent sa conscience, mais il n'a ni la force ni la volonté de les abandonner. Alors, ces techniques le dirigent. Ils devient leur commis. Il se place lui-même plus bus que les machines et les techniques.


Heidegger installe donc dans une subjectivité entendue somme destin d'un peuple et d'une communauté le «lieu du  vouloir du surhomme». Ces deux éléments, la Volonté de puissance et la définition de son lieu d'accomplissernent, ne sont toutefois jamais présentés en même temps, et c'est en comparant les textes que 1'on obtient la clé de la pensée de Heidegger : le nouveau lieu des valeurs sera l'ordre conscient d'une Volonté de puissance utilisant la science et la technique à travers un autre niveau «historial» de la conscient humaine.


La lutte pour le «règne de la terre» est désormais seul susceptible de fonder de nouvelles tables de valeurs et de redonner un sens sacré à l'existence de la conscience. Suprême ironie de l'histoire en reléguant le sacré hors du monde, la métaphysique a dévalué le lieu où elle posait et nommait ses valeurs - le supra-sensible. Du même coup, elle a, sans le vouloir, contribué à libérer dans le monde la Volonté de puissance et à faire revenir, avec une force virtuelle bien plus considérable qu'aux temps païens, le sacré à son lieu d'origine: la conscience humaine comme partie indétachable de la nature. Commentant ce processus, Heidegger peut écrire:  «La terre devient le centre de toute position et de tout débat, objet d'un assaut permanent» - ce qui corrobore la prédiction faille dans le Gai savoir : «Le temps viendra où la lutte pour le règne de la terre sera menée, et elle le sera au nom de doctrines philosophiques fondamentales».


Le surhomme, l'homme de l'auto-conscience qui a objectivé le monde, ne devient surhomme que s'il veut cet acte comme tel, que s'il prend la responsabilité du meurtre de Dieu, que s'il l'assume «historialement». «Par cette mise à mort», précise Heidegger, «l'homme devient autre. Il devient celui qui supprime l'étant (das Seiende) au sens de 1'étant en soi (das Seiend)». Et il ajoute, ce qui n'est compréhensible que si l'on saisit la double signification, dialectique et «hístoriale», du nihilisme «L'essence du nihilisme réside en l’histoire (...) Si la métaphysique est le fond historial de l'histoire mondiale déterminée occidentalement et européennem ent, alors cette histoire est nihiliste en un sens tout nouveau (...) Ni les perspectives politiques, ni les perspectives économiques, ni les perspectives sociologiques, techniques ou scientifiques, pas mense les perspectives religieuses et métaphysiques, ne suffisent pour penser ce qui advient en ce siècle du monde (...) Dans quelle mesure l'homme est-il forcené? Il est for-cené, c'est-à-dire hors du sens. Car il est sorti du plan de i'homme ancien. Cet homme, de la sorte déplacé, n'a pour cette raison rien de commun avec le genre des voyous publics, avec ceux qui ne croient pas en Dieu».


Que ceux qui ont des oreilles entendent.

Guillaume FAYE


1 Jean-Michel Palmier, Les écrits politiques de Heiddeger, L’Herne, 1968.

2 C’est-à-dire une description phénoménale de la pensée de l’être.

3 Henri Arvon, La philosophie allemande, Seghers, 1970.

4 Lettre sur l'humanisme, Aubier, 1964. Heidegger précise, jetant un regard en arrière sur son œuvre, que son dessein n'est pas de «philosopher» au sens habituel du terme, mais, par un travail de la pensée qui n'a rien d'«intellectualiste», de répondre aux questions historiques touchant au sens de notre époque. La «question de l’être» ne doit donc pas se comprendre comme un problème philosophique, mais comme une question historique qui concerne l'ensemble de la civilisation «occidentale» devenue planétaire.

5 Hussert estimait que L 'être et le temps avait trahi la méthode phénoménologique, et reprochait à Heidegger de faire de I'anthropologie.

6 La poiésis grecque désigne à la fois ce que nous entendons par poésie et l'activité créatrice des «métiers» les plus divers..

7 La traduction figure dans Chemins qui ne mènent nulle part (Gallimard, 1962).

8 Il s'agit des sentes tracées par les bûcheron qui reviennent de la clairière de coupe. Elles ne traversent pas la forêt, mais constituent les Seuls sentiers conduisant «au cœur des boss».

9 Cf. la conférence Qui est le Zarathoustra de Nietzsche?, publiée dans le recarci Essais et conférences (Gallimard, 1958).

10 «Le plus inquiétant» (o deinotatos) : c'est ainsi que les poètes désignaient l'homme. Il faut entendre «le plus inquiétant de tous les hôtes de la terre», par opposition aux animaux qui, eux, n'ont rien d'inquiétant.

11 Dans le tome II de son Nietzche, Heidegger commente l'idée selon laquelle, si «le christianisme ne fut qu'un platonisme pour le peuple», de nos jours, les noumènes platoniciens n'étant plus portés par les mythèmes chrétiens, toute métaphysique «a perdu sa force historialement structurante.

12 Les valeurs «vécues comme existence» recouvrent ce que Ernst Jünger, dans Der Arbeiter (1932), désignait comme Lebenstand, «classe-de-vie». Le «travail» était alors appelé à devenir la classe-de-vie des temps moderne. Heidegger dépassera ce point de vue, mais conservera l'idée d'une intégration des valeurs à l'existence vécue. Il récusera toutefois le terme de «travail», préférant ne pas enfermer les valeurs vécues dans une dénomination unique. Nommer le «travail» comme classe-de-vie, n'est ce pas déjà, d'ailleurs, l'objectiver et le dévaloriser ?

13 Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit.

14 Le monothéisme peut être aussi un paganisme non dualiste. C'est parce que le judéo-christianisme fut à la fois un monothéisme et un dualisme métaphysique qu'il dévalorisa le sacré et finir en morale.

15 On peut rapprocher cette conception heideggérienne de l'histoire de celle de la physique moderne: le temps «de la conscience humaine», néguentropique et porteur d'information, pourrait se comparer à une spirale ascendante, mais qui serait infléchie vers le bas par la spirale descendante du temps «physique», entropique et «désinformant». Voir, sui- cette question: Joël de Rosnay, Le macroscope (Seuil, 1975); Oliver Costa de Beauregard, La notion de temps (Hermann, 1963) et Le second principe de la s cience du temps (Seuil, 1963), où sont exposées les conceptions modernes du temps «non-segmentaire».

16 Cette idée de la «non-neutralité» de la technique se retrouve intégralement chez Jünger.

17 Cf., avec certaines réserves, le livre de Bernard d'Espagnat, A la recherche du réel (Gauthier-Villars, 1979), qui expose les idées modernes des physiciens sur la nature du «réel».

18 Les contradictions culturelles du capitalisme, PUF, 1979.

19 Notamment avec Descartes, puis avec Kant. Dans La Critique de la raison pure, de Kant, le primat du sujet est affirmé comme sujet percevant, ce qui fait suite à la conquète cartésienne de la subjective intellectuelle.

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dimanche, 06 décembre 2009

Entretien avec Pavel Toulaev

Russian_soldiers_on_the_Champs_Elysees_DSC03310.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

Entretien avec Pavel Vladimirovitch Toulaev, Vice-Président de « Synergies Européennes » à Moscou

 

1. Pavel Vladimirovitch, comment vous présenteriez-vous à vos amis synergétistes d’Europe occidentale ?

 

PVT : Je m'appelle Pavel Vladimirovitch Toulaev et j'ai 39 ans. Russe et citoyen de la Russie, je réside à Moscou. De par ma formation, je suis traducteur-interprète en langue espagnole, anglaise et française et licencié en histoire ; par vocation je suis poète, philosophe et homme de lettres ; par profession, je suis professeur à l'Université linguistique d'Etat de Moscou ; par engagement social, je suis rédacteur scientifique et littéraire de la revue historique et culturelle Naslednié Predkov (Les legs des ancêtres). J'ai une cinquantaine de publications à mon actif sur la Russie, l'Espagne, l'Amérique latine et l'Amérique du Nord dans les genres les plus divers: des études scientifique aux visions mystiques. Parmi les plus significatives, je citerai: « Comprendre l'Entité russe », « Sept rayons », « La croix sur la Crimée », « La Révolution conservatrice en Espagne », « La Russie et l'Espagne s’ouvrent l'une à l'autre ». Parmi les livres sortis sous ma rédaction, je choisirais les recueils suivants: « La Russie et l'Europe: expérience d’une analyse à partir de l'idée de "sobornost " », « Le peuple et les intellectuels», « Perspective russe » et également « Philosophie posthistorique» par Vitalii Kovalev et « Comment l'ordre organise les guerres et les révolutions » par Antony Sutton.

 

2. Quelles sont les sources de votre mode de penser ?

 

PVT : Ma famille, mes amis et ma Patrie ont joué le rôle principal dans ma formation. Elevé dans les bonnes traditions russes et dans la famille d'un officier des services de renseignement pour l'étranger, j'ai reçu une éducation avec une forte orientation idéologique, fidèle aux principes du patriotisme, du socialisme soviétique et de la pratique sportive et culturelle au sein des organisations des pionniers et du Komsomol. Depuis l'enfance, j'ai eu l'occasion de beaucoup voyager. Né à Krasnodar, dans le sud ensoleillé de la Russie, j'ai passé ma jeunesse au bord de la mer Noire à Sotchi, j'ai été plus d'une fois dans la ville natale de mon père, Saint-Pétersbourg, et en Sibérie, pays natal de ma mère ; j'ai vécu en Autriche et en Australie, j'ai travaillé en Espagne et aux Etats-Unis. Mon expérience à l'étranger a considérablement influencé ma vision du monde, mais j'ai passé la plus grande partie de ma vie dans la capitale de la Russie. C'est surtout grâce à Moscou, avec ses traditions russophiles, orthodoxes et impériales, que j'ai atteint ma maturité.

La beauté et le mystère qui se manifestent dans la nature, dans l'érotisme et dans l'art ont aussi exercé une grande influence depuis toujours sur ma façon de penser. J'ai toujours considéré la création artistique et l'amour comme l'expression la plus naturelle du monde intérieur. Dans ma jeunesse je me suis appliqué à la peinture, j'ai été barde lorsque j'étais étudiant et j'ai vécu d'impressions musicales et théâtrales, j'ai écrit et exécuté moi-même des chansons. Après avoir adopté la foi orthodoxe, j'ai appris à chanter la messe. L'esthétique m'attire sous toutes ses formes et surtout sous sa forme musicale, qui n'a jamais cessé de m'envoûter véritablement. J'écoute régulièrement la musique classique de Bach et Tchaïkovski à Richard Strauss et Rachmaninov. J'aime également la musique populaire y compris l’occidentale par sa vitalité et son naturel.

 

3.Quels auteurs et quels livres vous ont marqué le plus dans votre jeunesse ?

 

PVT : Il est difficile d'opérer une sélection parmi les centaines d'auteurs et de livres que j'ai lus. Depuis l'enfance, j'ai avalé de tout selon de contes, des livres d'aventures, des romans policiers, des romans d'amour et des poésies. La première œuvre sérieuse dont je me rappelle est l'Odyssée d'Homère dans ma jeunesse, en dehors de ma passion pour la peinture et pour la musique, j'ai pris goût aux œuvres ayant trait aux beaux-arts aux musées et aux albums d'art.

 

Pendant les années universitaires sous l'influence de mon éducation soviétique, je me suis passionné pour le romantisme soviétique et le mouvement des partisans de l'époque. Une fois devenu boursier de thèse à l'Institut de lyrique latine de l'Académie des sciences de l'URSS, où je me suis spécialisé dans le Pérou, j'ai été enchanté par les travaux et la biographie de Che Guevara, de Fidel Castro, de Ho Chi Min, de José Carlos Mariategui, de Aya de la Torre, de Simon Bolivar et de José Marti. J'ai traduit et chanté les chansons de Victor Hara.

 

C'est au cours d’un stage de boursier de thèse que j'ai souhaité me familiariser avec les auteurs classiques russes de Pouchkine et Gogol, Tolstoï et Essenine, en dehors des œuvres de Marx, Hegel et Lénine, qu'il fallait obligatoirement lire à l'époque. Je me suis littéralement plongé dans leurs œuvres complètes pendant des semaines et des mois entiers dans les bibliothèques.

Dostoïevski m'a profondément secoué et ce sont surtout  Les Démons et Les frères Karamazov qui ont produit une grande impression sur moi. En lisant Dostoïevski, je me suis reconnu sans réfléchir... Ensuite cela a été le tour de Nikolaï Fedorov, utopiste l'excès, qui rêvait de redonner la vie tous nos ancêtres, une idée qui m'a stupéfié. En bon élève de la période soviétique, j'avais étudié l'histoire selon les principes du matérialisme historique et je me trouvais alors confronté à la résurrection des pères, aux racines aryennes, aux recherches de berceaux indo-européens, à la guerre pour Constantinople. En un mot, j'étais confronté à la contre-révolution. J'ai éprouvé un grand bonheur esthétique en lisant Nabokov. Sa langue somptueuse, veloutée et extraordinairement poétique, m'a charmé. Le roman surréaliste de Nabokov Le Don est un des meilleurs romans du XXième siècle.

 

tulaev.jpgParmi les philosophes, mon premier maître à penser a été Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Pendant mon stage de boursier de thèse, j'ai été obligé d'étudier Les cahiers philosophiques de Lénine qui contiennent beaucoup d'extraits de la philosophie classique allemande. Je n'en suis pas resté là. M'étant armé de patience, j'ai consacré plusieurs mois à l'étude en autodidacte de la dialectique de l’absolu. J'ai étudié L'Encyclopédie philosophique, La

science de la logique, L'éstétique et ensuite La philosophie de l'histoire, le résultat a surpassé toute attente car je suis devenu un idéaliste convaincu.

 

Platon, que j'ai aussi lu en entier, a suivi Hegel et j'ai même composé deux dialogues philosophiques en m'inspirant des siens. Aristote ne m'a pas vraiment captivé et, au lieu d'étudier la Métaphysique, j'ai relu les biographies philosophiques de Diogène Laërce, les poèmes d'Homère et des magnifiques traductions d'hymnes anciens. Les classiques orientaux ont également exercé une influence considérable sur moi: parmi eux  le « Rigveda »,  le « Mahabharata », Le chevalier dans la peau de tigre de Chota Roustavéli ainsi que la poésie lyrique dans l'esprit de Nizami et de Omar Khayyam. En général, j'ai une prédilection pour l'Orient à laquelle ont contribué le Précis d'Histoire mondial de Djavaharlal Nehru, mon engouement pour les livres et les tableaux de Nikolaï Roerich, mon intérêt scientifique pour l'lnde, la Chine et la Corée du Nord. L'Orient de l’époque classique m'a toujours inspiré un sentiment de respect profond et parfois même d'exaltation et de vive émotion.

 

Le Zarathoustra de Friedrich Nietzsche m'a beaucoup marqué. Je l'ai lu pour la première fois dans une édition d'avant la révolution (il n'y avait pas d'éditions soviétiques), par la suite, j'ai eu accès aux nouvelles traductions et j'ai lu avec inspiration La naissance de la tragédie et l’esprit de la musique, L'Antéchrist  et d'autres œuvres. C'est en partie sous l'influence de Nietzsche que j'ai créé la société littéraire moscovite « Prométhée » avec une orientation pour l'esthétique musicale, pour le « cosmos russe » et l'astronautique. C'était une étape importante de mon cheminement spirituel, où trouvèrent leur expression les recherches et les élans de ma jeunesse romantique.

 

4. Quels penseurs ont attiré votre attention dans la maturité ?

 

PVT : Parmi les auteurs occidentaux, ce sont Wagner, Schopenhauer, Heidegger, Camus, Dali, Ortega y Gasset qui m'ont captivé, ensuite Dante, Baltasar Gracian, Ignace de Loyola, Rafael Calvo Serrer (surtout sa Théorie de la Restauration), Escriva de Balaguer (Chemin) et aussi la grandiose poésie épique espagnole « El Cid », que j'ai étudiée dans le texte original. Après avoir travaillé à Séville pour l'Expo-92 et avoir fait connaissance avec des phalangistes, j'ai étudié les œuvres de José Antonio Primo de Rivera, j'ai écrit la brochure La révolution conservatrice en Espagne et l'essai biographique Franco - Caudillo de l'Espagne.

 

Peu à peu, j'ai commencé à préférer les penseurs russes. Encore dans les années soviétiques grâce aux recherches fondamentales du fondateur de l'école mythologique A.H. Afanasiev (son travail principal Les conceptions poétiques des Slaves sur la nature) et de l'académicien B. A. Rybakov (Le paganisme des anciens Slaves et Le paganisme de l'ancienne Russie), j'ai découvert le monde de l'antiquité slave et je me suis sérieusement intéressé aux racines aryennes de notre civilisation. C'est ainsi que mon intérêt profond pour le passé est né et que j'ai été amené à lire avec la plus grande attention l'ouvrage en plusieurs tomes l’Histoire de l'Etat russe par N. M. Karamzine, à cela ont suivi les œuvres choisies sur l'histoire russe de S. M. Soloviev et les conférences renommées de M. O. Klioutchevski. Dans cette période, je suis devenu militant de la Société panrusse de protection des monuments historiques et culturels.

 

Depuis le debut de la « perestroïka », j'ai essayé de lire tout ce qui était interdit auparavant et qui était désormais disponible: les livres des écrivains russes-blancs, les analyses des dissidents soviétiques sur le rôle des juifs et des francs-maçons. Je me suis abonné à une montagne de revues copieuses: Problèmes de philosophie,  Notre contemporain (Nach Sovremenik), Moscou, Science et religion et d'autres sans compter quelques journaux politiques d'orientation patriotique dans le genre du Messager russe (Russkii Vestnik) et de Jour (Dyeïnn). C'est avec difficulté que j'ai avalé cette avalanche d'informations où foisonnaient les scandales, les sujets à sensation et les nouvelles tragiques.

 

Après l'abolition de la censure et la libération totale de la presse, les classiques de la pensée russe ont commencé à être publiés en gros tirages: Vl. Soloviev, N. Berdiaev, P. Florenski, Illin, E. Troubetskoi, L. Tikhomirov, I. Solonevitch et d'autres. Ils sont tous des idéalistes orthodoxes de tendances différentes. Je ne peux affirmer avoir lu toutes leurs œuvres (il y en a des centaines), mais j'ai étudié sérieusement l'essentiel. Sous l'influence des philosophes orthodoxes, j'ai élaboré l'idée russe: la « sobornost », qui signifie la liberté hiérarchique et différenciée en Dieu.

C'est à cette époque que j'ai étudié la Bible et que j'ai lu plusieurs fois l'Evangile. L'Ancien Testament a produit sur moi une impression sombre et lors de la lecture du Nouveau Testament j'ai été particulièrement touché par l'Evangile de Saint-Jean et par l'Apocalypse. La Liturgie divine et l'expérience mystique du martyr aident sensiblement à la compréhension de la véritable Orthodoxie.

 

Sur le plan personnel c'est le père Dmitri Doudko, éminent pasteur moderne et chef spirituel reconnu de l'opposition nationale-patriotique qui m'a offert son aide. J'ai en effet eu l'occasion de réviser un recueil de ses sermons choisis.

 

Alexei Fedorovitch Lossev reste pour moi encore aujourd'hui le dieu de la philosophie. Il est en même temps philosophe, philologue, musicologue, écrivain, expert de l'antiquité. C'est en la personne de Lossev que la pensée russe a surpassé pour la première fois l'école allemande, réunissant en soi les théories les plus innovantes de la dialectique antique et classique, de la phénoménologie moderne, de la philosophie de l'histoire et de la linguistique. La conception de Lossev est complète ; et elle est aussi exquise ; sa compréhension seule offerte un plaisir esthétique. Les travaux de Lossev, que je préfère, sont : La dialectique du mythe, La mythologie des Grecs et des Romains, Le problème du symbole et l’art réaliste  et bien sûr, son oeuvre fondamentale Histoire de l'Esthétique de l'Antiquité. Lossev est encore inconnu en Occident mais, avec le temps, il occupera sans aucun doute la place qui lui revient dans l'Olympe intellectuel.

 

Dans le cadre de cet interview, il faut réserver une place à part au fameux livre de Nikolaï Yakovlevitch Danilevsky La Russie et l'Europe: Aperçu sur l’attitude culturelle et politique du monde slave vis-à-vis du monde romano-germanique, où l'on élabore pour la première fois, sur une base scientifique, la doctrine du « type slave du point de vue historico-culturel ». J'ai non seulement étudié soigneusement cette œuvre fondamentale qui a exercé en son temps une influence fondamentale sur Spengler et qui a suscité un débat animé dans le milieu intellectuel russe de la fin du XIXième et du début du XXième siècle, mais j'ai aussi étudié l'histoire du problème, j'ai tenu une conférence scientifique à ce sujet dans le cadre du programme de la société historico-religieuse « Sobor » que je dirige et j'ai publié la première anthologie de la philosophie russe de l'histoire, qui comprenait des extraits de l’œuvre des slavophiles classiques, des occidentalistes et des eurasiens: Khomiakov, Kiréevski, Tioutchev, Herzen,

Danilevski, Léontiev, Rosanov, Troubetskoï, Ivanov, Fedotov, Lossev, et aussi des articles de mes contemporains et amis: Vitali Kovalev, Igor Demine, Vladimir Martchenkov, Nikolaï Licovoï, Andreï Pavlenko, Gueïdar Djemal, Viatcheslav Parchkov et d'autres auteurs de talent.

 

6. Quelles sont les grandes lignes de votre conception du monde ?

 

L'esprit russe a l'habitude d'écarter les structures de pensée rigides et encombrantes. Le paganisme slave était ouvert et polythéiste. L'Orthodoxie est à sa base apophatique. Les partisans de Bakounine et les marxistes-léninistes ont transformé la dialectique de Hegel en dialectique de la révolution. Les systèmes philosophiques, tels que « la sophiologie » de Vladimir Soloviev ou « la philosophie du nom » d'Alexeï Lossev, sont de rares exceptions.

 

Je n'ai jamais essayé de créer un système philosophique qui soit en même temps développé et achevé. De temps en temps, naturellement, j'ai dressé le bilan de mes recherches, mais à chaque fois une nouvelle vision du monde s'est ouverte à moi. De la fougue révolutionnaire de ma jeunesse, je suis passé à un prométhéisme créatif, du prométhéisme à l'esprit de « sobornost », de cet esprit de « sobornost » à l'académisme romantique. Maintenant je préfère contempler le monde, l'écouter, l'étudier, le comprendre en profondeur, le savourer, l'apprécier tout en exprimant ma volonté dans l'aspiration à la perfection et à la supériorité. D'ailleurs, je n'ai pas tiré un trait définitif sur mes recherches et je reste ouvert à la vie et à la connaissance. Disons que dans la poésie pendant un certain temps j'ai sciemment visé le symbolisme ontologique, mais actuellement, je me sens plus proche de la simplicité organique d'un romantisme concret et combatif. La paix, la guerre, l'amour, le foyer familial, une mort digne me sont nécessaires en tant que tels et non pas par le biais de symboles et de reflets.

 

Dans la thèse que je prépare actuellement sur l'histoire des relations russo-hispaniques, je développe une nouvelle tendance de la sémiotique historique. Je considère, étudie et lis toute l'histoire y compris les relations internationales comme un texte. Pour moi, en tant que culturologue qui se veut objectif et impartial, il est important de fuir l'idéologisation et la modernisation des faits historiques. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que je n'ai pas de préférences, de convictions civiques et d'opinions politiques. Je suis un fondamentaliste russe, un patriote, j'aime la liberté et je déteste le pouvoir de l'argent.

 

Ce sont surtout mes poésies et mes essais réunis dans le livre Comprendre l’Entité russe qui illustrent le mieux ma conception. A ceux qui s'intéressent aux racines indo-européennes, aryennes et slaves, je recommande la lecture de mon étude Nos Dieux originaires: Zeus, Léto, Artemis, Apollon et leurs ancêtres et aussi le précis bibliographique Pôle hyperboréen (in : Naslédnié Predkov, n°4). Mes opinions actuelles, fondées sur un paradigme qualitativement nouveau, qui a été élaboré en tenant compte de l'utilisation de l'ordinateur et de l'expérience acquise aux Etats-Unis, ont été exprimées dans le recueil Prospective russe et également dans une série de nouveaux articles de revues et dans des interventions publiques. Une place particulière devrait être réservé, selon moi, à l’article « Les guerres de la nouvelle génération » (NdSE n°39).

 

7. Quel est le contenu du livre Perspective russe?

 

Perspective russe est un recueil collectif d’une dizaine d'écrivains russes, publié en 1996 par le centre de coordination «Pôle» en tant que supplément spécial à la revue Naslédnié Predkov. Ce recueil a le mérite fondamental de créer un modèle de passage au mouvement patriotique russe où le mode de pensée littéraire et idéaliste cèdera la place à une approche militaire et stratégique et où le national-conservatisme sera remplacé par le national-technocratisme.

 

Dans ce livre il y a six divisions: « L'ideologie nationale », « Guerre et Géopolitique », « La percée technologique », « La Russie et le monde contemporain », « Les conférences et les rencontres scientifiques », « Les nouvelles publications », qui contiennent les analyses des intellectuels les plus avancés de mon entourage. A part mon introduction, « La Renaissance russe: objectifs et priorités», les articles présents dans ce recueil sont: « Russie: principe aristocratique » (Alekseï Chiropaév), « La dictature du capital commercial » (Serguéï Gorodnikov), « La compétitivité de la Russie à l’avenir » (Andréï Saveliev), « La quatrième guerre mondiale » (Vladimir Popov), « Le Temps et le poids de la Russie » (Valeriï Milovanov), « Est-ce que la Russie possède une armée apte à combattre ? » (Evguénii Morozov), « La situation géostratégique après la guerre froide » (Alexandre Bedritzki), « L’exposition aéronautique et astronautique à Joukovskii » (Serguéï Guérasioutine). Ce recueil contient aussi une partie analytique, des traductions, des critiques, des nouvelles et de brèves  informations: « Qui Crée notre espace d’information? », « Le résultat des élections présidentielles », « Les droites en Europe Orientale » (d'après le livre de Paul Holenos  La liberté de haïr) ; la discussion du livre d'Antony Sutton Comment l'Ordre organise les guerres et les révolutions avec la critique « Conflits à régler: vers un nouvel ordre mondial », les critiques du « Recueil de géopolitique russe » ; du livre de K. E. Sorokine « La géopolitique de l'époque contemporaine et la géostratégie de la Russie » et le numéro qui vient de paraître de la Revue militaire et aussi la réponse à deux calomniateurs russophobes: Walter Laqueur et Alexandre Yanov, suite à la parution de leur livre Les Cent-Noirs. Naissance de l’extrême droite en Russie et Après Eltsine. La Russie de Weimar. A côté de ces articles, il y a, dans le recueil, mon interview intitulé: « Les USA sont un monde qualitativement à part ».

 

J'attire votre attention sur le fait que c'est justement dans « La perspective russe 1996 » que l'on a osé la première tentative de formuler les objectifs fondamentaux de la « Quatrième guerre mondiale ». En effet, la troisième guerre mondiale (appelée « guerre froide ») contre l'URSS et le communisme mondial, s'est officiellement close le 20 avril 1996, avec la signature au niveau étatique le plus élevé, de la « Déclaration de la rencontre moscovite ». C'est de là que sont nés de nouveaux problèmes et que des questions ont été soulevées ; c'est de là également que vient l'actualité de notre travail que les analystes les plus clairvoyants ont défini comme « une attaque intellectuelle de la nouvelle génération des patriotes ».

 

8. Quelles sont vos opinions géopolitiques et leur influence sur les débats à la Douma ?

 

Mes opinions politiques ainsi que ma vision du monde sont en développement perpétuel. Mon intuition de départ et ma volonté sont assez simples. Tout ce qui est bénéfique pour la Russie, pour ma Patrie, me convient. Tout ce qui est contre les Russes et la Russie dans son ensemble est inacceptable pour moi. Méthodologiquement, je dérive mon argumentation de la multiplicité et de la hiérarchie de l'être unique indivisible, composé de plusieurs types d'espaces: personnel, sacré, physique, historique, économique, d'information, etc. Une telle typologie peut varier. L'important est de comprendre que nous, notre famille, notre people, notre histoire, nos intérêts, nous sommes à l'intersection de ces mondes. Si l'on me lance un défi, je suis obligé de répondre. De surcroît, je veux gagner même si la mort me menace. Je le veux tellement et je ferai tout pour que mon désir se réalise, devienne réel. Cela c'est la substance. Quant à la forme, mon modèle métahistorique et descriptif, si l'on peut le synthétiser au maximum, contient trois espaces, grands et complexes, et de type différent, qui pénètrent l'un dans l'autre:

1) La Croix russe (elle se forme à l'intersection du chemin historique « des Varègues aux Grecs », direction Nord-Sud et de l'artère trans-européenne qui s’étend dans toute la Russie de l'Ouest à l'Est, où se cristallise le noyau russe renouvelé et ethniquement compact).

2) L'axe trans-aryen (il traverse la partie méridionale de l'espace central depuis le Nord-Ouest au Sud-Est et crée une attraction entre le Nord et le Sud aryens).

3) Le bouclier euro-asiatique (l'espace le plus étendu et le plus hétérogène qui pourrait être constitué potentiellement par tous les Etats de notre continent avec les îles adjacentes; son but essentiel consiste à créer une large union de défense contre les forces de l'atlantisme occidental, du mondialisme et du sionisme international). Il est important de ne pas confondre ces trois grands espaces car c'est à l'intérieur de chacun d'entre eux que les problèmes particuliers trouvent leur solution.

 

C'est par un souci d'exactitude scientifique que je dois préciser que mes opinions en matière de géopolitique se sont formées sous l'influence des œuvres d'Alexandre Douguine, surtout de sa revue Elementy. Je souhaite également mentionner le travail de Robert Steuckers « Panorama théorique de la géopolitique » ( j'ai participé à sa traduction en russe), les études d'Evguéniï Morozov et de ses compagnons de lutte dans le Recueil géopolitique russe et aussi les recherches en matière de race et d'eugénisme de Vladimir Avdéev, mon ami, membre du conseil de rédaction de Naslédnié Predkov.

 

Actuellement, j'interprète les anciens problèmes d'une nouvelle façon, je complète et je précise mes études précédentes. Il est indispensable de tenir compte de ce qui a été publié par d'autres auteurs ces dernières années. C'est surtout les Principes de géopolitique de A. G. Douguine, la Géopolitique contemporaine de K. E. Sorokine,  L'Europe unie: problèmes et perspectives de V. Wiedemann, les Manœuvres de la nouvelle géopolitique de A.V. Mitrofanov, l'étude critique de l'« eurocentrisme » de S. Kara-Mouzza. Ce qui différencie essentiellement mes anciennes vues des actuelles, c'est mon plus grand réalisme et le refus du schématisme occidental.

 

Vous me demandez quel est l'impact des projets géopolitiques sur les débats à la Douma. Je ne peux pas répondre avec précision à votre question car j'ai été au Comité de géopolitique seulement quelques fois (récemment, on y a présenté la revue Naslédnié Predkov). Toutefois, s'il faut s'en tenir à quelques démarches pratiques de l'administration actuelle des affaires étrangères du gouvemement d'Eltsine, signalons quelques points qui nous paraissent intéressants et positifs : une amitié préférentielle avec l'Allemagne, des rapports extrêmement chaleureux avec la France, un certain rapprochement avec le Japon, le fait d'accorder un plus grand poids au rôle de l'Espagne, l'intensification de la présence russe dans les Balkans malgré les menaces de la Turquie, et, en même temps, l'évident passage d’un stade à un autre : de l’alliance temporaire avec les USA, nous passons à un éloignement graduel par rapport aux Américains ; nous constatons aussi un rapprochement ostentatoire avec la Chine. La reprise de la lutte en faveur des anciens alliés dans le monde arabe, en Asie, en Amérique latine etc. On ne peut pas s'empêcher de remarquer les changements en faveur de mes amis politiques.

 

9. Comment voyez-vous la future collaboration entre les nouvelles droites en Russie et

en Europe occidentale ?

 

D'un point de vue géopolitique, ce qui m'intéresse ce n'est pas le fait d'être à droite ou à gauche, mais l'attitude réelle par rapport aux Russes, à la Russie, à notre passé, présent et futur. C'est cette vision qu’expriment mes amis espagnols, qui me disent: « Nous aimons les Russes indépendamment du fait qu’ils soient communistes ou monarchistes ». Ils incarnent l'idéal. Et ils ont raison car il y a non seulement des individus mais aussi des pays entiers qui changent leur orientation politique, bien que, malgré cela, les intérêts fondamentaux restent les mêmes dans le fond.

 

En définitive,  je me sens beaucoup plus proche de la droite. Ce n'est pas par hasard que Naslédnié Predkov (« L'héritage de nos ancêtres »), possède un sous-titre « revue des perspectives de droite ». Mais la question est de savoir de quelle droite il s'agit. « Les anciennes droites » diffèrent entre elles, les « nouvelles droites » sont aussi hétérogènes. Chez nous en Russie, par exemple, il y a des tendances extrémistes qui n'ont pas de lien réel avec la tradition nationale. Ce sont les habituels extrémistes de gauche: soit par le fond, soit par le langage, soit par la forme. C'est pour cette raison que la première chose à faire consiste à s'entendre sur les questions principales et à chercher ensuite des alliés.

 

Mais il y a autre chose. L'Europe occidentale, actuellement, n’est pas satisfaite de l'influence excessive des USA dans sa région. Mais elle possède des intérêts russes. En effet, l’intégration des petits Etats de l’Europe orientale ou septentrionale dans le marché commun et l'OTAN etc l'arrange parfaitement car dans ce cas, le rôle de ces mêmes Etats d'Europe occidentale s'accroît et leur structure s'actualise et se dynamise. Il serait plus avantageux pour les Russes que ce processus de dynamisation se développe à l'Est et au Sud par le territoire russe. Mais ce sont justement les conflits militaires provoqués et artificiellement entretenus en Europe orientale qui l'empêchent.

 

Votre organisation a lancé l’initiative « Synergon/Synergies Européennes » avec laquelle je me suis familiarisé en lisant les pages de la revue Impérativ (n°2), dirigée par Vladimir Wiedemann. Le document qu’il y a publié contient des pensées remarquables et constructives et comme, on le dit dans ce cas, chargées d'optimisme. Je suis surtout frappé par l'appel des auteurs à la conservation de la mémoire historique, des cultures enracinées et développées, ayant des traditions spirituelles riches. Vous comprenez profondément les problèmes écologiques et économiques de l'époque actuelle, vous ouvrez des perspectives aux jeunes, aux innovateurs, aux forces dynamiques. Ce sont surtout notre politique d'information et votre intention de contribuer à la création des bases d'un système de soutien intellectuel réciproque entre ceux qui partagent les mêmes idées « sur toute l’étendue du Grand Ordre continental » qui n'ont intéressé. Si j'ai bien compris, il ne s'agit pas ici de l'Europe occidentale qui attire vers elle une partie des pays d'Europe orientale dans les intérêts de l’OTAN mais de la formation sur tout notre continent d'une communauté qualitativement différente pour toute l'Eurasie.

 

Quelle forme prendra cette nouvelle communauté géopolitique, c'est avec le temps que nous le verrons. S'agirait-il de cet Empire Sacré entièrement autonome auquel vous aspirez ou d'une nouvelle Sainte-Allianœ ou de l'héritière de l'Union Soviétique ? Pour le moment, il n'y a pas de réponse précise à cette question comme à beaucoup d'autres. Il est clair que le chemin vers le bloc continental ne sera pas facile et, à l'avenir, il ne faut pas s'attendre à une solution rapide et pacifique de tous les problèmes existants.

 

Qu'est-ce que l'on peut proposer de concret aux membres de la « Synergies européennes » ? Tout d'abord, il s'agira d’apprendre à se connaître en profondeur. Pour le moment, je ne connais pas bien l'UE et je ne suis prêt qu'à avoir un rôle d'observateur. En deuxième lieu, il s'agira d'un champ intellectuel et d'information. Il sera indispensable de comparer notre terminologie, nos valeurs, nos objectifs. Il ne faut pas se hâter de créer un « nouvel ordre », en imitant les modèles historiques qui n'ont pas fonctionné autrefois ou qui se sont auto-éliminés. La troisième étape pourrait être une conférence permanente apte à faciliter le passage de la solution des problèmes théoriques aux questions pratiques. Ensuite, on pourrait envisager la publication d'un périodique en plusieurs langues étrangères y compris le russe.

 

Mais actuellement la Russie n'offre que rarement le matériel, prêt à être publié, pour « Synergies Européennes ». C'est une situation anormale. Elle ne correspond pas à l'apport des Russes au développement du continent. Par conséquent, nous devons tout d'abord créer des conditions aptes à faire naître une collaboration réciproque et passer ensuite aux questions pratiques d'organisation et de droit.

Pour conclure, je voudrais remercier personnellement Robert Steuckers pour l'attention qu'il consacre à la Russie, au nouveau mouvement de droite, à la revue « L'Héritage de nos ancêtres » et aussi pour m'avoir offert l'occasion de m'exprimer sur les pages de votre publication. Pendant que l'on préparait l'interview à l'impression, Anatoli M. Ivanov m'a montré une sélection des numéros  de «NdSE » et de «Vouloir» de ces dernières années. Je m'en félicite ! Vous publiez une revue tout à fait nécessaire et sérieuse. Ce sont surtout les éditions spéciales consacrées à l'idée russe et au bolchevisme national qui m'ont plu.

 

Permettez moi de souhaiter que nos rapports se développent ultérieurement sur la base d’un intérêt réciproque, d'une profonde compréhension mutuelle et des liens constructifs et amicaux. Ensemble, nous constituerons une force !

 

Pavel TOULAEV.

2 février 1998, rédaction : 15.10.98

 

mercredi, 02 décembre 2009

Trois nouveaux dossiers sur le site de la revue "Vouloir"

 

Sur http://vouloir.hautetfort.com/

 

Trois nouveaux dossiers !

Dossier “Spengler”

Dossier “Révolution conservatrice”

Dossier “Décisionnisme”

 

Dossier “Spengler”

 

 

 

Robert STEUCKERS:

Les matrices préhistoriques des civilisations antiques dans l’oeuvre posthume de Spengler: Atlantis, Kash et Touran

 

Robert STEUCKERS:

Le rapport Evola/Spengler

 

Oswald SPENGLER:

Le regard historique

 

Patrice BOLLON:

Oswald Spengler: le “Copernic de l’histoire”

 

William DEBBINS:

Le déclin de l’Occident

 

Gennaro MALGIERI:

Les années décisives

 

Mireille MARC-LIPIANSKY:

Crise ou déclin de l’Occident

 

Julius EVOLA:

L’Europe ou la conjuration du déclin?

 

Dossier “Révolution conservatrice”

 

 

 

Robert STEUCKERS:

“La Révolution Conservatrice”, thèse d’Armin Mohler

 

Robert STEUCKERS:

Révolution conservatrice, forme catholique et “ordo aeternus” romain

 

Dossier “Décisionnisme”

 

 

 

Holger von DOBENECK:

Panajotis Kondylis: Pouvoir et décision

 

Hans B. von SOTHEN:

Hommage à Panajotis Kondylis (1943-1998)

 

En annexe:

P. CHRISTIAS:

Ennemi et décision – Hommage à Panajotis Kondylis

 

Julien FREUND:

Que veut dire prendre une décision?

 

En annexe:

S. de la TOUANNE:

Julien Freund, penseur “machiavélien” de la politique

lundi, 23 novembre 2009

Entretien de G. Faye avec le "Giornale d'Italia" (1998)

faye1.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

Entretien de Guillaume Faye avec le «Giornale d'Italia» (24 juillet 1998)

 

Q.: Guillaume Faye, vous avez aujourd'hui 49 ans et pendant vingt ans vous avez été le véritable moteur intellectuel de la “nouvelle droite”. Est-ce un rôle que vous revendiquez sans polémique?

 

GF: Avec Giorgio Locchi, j'ai orienté la nouvelle droite française dans un sens anti-occidental et anti-américain, alors, qu'à l'instar des nombreuses droites européennes de l'après-guerre, cette nouvelle droite française était partie de positions conservatrices, philo-américaines et anti-communistes. Or le communisme était déjà mort dans les années 70. Nous devons créer de nouveaux concepts.

 

Q.: Est-ce un hasard si, après votre départ, la “nouvelle droite" semble avoir marqué un temps d'arrêt...

 

GF: En effet, l'aventure de la nouvelle droite s'est achevée, néanmoins, en France, c'est la première fois depuis l'Action Française qu'un courant de pensée de droite a pu atteindre le niveau intellectuel de l'extrême-gauche. Avec la nouvelle droite, nous avons eu affaire à un premier mouvement de droite que l'on ne considérait pas d'emblée comme complètement stupide. La nouvelle droite a modifié le paysage politique et culturel français parce qu'elle a été un mouvement de droite qui, après la seconde guerre mondiale, ne se présentait pas comme réactionnaire ou nostalgique. Toutes les manifestations de la nouvelle droite entre 1970 et 1985 faisaient parler d'elles dans les médias. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas car les médias se désintéressent du combat intellectuel.

 

Q.: Quelles sont les nouvelles lignes de combat culturel que vous proposez personnellement aujourd'hui?

GF: La nouvelle droite a développé après mon départ des axes de réflexion que je conteste et que je ne trouve pas pertinents comme l'alliance entre l'Europe et le tiers-monde, le communautarisme (ndlr: que “Synergies européennes” ne conteste pas à condition que la réflexion sur le communautarisme américain débouche sur des positions originales, en adéquation avec la pensée politique européenne; Faye critique ici la mauvaise interprétation néo-droitiste actuelle de ce communautarisme américain) et l'ethnopluralisme (ndlr: Faye critique ici le romantisme qui consiste à trouver formidable la juxtaposition en une harmonie idyllique des ethnies les plus dissemblables sur un même territoire européen, comme, par exemple, les banlieues françaises, modèle inacceptable et dépourvu de toute convivialité; de telles positions sont défendues aujourd'hui par de Benoist et Champetier)  et, partiellement, le philo-islamisme (ndlr: Faye critique ici les positions des islamophiles naïfs, qui prennent pour argent comptant, sans le moindre esprit critique, les affirmations les plus contestables ou les plus boîteuses, pourvu qu'elles soient émises par des musulmans; la branche néo-traditionaliste de la ND parisienne, orchestrée par Arnaud Guyot-Jeannin, adopte de telles positions). Enfin, je critique aussi une sorte d'anti-christianisme caricatural, folklorique et mal compris. Aujourd'hui, à la fin des années 90, ces idées ont basculé dans l'utopie et ne sont plus défendables parce que le panorama politique global a changé et que nous subissons une colonisation de la part des ressortissants du tiers-monde, parce que l'Islam se renforce dans la mesure où il adopte des positions revanchistes et anti-colonialistes, alors que l'ère de la colonisation européenne est définitivement révolue et que nos générations n'en sont nullement responsables. Nous devons déterminer dans un avenir proche si les Américains sont pour nous des compétiteurs ou des ennemis, des hostes ou des inimici.  Pour moi, ils ne sont pas inimici, soit des ennemis à écraser, mais des hostes, des compétiteurs, auxquels nons serons confrontés.

 

Q.: Adhérez-vous à l'idée d'«Union Européenne»?

 

GF: Les entités nationales sont appelées à disparaître au bénéfice d'une réalité fédérale, de macrorégions ou d'une Europe qui, après s'être dotée d'un drapeau et d'une monnaie, se donnera également une politique étrangère commune et de nouvelles institutions. Telles sont les batailles que nous allons devoir affronter contre l'atlantisme. L'élargissement de l'OTAN a pour objectif d'empêcher l'indépendance européenne et de placer la force nucléaire française, aujourd'hui indépendante, sous le commandement intégré.

 

Q.: Mais la nouvelle Europe accepte la notion de marché?

 

GF: Je garde mes idées de “troisième voie”, mais je veux une troisième voie qui permette d'entrer en compétition économique avec les Etats-Unis. Je suis en faveur d'un système de grande autarcie, dirigé contre le WTO, capable d'assumer le contrôle du politique sur l'économie mais sans fiscalisme ni archéo-socialisme. Je dis oui aux grands groupes industriels européens, à des opérations comme celle de l'Airbus.

 

Q.: Quels sont les alliés potentiels de l'Europe?

 

GF: On pourrait envisager des alliés provisoires et aléatoires comme la Chine et l'Inde. Aussi la Russie, mais elle s'est effondrée aujourd'hui et cet effondrement pose problème. La Russie cherche également l'alliance de la Chine et de l'Inde.

 

Q.: Pourra-t-on tenir tête aux Etats-Unis?

 

GF: Les Etats-Unis contrôlent pour le moment la situation mais ne semblent pas se rendre compte de ce qui arrivera avec l'euro et à la suite du processus d'unification européenne.

 

Q.: Et l'Islam?

 

GF: Les Etats-Unis ont intérêt à ce que l'Islam s'affirme en Europe parce qu'il constitue un facteur de ralentissement de l'unification européenne.

 

Q.: L'Europe se fera-t-elle?

 

GF: Nous avons perdu une bataille mais non pas la guerre. L'important, c'est que les élites européennes abandonnent le nationalisme archaïque et acquièrent la conscience d'appartenir à un peuple européen unique. Car il y a un ennemi extérieur commun. “Synergies européennes”, plus que le GRECE, va dans le sens de cette unification de l'Europe.

(Propos recueillis par Michele Fasolo pour  Il Giornale d'Italia, 24 juillet 1998).

lundi, 16 novembre 2009

Les archives de la revue VOULOIR sur le net!

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Synergies Européennes

 

http://euro-synergies.hautetfort.com/

Communiqué – 16 novembre 2009

 

Chers amis,

 

L’équipe de SYNERGIES EUROPEENNES/France a entrepris de classer nos archives sur un nouveau site : http://vouloir.hautetfort.com/ . Vous y trouverez quelques deux cents articles, remontant jusqu’à 1981 !

 

Parmi les derniers articles affichés :

 

Luis FRAGA :

Cioran : un hurlement lucide

 

Carlos CABALLERO :

Mystiques et conquérants : Cioran et l’histoire d’Espagne

 

Luc NANNENS :

La découverte de Cioran en Allemagne

 

Michael WIESBERG :

Hommage à Emil Cioran

 

Ecole des Cadres / Synergies Européennes-France :

Techniques de manipulation des masses

 

Entretien avec Eric WERNER :

« Le Prince sait tout ce qui se passe, au moment même où cela se passe… »

 

Bertil HAGGMAN :

Carl Schmitt : Etat, Nomos et « Grands Espaces »

 

Guillaume FAYE / Robert STEUCKERS :

La leçon de Carl Schmitt

 

Julien FREUND :

Mon ami Carl Schmitt

 

Robert STEUCKERS :

L’encerclement de l’Iran à la lumière de l’histoire du « Grand Moyen Orient »

 

Laurent SCHANG :

Le Comte Jean de Pange, défenseur du régionalisme et théoricien du fédéralisme européen

 

Jean-François THULL :

Jean de Pange – L’Europe au cœur

 

Thomas MASTAKOURI :

L’exemple du héros

 

Georges GUSDORF :

Sur le bon usage du mythème

 

Tiana BERGER :

Hugo Fischer : le maître-à-penser d’Ernst Jünger

 

Ernst NIEKISCH :

Souvenir de Hugo Fischer

 

Laurent SCHANG :

Redécouvrons Hermann von Keyserling

 

Hugo DYSERINCK :

L’esprit européen chez Keyserling

 

Robert STEUCKERS :

Variations autour du thème « Russie »

 

http://vouloir.hautetfort.com/

Les leçons de Vladimir Volkoff sur la désinformation

volkoff.jpgLes leçons de Vladimir Volkoff sur la désinformation

 

Intervention de Philippe Banoy lors de la 10ième Université d’été de “Synergies Européennes”, Basse-Saxe, août 2002.

 

I. Volkoff et la subversion

 

Vladimir Volkoff, fils d’immigrés russes en France, est principalement un romancier prolixe, qui s’est spécialisé dans le roman historique, dont les thèmes majeurs sont la Russie et la guerre d’Algérie, et dans le roman d’espionnage.

 

Lorsqu’il servait à l’armée, il a entendu, un jour, une conférence sur la guerre psychologique. Pour la petite histoire, il fut le seul, parmi ses camarades, à avoir apprécié ce cours. Ses compagnons tournaient ce genre d’activité en dérision. Volkoff, lui, s’est aussitôt découvert un intérêt pour ces questions.

 

Son héritage familial le  prédisposait à être attentif aux vicissitudes du  communisme et aux techniques mises au point par les Soviétiques en matières de manipulation. Poursuivant ses investigations, Volkoff  découvre le livre de Mucchilli, intitulé La subversion, où la guerre subversive se voit résumée en trois points:

◊ 1. Démoraliser la nation adverse et désintégrer les groupes qui la composent.

◊ 2. Discréditer l’autorité, ses défenseurs, ses fonctionnaires, ses notables.

◊ 3. Neutraliser les masses pour empêcher toute intervention spontanée et générale en faveur de l’ordre établi, au moment choisi pour la prise non violente du pouvoir par une petite minorité. Selon cette logique, il convient d’immobiliser les masses plutôt que de les mobiliser (cf. : les révolutionnaires professionnels de Lénine, avant-garde du prolétariat).

 

Après le succès de son roman Le retournement, dont le thème central est l’espionnage soviétique en France, Volkoff est engagé par le SDECE pour écrire un autre roman, sur la désinformation cette fois et avec la documentation que le service avait rassemblée. Volkoff commence par réfléchir, puis accepte cette mission. Résultat: son livre intitulé Le montage. Il connaît vite un succès important. Sollicité par ses lecteurs, qui veulent savoir sur quoi repose ce livre, il publie Désinformation, arme de guerre, une anthologie de textes sur le sujet. Rappelons  que Volkoff, dans Le montage, fait référence à Sun Tzu et à l’objectif du stratège de l’antiquité chinoise : gagner la  guerre avant même de la livrer. Citations : «Dans la guerre, la meilleure politique, c’est de prendre l’Etat intact; l’anéantir n’est qu’un pis aller». «Les experts dans l’art de la guerre soumettent l’armée ennemi sans combat. Ils prennent les villes sans donner l’assaut et renversent un Etat sans opérations prolongées». «Tout l’art de la guerre est fondé sur la duperie». Sun Tzu, et à sa suite, Volkoff, formule ses commandements :

◊1. Discréditez tout ce qui est bien dans le pays de l’adversaire.

◊2. Impliquez les représentants des couches dirigeantes du pays adverse dans des entreprises illégales. Ebranlez leur réputation et livrez-les, le moment venu, au dédain de leurs concitoyens. 

◊3. Répandez la discorde et les querelles entre citoyens du pays adverse.

◊4. Excitez les jeunes contre les vieux. Ridiculisez les traditions de vos adversaires [Volkoff ajoute : Attisez la guerre entre les sexes].

◊5. Encouragez l’hédonisme et la lassivité chez l’adversaire.

 

Comme le fait remarquer Volkoff, la subversionne peut faire surgir du néant ce type de faiblesses. Comme dans toute pensée de l’action indirecte, il faut savoir détecter, chez l’adversaire, toutes formes de faiblesse et les encourager. Tout peuple fort, en revanche, échappe à cette stratégie indirecte; il n’est pas aussi facilement victime de ces procédés.

 

2. De ce que n’est pas la désinformation

 

Avant d’expliquer ce que n’est pas l’information, il convient de formuler une mise en garde et de bien définir ce qu’est l’information à l’âge de la “société de l’information”. Le militaire distingue l’information, d’une part, et le renseignement, d’autre part. L’information est ce qui est recueilli à l’état brut. Le renseignement, quant à lui, est passé par un triple tamis : a) l’évaluation de la source (est-elle fiable ou non fiable, est-elle connue ou inconnue, quelles sont ses orientations philosophiques, politiques, religieuses, etc.?); b) l’évaluation de l’information (est-elle crédible ou non?); c) le recoupement de l’information. Dans toute information ou pour tout renseignement, il y a un émetteur et un récepteur. Les questions qu’il faut dès lors se poser sont les suivantes : Pourquoi l’émetteur émet-il son message? Pourquoi le récepteur est-il visé par l’émetteur et pourquoi écoute-t-il son message? L’officier de renseignement, en charge du recoupement, doit savoir que chacun est marqué par sa subjectivité. Il doit pouvoir en tirer des conclusions. Ce qui nous amène à constater que l’objectivité, en ce domaine, n’existe pas. Ceux qui prétendent donner une information objective sont soit idiots soit malhonnêtes.

 

volk1938773693_small_1.jpg◊A. LA DéSINFORMATION N’EST PAS DE LA PROPAGANDE.

Quand on fait de la propagande, on sait que c’est de la propagande. On sait qui émet et on sait qui est visé. La propagande est claire. Elle vise à convaincre en semblant s’adresser à l’intelligence mais, en réalité, elle vise les émotions.

◊B. LA DéSINFORMATION N’EST PAS DE LA PUBLICITé.

Le but de la publicité n’est pas de tromper mais de vendre. Le mensonge n’est qu’un moyen d’influencer le consommateur. Elle s’adresse aux pulsions et à l’inconscient des gens. La propagande feint de convaincre, alors que la  publicité cherche à séduire, et son but est clair : “achetez Loca-Laco” ou “votez Clinton”.

◊C. LA DéSINFORMATION N’EST PAS DE L’INTOXICATION.

Elle ressemble à la désinformation puisqu’elle vise, via des informations, à tromper et à manipuler subtilement une cible. Mais l’intoxication ne vise que les chefs, pour les amener à prendre une mauvaise décision, qui doit causer leur perte.

 

3. Qu’est ce que la désinformation?

 

La désinformation dépend de trois paramètres:

◊1. Elle vise l’opinion publique, sinon elle serait de l’intoxication.

◊2. Elle emploie des moyens détournés, sinon elle serait de la propagande.

◊3. Elle a des objectifs politiques, intérieurs ou extérieurs, sinon elle serait de la publicité.

Ce qui nous conduit à la définition suivante : la désinformation est une manipulation de l’opinion publique, à des fins politiques, avec une information traitée par des moyens détournés.

 

4. Comment la désinformation est-elle conçue?

 

Au niveau de la méthode, nous relevons une analogie avec la publicité.

◊A. On doit définir qui est le bénéficiaire de l’opération : c’est celui pour qui l’opération est montée.

◊B. On doit disposer de celui qui va réaliser l’opération : l’agent (CIA ou KGB).

◊C. On doit procéder à une étude de marché : quel message va-t-on utiliser  pour arriver au but et comment toucher la cible?

◊D. On doit déterminer les supports : la télévision, la presse, une pétition, internet, un intellectuel, etc.

◊E. On doit déterminer les relais : les “idiots utiles” et les agents payés dans les sphères de la télévision, de la presse écrite, des pages de la grande toile, les artistes, les acteurs, les écrivains, etc.

◊F. On doit déterminer les caisses de résonnance : tous les individus qui, touchés par l’information fausse, la répandent en toute bonne foi, la lancent et la propagent sur un mode idéologique ou autre.

◊G. On doit déterminer la cible : elle peut être la population du pays adverse dans son ensemble; elle peut aussi viser une partie de la population (par exemple, les enseignants) voire des pays tiers (p. ex. : l’opération “swastika” à la fin des années 50, pour faire croire à une résurgence du nazisme en Allemagne).

 

La diabolisation est une forme de désinformation, car elle vise à détruire l’image de l’adversaire (ou de ses chefs) par des méthodes pseudo-objectives. Quelles sont-elles? Quelques exemples : a) Diffuser de faux  documents “officiels”; b) diffuser de fausses photos ou de vraies photos décontextualisées (exemples récents : un cliché de morts serbes avec une légende qui les désigne comme “kosovars”); c) fabriquer de fausses déclaration ou un montage; d) diviser les antagonistes en “bons” et en “mauvais”, en donnant à ce manichéisme des airs “objectifs”; dans la foulée, on passe sous silence les crimes des “bons”, et on s’abstient de toute critique à leur égard. 

 

5. Comment la désinformation se pratique-t-elle ?

 

◊ a. On nie le(s) fait(s) ou on utilise le mode interrogatif ou dubitatif quand on les évoque. Les  formules privilégiées sont : “On dit que... mais il s’agit d’une source serbe, ou néo-nazie, ou paléo-communiste, ou...”. On discrédite ainsi immédiatement l’information vraie que l’on fait passer pour peu “sûre”.

◊ b. On procède à l’inversion des faits.

◊ c. On procède à un savant mélange de vrai et de faux.

◊ d. On modifie le motif d’une action, par exemple, l’agression des Etats-Unis et de l’OTAN contre la Serbie a été présentée non pas comme une action militaire classique mais comme une “mission humanitaire”. Pour l’Irak, la volonté de faire main basse sur les réserves pétrolières du pays est camouflée derrière une argumentation reposant sur le “droit international”.

◊ e. On modifie les circonstances ou on ne les dit pas. Ce procédé est souvent utilisé dans les informations relatives au conflit israélo-palestinien ou à la guerre civile en Irlande du Nord.

◊ f. On noie l’information vraie dans un nuage d’informations sans intérêt.

◊ g. On utilise la méthode de la suggestion, conjuguée au conditionnel. Exemple : “Selon nos sources, il y aurait eu des massacres...”.

◊ h. On accorde une part inégale à l’adversaire dans les temps consacrés à l’information. Un exemple récent : on a accordé trois minutes d’antenne à Le Pen au second tour des Présidentielles françaises du printemps 2002, ainsi qu’à Chirac, mais, avant cette distribution “égale” du temps d’antenne, on a présenté pendant vingt minutes des manifestations anti-Le Pen.

◊ i. On accorde parfois la part égale en temps, en invitant les deux camps à s’exprimer : le premier camp, qui est dans les bonnes grâces des médias, est représenté par un universitaire habitué à parler sur antenne; l’autre camp, auquel les médias sont hostiles, est alors représenté par un chômeur alcoolique.

◊ j. On estime que chaque camp a une part égale en responsabilité. Dans le cas du conflit israélo-palestinien, les Palestiniens lancent des pierres, les Israéliens ripostent avec des chars. Le conflit est jugé insoluble : les deux camps sont de “mauvaise volonté”. Ainsi le conflit perdure au bénéfice du plus fort.

◊ k. On présente l’information en ne disant que la moitié d’un fait. Exemple pris pendant la crise du Kosovo : “Les Serbes ont utilisé des gaz”. Sous-entendu : des “gaz de combat” ou des “chambres à gaz”. En réalité, la police serbe avait dispersé une manifestation avec des gaz lacrymogènes.

 

6. Comment réagir face à la désinformation ?

 

◊ 1. Il faut d’abord rester modeste et ne pas prétendre simplifier à outrance des réalités complexes. L’homme libre, l’esprit autonome, pose un jugement historique (généalogique, archéologique), profond, sur les réalités politiques du monde.

◊ 2. Il faut, dans tous les cas de figure, rester méfiant. Il faut systématiquement recouper les informations, s’interroger sur la plausibilité d’une information médiatique, se méfier des répétitions et des appels systématiques à l’émotion.

◊ 3. Il faut s’informer soi-même, lire des ouvrages élaborés sur les peuples, les régions, les régimes, les situations incriminées dans les grands médias. Une culture personnelle solide permet de repérer immédiatement les simplifications journalistiques et médiatiques.

◊ 4. Il faut lire des ouvrages et des journaux ouvertement idéologiques, non conformistes, qualifiés de “marginaux”, car ils expriment des vérités autres, mettent en exergue des faits occultés par les grands consortiums médiatiques. Lire ces ouvrages et cette presse doit évidemment se faire de manière intelligente et critique, pour ne pas tomber dans des simplifications différentes et tout aussi insuffisantes.

◊ 5. Il faut créer et animer des cercles alternatifs d’analyse, afin de ne pas laisser “sous le boisseau” les vérités que l’on a glânées individuellement par de bonnes lectures alternatives.

 

Philippe BANOY.

dimanche, 15 novembre 2009

D. Venner: Secret Aristocracies

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Secret Aristocracies

Translated by Greg Johnson

Jean-Paul Sartre once said of Ernst Jünger: “I hate him, not as a German, but as an aristocrat . . .”

Sartre had some grave defects. In his political impulses, he was mistaken with a rare obstinacy. Fairly cowardly during the Occupation, he turned into an Ayatollah of denunciations once the danger had passed, castigating his colleagues who did not commit themselves with all necessary blindness to Stalin, Mao, or Pol Pot. Along with an infallible instinct for error, he had a keen sense for any elevation of spirit, which horrified him, and, conversely, for any baseness, which attracted him.

He was not wrong about Jünger: “I hate him, not as a German, but as an aristocrat . . .” Jünger was not an aristocrat by birth. His family belonged to the cultivated middle-class of Northern Germany. If he was an “aristocrat”—in other words, if he continually showed nobility and poise, moral and physical—it was not because he was born with a “von,” for that alone does not shelter one from baseness in one’s heart or deeds. If he was an “aristocrat,” it was not a matter of rank, but of nature.

Heroic warrior in his youth, sensational writer of the “conservative revolution,” who then became a contemplative sage of sorts, Jünger had an exceptional life, traversing all the dangers of a dark century and remaining free of any stain. If he is a model, it is because of his constant “poise.” But his physical poise did nothing more than manifest a spiritual poise. To have poise is to hold oneself apart. Apart from base passions and the baseness of passion. What was superior in him always repelled the sordid, infamous, or mediocre. His transformation at the time of On the Marble Cliffs might be surprising, but there is nothing vile about it.  Later, the warrior-botanist reinvented himself, writing in his Treatise on the Rebel that the age required recourse other than the schools of yoga. These are the sweet temptations that he now kept at bay.

I have just written that Jünger was not an aristocrat by birth. I was wrong. He was. Not by family origin, but by a mysterious inner alchemy. In the manner of the little girl and the concierge in Muriel Barbery’s novel The Elegance of the Hedgehog (L’élégance du hérisson, Gallimard, 2006). Or in the manner of Martin Eden in Jack London’s novel of the same name. Born in the depths of poverty, Martin Eden had a noble nature. Mere chance puts any young person in a refined and cultivated milieu. He fell in love with a young woman who belonged to that world. The discovery of literature awoke in him the vocation of writer and a fantastic will to overcome himself, to completely leave his past behind, which he accomplished through tremendous ordeals. Having become a famous writer, he discovered simultaneously the vanity of success and the mediocrity of the young bourgeois woman whom he thought he loved. Thus he committed suicide. But that does not affect my point.  There are Martin Edens who survive their disillusionment, and there always will be. They are noble, energetic, and “aristocratic” souls. But for such souls to “break out of the pack,” as one says of good hunting dogs, and rise to the top, role models are absolutely necessary. Living exemplars of inner heroism and authentic nobility down through the ages constitute a kind of secret knighthood, a hidden Order. Hector of Troy was their forerunner. Ernst Jünger was an incarnation in our time. Sartre was not wrong about that.

From Nouvelle Revue d’Histoire, no. 45

Entretien avec Alexandre Douguine (1992)

dugin1.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1992

Entretien avec Alexandre Douguine, éditeur traditionaliste à Moscou

 

propos recueillis par Robert Steuckers et Arnaud Dubreuil

 

Q.: Monsieur Douguine, vous êtes éditeur à Moscou depuis que la «perestroïka» permet ce genre d'activité indépendante. Vous avez édité ou vous allez éditer les Rig-Véda, la «Volonté de puissance» de Nietzsche, le «Golem» et l'«Ange à la fenêtre» de Gustav Meyrinck, «Chevaucher le Tigre» et «Impérialisme païen» de Julius Evola, «La crise du monde moderne» et le «Règne de la quantité» de René Guénon, «Ungern le Baron fou» de Jean Mabire, «Méphistophéles et l'Androgyne» de Mircea Eliade, etc. Tout cela dans le cadre des éditions AION et de l'association ARCTOGAIA. Mais ces textes, m'avez-vous dit lors de notre première rencontre en juillet 1990, circulaient déjà en samizdat depuis longtemps. Pouvez-vous nous raconter brièvement cette odyssée? Quel impact ont eu ces livres clandestins?

 

AD: Le samizdat en général, les Russes le faisaient pour rire. Mais avec Evola et Nietzsche, qui circulaient en samizdat, il y avait rupture. Leurs écrits tranchaient par rapport au samizdat conventionnel, anti-communiste et démocratique. Ces livres étaient agaçants. On nous prenait d'abord pour des «satanistes», des êtres immoraux, des gens agités par de sombres desseins. L'impact global de nos livres était assez insignifiant parce que la liberté de penser n'a été qu'un résultat  de la liberté d'expression. Les gens n'étaient intéressés que par le nom des auteurs qui avaient des relents scandaleux et non par le contenu de leurs œuvres. Aujourd'hui, le public montre davantage d'intérêt pour le contenu. Il s'habitue peu à peu à des idées comme l'inégalité, l'élitisme, la métaphysique, l'aryanité, la métaphysique juive, la tradition indo-européenne, le traditionalisme, l'eschatologie (mot totalement inconnu avant nos interventions éditoriales). Toutes ces réactions du public sont encore superficielles mais le déclic s'est produit. Le public n'est pas encore capable d'opérer des distinctions entre les diverses écoles de pensée (traditionalisme, néo-spiritualisme, nouvelle droite, troisième voie, New Age, catholicisme, etc.). Il est difficile d'évaluer le tirage de nos titres en samizdat. Nous en imprimions 50 ou 100 et les gens les reproduisaient par dactylographie ou tout autre moyen, surtout en Sibérie, à Krasnoïarsk par exemple. A l'époque, ce type d'édition clandestine était dangereux. Nous risquions la prison ou le camp. Mais c'est en fait la radicalité des théories de Nietzsche et d'Evola qui nous a sauvés. On nous prenait pour des fous; personnellement, j'ai été enfermé pendant un mois dans un asile psychiatrique, avec traitement médical approprié de façon à ce que j'«oublie». Au cours de cette détention, une psychiatre m'a fait administrer un traitement spécial parce que j'avais dit que Heidegger écrivait en allemand, alors qu'elle était persuadée qu'il écrivait en anglais! J'ai eu aussi des ennuis pour des chansons et chansonnettes que je chantais dans nos cercles...

 

Q.: Quels ouvrages comptez-vous éditer dans un avenir très proche?

 

AD.: La chronique de l'Oera-Linda (1); Le dominicain blanc  de Meyrinck et ses contes; ensuite les contes de Lovecraft ainsi que certains de ses articles. Nous aimerions éditer Jean Ray. Plusieurs ouvrages de Guénon, comme l'Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues. D'Evola, nous envisageons la publication de la Tradition hermétique et de la Révolte contre le monde moderne  sans oublier la Métaphysique du sexe. Nous éditerons aussi nos propres livres: Les voies de l'Absolu de moi-même, un ouvrage consacré à l'eschatologie et à la cyclologie traditionnelle; L'Orientation du Nord  du grand théoricien musulman Djemal Haïdar.

 

Q.: Vous enclenchez une «révolution conservatrice» en Russie. Mais quels sont vos modèles russes? Leontiev indubitablement... Dostoïevski? Berdiaev? Valentin Raspoutine, qui siège dans le Conseil de Gorbatchev? Soljénitsyne et son projet de confédération grande-slave?

 

AD: Nous sommes plutôt des traditionalistes métaphysiciens. Mais nous estimons qu'il est nécessaire d'appliquer les éternels principes de la Tradition à la situation actuelle et cela, d'une manière différente de celle imaginée par le scénario conservateur de ces trois derniers siècles. C'est la raison pour laquelle nous ne nous posons pas comme des «traditionalistes» au sens politique du terme mais comme des révolutionnaires, des innovateurs radicaux. Léontiev nous intéresse beaucoup, parce qu'il envisage l'union des traditionalistes orthodoxes-byzantins et islamiques contre le libéralisme occidental, mais simultanément nous nous intéressons aussi au «critique de la russéité», Tchadaïev (2). Aujourd'hui, Chafarévitch nous apparaît très intéressant parce qu'il est le seul penseur au vrai sens du terme. Raspoutine nous intéresse moins parce qu'il est un traditionaliste politique sans être un révolutionnaire. Deux choses nous distinguent de la droite russe conventionnelle. D'abord, nous sommes des «patriotes du Nord de l'Europe», des défenseurs de la spécificité intrinsèque du Nord de l'Europe, et non seulement de la Russie. Ensuite, à rebours des droites, nous ressentons la dimension proprement eschatologique de notre engagement. Ces deux positions exigent des méthodes radicalement différentes par rapport aux engagements politiques conventionnels. Quant à Dostoïevski, nous ne retenons pas chez lui sa réponse mais son questionner génial. Son personnage Chatov n'est pas pour nous le reflet de sa propre personne; Dostoïevski se retrouve plutôt dans Kirilov mais aussi, en même temps, dans Stavroguine, Verkovenski et tous les autres. Berdiaev, pour nous, n'incarne pas une pensée profonde mais superficielle, trop éclectique. Soljénitsyne apporte du nouveau, dans une perspective qui n'est pas celle de la droite conventionnelle (qui, elle, est impérialiste); son nationalisme est populiste/ethniste, dépourvu de toute arrogance impérialiste. Il veut se débarrasser de l'empire soviétique artificiel, cette construction contre-nature. Nous soutenons ses propositions mais nous souhaiterions les compléter par la célèbre perspective eurasienne/touranienne (3). Le NTS a été intéressant, notamment sur le plan politique, mais il semble avoir été récupéré par quelque force mondialiste, téléguidée depuis Washington.

 

Q.: La perestroïka vous a permis d'être éditeur, d'amorcer votre «révolution conservatrice» sur la place publique. Mais vous la jugez négative pour le peuple russe. Pourquoi?

 

AD: Chez nous, en Russie, la situation politique intérieure bascule dans le grotesque et l'absurdité. Deux courants majeurs s'imposent aujourd'hui à la société soviétique, les droites et les gauches. Tous deux sont des mélanges idéologiques presque impossible à définir. Les droites sont représentées par les communistes conservateurs, staliniens ou brejnéviens, les écrivains patriotiques non communistes voire parfois anti-communistes, le clergé orthodoxe, les groupuscules antisémites et les patriotes radicaux (c'est cette variété hétéroclite que recouvre l'appelation «Pamiat»). Les gauches représentent les diverses variantes du pro-américanisme, les libéraux, les sociaux-démocrates, les anarchistes, soit, en résumé, les gens qui adhèrent à une philosophie économiste et la représentent dans ses aspects les plus purs. Paradoxalement  —c'est un résultat du soviétisme— les droites sont profondément imprégnées par les idéologèmes du gauchisme, du marxisme, du léninisme.

 

A droite, on nie la propriété privée et on cultive une fidélité inconditionnelle au militarisme socialiste. Pire, les droites soviétiques rassemblent les conformistes de tous poils, ceux qui, par le négativisme spirituel soviétique, sont totalement corrompus de l'intérieur. Les droites soviétiques actuelles reconnaissent comme acceptable les pires tares du socialisme soviétique: la servitude personnelle, la castration des volontés, la servilité et la docilité. Le front des droites, par conséquence, défend le système, tout en critiquant ses modifications démo

cratiques. Dans une telle droite, il n'y a aucun trait de la contestation véritable. Ajoutez-y la germanophobie et la frousse irrationnelle devant tout ce qui est taxé, à tort ou à raison, de fascisme ou de nazisme, et vous aurez devant vous le triste spectacle qu'offre cette parodie qu'est la droite soviétique de l'ère perestroïkiste. Cette droite est schizophrène: elle veut conserver frileusement toute une série de tares du régime soviétique et s'engoue simultanément pour les archaïsmes grotesques, tout en voulant reproduire formellement les attributs de l'époque d'avant 1917. Par ailleurs, autre trait caractéristique: cette droite identifie tout ce qui provient de l'Occident au judaïsme et toute forme d'intellectualité à la “maçonnerie”

 

Quant aux gauches, elles ne sont pas plus cohérentes. Elles pensent que la propriété privée, la valeur de la personnalité, le retour des terres aux paysans, la philosophie ontologique, etc., sont les signes les plus purs du gauchisme radical! Tous ces hommes de gauche sont des anti-communistes farouches, les ennemis jurés du marxisme, du léninisme, de l'histoire soviétique, de la Révolution d'Octobre. Leur nouveau mot d'ordre: les valeurs communes à toute l'humanité. Ils sont désormais partisans de la religion et du capitalisme.

 

De ce bric-à-brac idéologique des gauches et des droites ressort tout de même un clivage: celui induit par la question juive ou, inversément, la question de l'antisémitisme. Pour les droites, le «Juif», c'est le mal absolu, même si, dans les discours, elles masquent, par démagogie, l'âpreté de cette affirmation. Pour ces droites, donc, l'origine de tous les troubles actuels et passés réside dans le «sionisme». Dans cet «antisionisme», toutes les variantes de la droite se rejoignent. Inversément, les gauches pensent que l'origine de tous nos maux vient de l'antisémitisme. Les gauches raisonnent ainsi: «l'antisémitisme, c'est la jalousie des pauvres (matériellement, intellectuellement, spirituellement, etc.) pour les riches, de ceux qui sont au bas de l'échelle sociale pour ceux qui sont en haut». Cette jalousie, pour eux, explique tout, y compris la révolution d'Octobre, ce qui est le comble de l'absurdité, le stalinisme, le ureaucratisme, le brejnévisme, etc. Un exemple: une femme, le chef du secteur culturel du Conseil du district de Moscou, m'a dit un jour cette sottise incroyable, typique de la gauche perestroïkiste: “Je n’ai pas lu l’article de Soljénitsyne, “Comment devons-nous  reconstruire notre Russie,”; j’ai voulu savoir ce qu’il disait de l’avalanche d’antisémitisme qui nous tombe dessus. Il ne le mentionne même pas. Tout est clair! C’est un nazi! Je ne le lirai jamais!”.

 

Mais ce qui est le plus frappant dans la Russie d'aujourd'hui, c'est qu'il n'y a aucune volonté d'indépendance d'esprit dans tous ces mouvements politiques. Aucune sincérité ne ressort de ce magma. Tout y est manipulation habile, manipulation qui calcule et spécule sur l'inertie immense de notre peuple russe, abattu et perverti, incapable de quoi que ce soit qui aille dans le sens d'une restauration nationale. Les manifestations d'extrémisme, comme l'antisémitisme de certains cénacles de droite, restent parfaitement contrôlées et sont donc sans danger. Les communistes les plus à droite de Moscou, donc les plus braillards en matière d'«anticommunisme», sont les premiers à fonder des «entreprises mixtes» avec l'aide des monopoles capitalistes et de la Banque mondiale, dont les représentants à Moscou sont de nationalité juive. Pire: les droites sabotent le processus de libéralisation et aident de la sorte les dirigeants actuels de l'URSS à ne libéraliser que ce qu'ils veulent bien libéraliser et à ne privatiser que ce qu'ils veulent s'approprier à leur entier bénéfice. Quand les «conservateurs» s'efforcent de limiter et d'arrêter le processus de libéralisation, ils ne font du tort qu'aux citoyens ordinaires, les habituelles victimes des ignominies soviétiques!

 

Les fractions de gauche et de droite se lancent à la tête les injures de «fascistes» et de «nazis» à qui mieux-mieux. Pour les droites le fascisme, c'est la privatisation et la libéralisation proclamées par les gauches, selon la bonne vieille équation instrumentalisée par les patriotes: Occident = sionisme = hitlérime = capitalisme. Les gauches définissent comme «fascistes» ou «nazies» la «brutalité populiste» des patriotes et leur servilité par rapport au pouvoir.

 

Pour résumer ce que je viens de dire, la perestroïka soviétique, c'est le spectacle organisé et orchestré par les dirigeants du parti (qui, aujourd'hui, se sont déplacés dans le Conseil du Président ou ailleurs). Ils ont créé les marionettes monstrueuses que sont les droites et les gauches, de façon à ce qu'elles discutent et argumentent à l'infini, dans une cacophonie idiote qui ne mène nulle part. De l'autre côté, le peuple ne manifeste que de l'inertie et ne prouve que son impotence absolue. Il est sans vigueur, passif, titube comme un somnanbule, incapable de répondre à cette énorme provocation du pouvoir.

 

La lacune principale, c'est l'absence de contestation véritable, de volonté politique et idéologique indépendante. C'est vrai pour toutes les strates du peuple russe; les autres républiques et nationalités sont différentes mais pas trop différentes! Dans ce capharnaüm, il n'y a ni clarté ni cohérence idéologique. Un écrivain russe, très profond et très réaliste, Youri Mamleev m'a dit un jour: «Il ne faut pas craindre l'américanisation de notre peuple. Ce peuple russe si étrange et énigmatique est capable de défigurer tellement l'américanisme que l'on nous aura imposé que lorsque l'Amérique verra le résultat, elle tournera de l'oeil; ce qu'elle aura provoqué aura basculé dans l'horreur. Les Russes ont déjà tué le communisme en l'idiotisant à l'extrême. Si les Etats-Unis veulent perdre leur MacDonald ou leur Mickey Mouse, qu'ils les envoient en Russie! Il n'existe pas de force au monde qui soit plus grande que la force gigantesque et lente de l'idiotisme russe». Ces paroles de Mamleev sont assez brutales mais elles sont réalistes. Elles proviennent d'un écrivain qui porte un grand intérêt à toutes les formes de pathologie.

 

Les Occidentaux semblent l'ignorer: au niveau idéologique et politique, il ne se produit rigoureusement rien en Russie, mis à part une petite dose homéopathique de libéralisation. Mais celle-ci n'a aucune utilité pour le commun des mortels en Russie. Donc au lieu d'admirer béatement la politique de Gorbatchev, il faut se méfier plus que jamais des changements troublants d'aujourd'hui. Le «Prince de ce monde» ne rencontre plus le moindre obstacle, sauf peut-être l'inertie ou les résidus archaïques des structures psycho-ethniques. Si on compte sur la Russie pour faire advenir les vraies valeurs positives et traditionnelles ou pour déclencher la révolte contre le monde moderne, on se trompe, on s'illusionne. Les peuples des autres républiques auront peut-être plus de chance que les Russes qui ont assimilé l'idéologie destructricedu communisme importé et en ont fait leur idéologie nationale. La dissolution de l'empire soviétique, les Russes la perçoivent comme la fin de leur mission impériale. Or la nation impériale russe est morte. Peut-être qu'un jour surgira une nouvelle nation russe revivifiée et réveillée... Mais ce ne sont pas les droites soviétiques actuelles qui contribueront à ce réveil. Le réveil de la Russie et de l'Europe se produira non pas grâce à tout cela mais malgré tout cela.

 

Q.: Rejoignez-vous Zinoviev qui parle de «catastroïka»?

 

dugin.gifAD: Pas tout à fait. La perestroïka est négative; elle est une catamorphose. Mais Zinoviev néglige l'action des forces occultes et ignore les lois cycliques. Nous, nous mettons l'accent sur les lois cycliques. Après la perestroïka, il adviendra un monde pire encore que celui du prolétarisme communiste, même si cela doit sonner paradoxal. Nous aurons un monde correspondant à ce que l'eschatologie chrétienne et traditionnelle désigne par l'avènement de l'Antéchrist incarné, par l'Apocalypse qui sévira brièvement mais terriblement. Nous pensons que la «deuxième religiosité» et les Etats-Unis joueront un rôle-clef dans ce processus. Nous considérons l'Amérique, dans ce contexte précis, non pas seulement dans une optique politico-sociale mais plutôt dans la perspective de la géographie sacrée traditionnelle. Pour nous, c'est l'île qui a réapparu sur la scène historique pour accomplir vers la fin des temps la mission fatale. Tout cela s'aperçoit dans les facettes occultes, troublantes, de la découverte de ce continent, juste au moment où la tradition occidentale commence à s'étioler définitivement. Sur ce continent, les positions de l'Orient et de l'Occident s'inversent, ce qui coïncide avec les prophéties traditionnelles pour lesquelles, à la fin des temps, le Soleil se lèvera en Occident et se couchera en Orient. C'est Djemal Haïdar qui, parmi nous, a été le premier à nous le faire remarquer. La perestroïka, pour nous, n'est pas envisageable sans le facteur Amérique qui en est le moteur invisible, sur les plans politique et métapolitique. Zinoviev omet d'étudier le facteur occulte "Amérique" qui, pour nous, est essentiel.

 

Q.: Dans la perspective de Léontiev, vous envisagez un grand front traditionnel, alliant les Orthodoxes et les Musulmans et vous y ajoutez la «Tradition nordique»... Pour les Russes et les autres peuples slaves ou baltes, l'idée de la Lumière du Nord est compréhensible... Mais pour les Musulmans? Comment vos amis musulmans interprètent-ils la Lumière du Nord?

 

AD: Pour vous répondre, j'évoquerais d'abord le livre de Henry Corbin qui montre bien que la lumière spirituelle de l'ésotérisme musulman était exactement le lumière du Nord. Un jour, Djemal Haïdar a rencontré un jeune musulman azéri qui lui a révélé que le sang sacré des cinq Imams est attiré vers le pôle magnétique, donc vers le Nord. Il a affirmé que circule parmi les tarikas azéris une légende qui veut que Hitler était un Imam caché, descendant d'Ali. Cette idée peut paraître bizarre mais certains musulmans du Caucase, plus sérieux, n'excluent pas le rôle géopolitique et mystique du Nord pour l'Umma musulmane dans la dernière phase de notre cycle. Un autre jeune intellectuel azéri, connu pour ses positions radicales et fondamentalistes, Heretchi, affirme que l'eugénisme avait d'abord été inventé par l'imâmat avant d'être repris par le IIIième Reich...

 

Q.: Oui, mais les intégristes musulmans n'ont-ils pas oublié la phase ésotériste de l'Islam? Il existe dans les milieux traditionalistes en Europe occidentale un engouement pour le fondamentalisme musulman, alors que celui-ci se réfère beaucoup plus au Coran qu'à un véritable ésotérisme...

 

AD: Le réveil de l'Islam est un phénomène indéniable. Il est évidemment assez confus et porte en soi la tendance wahabitique, c'est-à-dire la tendance moraliste et puritaine, exotériste donc farouchement anti-ésotériste. D'autre part, nous assistons au réveil des tarikas et du soufisme, soit de l'ésotérisme islamique. Ce qui est curieux, c'est que l'on a parfois des Wahabites qui sont en même temps pro-ésotéristes. Cette confusion est bien caractéristique pour tout l'univers de l'Islam soviétique. Parfois certains ésotéristes sont cosmopolites et, dans certains cas, anti-traditionnels. Parmi les représentants de l'Islam populaire, dans ses aspects les plus simples, on rencontre des éléments qui relèvent d'un véritable ésotérisme opératif. Certains tarikas sont devenus de vrais musées et ont cessé d'être des centres spirituels, ce qui joue en faveur des tendances anti-traditionnelles. Il y a comme un renversement des rapports.

 

Q.: Quand Gorbatchev parle de «maison commune» européenne, comment réagissez-vous?

 

AD: Les Russes en général pensent qu'il s'agit de l'abolition de leur empire soviétique, donc de quelque chose de destructeur. Les gens doutent de la capacité de la population soviétique à devenir membre à part entière de la communauté des peuples européens. L'isolement du monde soviétique, du temps de Staline à Brejnev, a donné aux Russes le sentiment d'être normaux parce qu'il n'y avait aucun repère. Aujourd'hui, avec l'ouverture des frontières, les Russes ont un sentiment d'infériorité; ils se sentent comme des idiots, des inférieurs, des «Asiatiques», des sauvages. Moi, personnellement, je suis pour l'unité des peuples européens mais sur la base de la restauration de la Tradition commune spirituelle et nordique. On peut interpréter la «maison commune» de Gorbatchev dans notre sens. C'est sans doute différent de ses intentions mais c'est cela qui est important. De l'Europe unie spirituellement, on pourra passer à l'Eurasie unie spirituellement. Et parler alors de «maison commune» eurasienne.

 

Q.: Quels rapports entretenez-vous, traditionalistes russes, avec des traditionalistes chinoie ou japonais?

 

AD: A présent, nous n'en avons aucun. Mais nous l'envisageons avec intérêt. Ces contacts devront s'opérer sur la base d'études communes de la Tradition primordiale.

 

Q.: Vous utilisez l'expression «Kontinent Rossiya» (Continent Russie). Pouvez-vous nous le préciser?

 

AD: Il s'agit de visualiser la Russie d'une manière nouvelle. Comme un phénomène en soi, énigmatique, que nous devrons examiner petit à petit dans la perspective d'un bloc continental eurasien.

 

Q.: Vous envisagez donc une réorganisation géopolitique de la planète?

 

AD: La logique eschatologique postule nécessairement un changement brusque et global, objectif en quelque sorte, de l'état géopolitique du monde. Notre propos serait d'instaurer à travers tous ces cataclysmes, l'orientation septentrionale et, de ce fait, transcendantale.

 

Q.: Plusieurs revues se sont créées à Moscou, Kontinent Rossiya, Miliy Anguel, Posledniy Polus, Tawhid, Wahdad ainsi qu'une association, Arctogaia; quels sont leurs objectifs, leurs thèmes?

 

AD: Pour ce qui concerne l'association ARCTOGAIA, votre revue Vouloir  a publié, dans son numéro 68/69/70, la déclaration de principe. Je viens de vous remettre celles des revues Kontinent Rossiya  et Miliy Anguel  (cf. encarts, ndlr). Posledniy Polus est un supplément à Kontinent Rossiya,  où paraissent des textes plus actuels, politiques et artistiques. Tawhid  est la revue de l'avant-garde métaphysique islamique fondamentaliste, fondée et animée par le grand penseur et métaphysicien de notre époque, Djemal Haïdar. On y considère l'Islam sous la lumière initiatique et géopolitique, eschatologique, raciale, ethnique, économique, scientifique, artistique. C'est un curieux et génial mélange d'avant-garde intellectuelle et de traditionalisme radical. Wahdad  est le journal édité par le parti musulman Renaissance, mouve

ment fondamentaliste de la plus grande envergure en URSS aujourd'hui.

 

Q.: Monsieur Douguine, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.  

 

 

jeudi, 12 novembre 2009

Nouvelle revue d'histoire: spécial "Allemagne"

 

NRH45

Bientôt disponible dans les kiosques à journaux!

De secrètes aristocraties, édito de la NRH n°45

Ce que nous allons dire ne nous éloigne pas du dossier de la NRH que nous consacrons à l’Allemagne, nation qui appartient à l’Europe de toujours et a nourri sa tradition. Le prétexte m’est offert par Péroncel-Hugoz, grand reporter au Monde durant une longue carrière, chroniqueur aujourd’hui à notre Revue, il me rapporte un propos de Jean-Paul Sartre au sujet d’Ernst Jünger : « Je le hais, non comme allemand, mais comme aristocrate… »

Sartre avait quelques défauts pesants. Il s’est trompé avec une rare obstination dans ses élans politiques. Passablement pleutre durant l’Occupation, il se mua en ayatollah dénonciateur, le danger passé, fustigeant ses confrères qui ne s’engageaient pas avec tout l’aveuglement requis en faveur de Staline, Mao ou Pol-Pot. Tout en s’égarant ainsi avec une constance infaillible, son flair était plein de finesse pour détecter l’esprit d’altitude qui lui faisait horreur ou, inversement, la bassesse vers quoi tendaient certaines fibres de son être (1).

Il ne s’était pas trompé pour Jünger : « Je le hais, non comme allemand, mais comme aristocrate… » Aristocrate, Jünger ne l’était pas en raison de sa naissance. Sa famille appartenait à la bourgeoisie cultivée du nord de l’Allemagne. S’il fut « aristocrate », autrement dit, s’il eut constamment de la noblesse et de la tenue, au moral et au physique, ce n’est pas pour être né avec une particule, celle-ci ne met jamais à l’abri des bassesses du cœur et de la conduite. S’il était « aristocrate », ce n’était pas affaire de rang, mais de nature.

Combattant héroïque dans sa jeunesse, écrivain fracassant de la “révolution conservatrice”, devenu ensuite une sorte de sage contemplatif, Jünger eut une vie exceptionnelle, traversant tous les dangers d’un siècle sombre, libre de toute souillure. S’il fut un modèle, c’est en raison de sa constante « tenue ». Mais sa tenue physique ne faisait que traduire celle de son esprit. Avoir de la tenue, c’est aussi se tenir à distance. A distance des passions basses et de la bassesse des passions. Ce qu’il y avait de supérieur en lui l’a toujours éloigné du sordide, de l’infâme ou du médiocre. Sa métamorphose du temps des Falaises de marbre peut surprendre, pour autant elle n’a rien de vile. Plus tard, le guerrier herborisant se reprit, écrivant dans Le Traité du rebelle que l’époque exigeait d’autres recours que les écoles de yoga. Ce sont les tentations doucereuses qu’il tenait maintenant à distance.

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Je viens d’écrire que Jünger n’était pas un aristocrate de naissance. Je corrige. Ce n’était pas un aristocrate par sa naissance, par origine familiale. Mais il l’était de naissance, par une mystérieuse alchimie intime. A la façon de la petite fille et de la concierge de L’élégance du hérisson (2). A la façon encore de Martin Eden, personnage éponyme du roman de Jack London (3). Né dans les bas-fonds et la pauvreté, Martin Eden avait une nature noble. Un hasard le mit tout jeune en présence d’un milieu raffiné et cultivé. Il s’éprit même d’une jeune fille appartenant à ce monde. La découverte de la littérature éveilla en lui une vocation d’écrivain et une formidable volonté de se surpasser, de sortir du néant d’où il venait. Ce qu’il fit, à la suite d’épreuves démesurées. Devenu écrivain célèbre, il découvrit simultanément la vanité du succès et la médiocrité de la jeune bourgeoise qu’il avait cru aimer. Dès lors, il se tua. Cette fin n’a pas d’importance pour mon propos. Des Martin Eden, qui survivent à leurs désillusions, il en existe, et il y en aura toujours. Ce sont des âmes nobles, énergiques et “aristocratiques”. Mais pour que de telles natures “se déclarent”, comme on dit des bons chiens de chasse, et ensuite se hissent vers le haut, le stimulant de modèles est irremplaçable. Les exemples vivants d’héroïsme intérieure et d’authentique noblesse forment à travers les âges une sorte de chevalerie secrète, un Ordre implicite, dont Hector le Troyen fut le précurseur. Ernst Jünger en fut une incarnation en notre temps. Sartre ne s’y était pas trompé.

Dominique Venner [2]


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samedi, 07 novembre 2009

"Vitales Denken ist inkorrekt"

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

Politische Theorie: Interview mit Robert Steuckers

"Vitales Denken ist inkorrekt"

von Jürgen Hatzenbichler

 

In diesem Jahr haben wir das 30jährige Jubiläum der 68er Revolte. Welchen Stellenwert hat die Neue Linke heute für einen rechten Diskurs?

 

STEUCKERS: Zunächst muß gesagt werden, daß die Neue Linke in Paris im Mai 1968 zwar demonstrierte, Krawall machte und die Fabriken mobilisierte, daß aber am 30. Mai eine Million Gegendemonstranten auf den Straßen waren, um dem ein Ende zu machen. Also im Mai hat die Rechte gewonnen; im Juni ist de Gaulle zurückgekommen. Man muß festhalten, daß die sogenannte antiautoritäre Bewegung erst 1988 nach der Machtübernahme durch Mitterand mit der Besetzung der Institutionen beginnen konnte. Zwischen 1968 und 1981 hatte in Frankreich die Neue Linke zwar sehr viel Gewicht, aber trotzdem ist die liberal-konservative Rechte an der Macht geblieben und hat ihre Weltanschauung entwickeln können. Man muß außerdem, um ’68 zu verstehen, wissen, daß de Gaulle nach dem Algerienkrieg seinen Kurs vollständig geändert hatte, daß er antiimperialistisch und antiamerikanisch war, daß er 1965 Rußland besucht hat und die Nato verlassen hatte. Er stellte in einer Rede in Kambodscha Frankreich als die führende antiimperialistische Macht dar, als Partner für die Länder, die weder amerikanisch noch kommunistisch waren. Er pflegte auch Kontakte nach Südamerika, so daß die französische Flugzeugindustrie die amerikanische dort verdrängen konnte. 1967 rief er in Québec das "freie Québec" aus, was eine direkte Provokation für die USA war. Die Amerikaner haben das nicht toleriert. Der Mai ’68 ist dann teilweise auch von den amerikanischen Geheimdiensten gemacht worden, damit Frankreich auf seine antiimperialistische Funktion verzichtet.

 

Im deutschen Sprachraum verbindet man 1968 in der Folge mit politischer Korrektheit. Wie hat sich die Revolte im frankophonen Bereich ausgewirkt?

 

STEUCKERS: Der Moralismus ist in Deutschland und bei der deutschen Linken viel stärker ausgeprägt als in Frankreich. In Frankreich gibt es zwei Begriffe. Es gibt den Mai ’68: die Studentenbewegung als eine auflehnende Bewegung. Aber es gibt auch noch das "Denken von 68", la pensée ’68. Wenn man davon spricht, meint man eine Reihe von dekonstruktivistischen Philosophen wie Foucault, Derrida, Deleuze, Guattari oder andere, die sich besonders von Nietzsche haben inspirieren lassen. Heutzutage aber kritisiert die political correctness diese Philosophen, weil sie lebensphilosophisch denken, weil sie "Vitalisten" sind.

 

Diese Methode der Dekonstruktion richtet sich vor allem gegen die Moderne...

 

STEUCKERS: …ja, gegen die Aufklärung. Ich würde hier etwa einen Akzent von Michel Foucault nennen. Foucault gilt selbstverständlich als linker Philosoph, aber er hat am Anfang seiner Karriere, die er mit einem 1961 erschienenen Artikel begonnen hat, eine These entwickelt, die besagt, daß die Aufklärung überhaupt nicht die Befreiung des Menschen ist, sondern der Anfang seiner totalen Überwachung und Bestrafung. Als dieser Artikel erschienen ist, wurde Foucault von gewissen Tugendwächtern als Reaktionär abgestempelt. Foucault war homosexuell; das ist bekannt. Er hat gesagt: "Ich muß mich für die Außenseiter engagieren, ich muß den Linken spielen, anders ist meine philosophische Karriere verloren." Nichtsdestoweniger gilt seine These, daß Aufklärung überwachen und bestrafen heißt. Foucault kritisierte weiter, daß die Aufklärung bis heute die Grundlage des französischen Jakobiner-Staates ist. Für Foucault verkörpert sich die aufklärerische Gesellschaft im neuen panoptischen Gefängnis, wo mitten im Gefängnis ein Turm steht, von dem aus der Wächter beobachten kann, was alle Gefangenen tun. Das Modell der Aufklärung verkörpert also eine gläserne Gesellschaft ohne Mysterien, ohne Privatsphäre oder persönliche Gefühle. Die political correctness hat sehr klar gesehen, daß dieses Denken äußerst gefährlich für die aufklärerischen Staaten ist. Foucault wird als "Vitalist" abgestempelt.

 

Welche Ideen der Neuen Linken sind noch aktuell?

 

STEUCKERS: Diese Frage muß ich über eine Umweg beantworten: Was will die heutige Neue Linke? Will die Neue Linke die Ideen von Foucault weiterverbreiten, also gegen Gesellschaften sein, die die totale Überwachung und Bestrafung wollen? Ich kann nicht für die Linke anworten. Aber was ich sehe, ist, daß die Neue Linke heutzutage gar nicht mehr denkt, sondern eben politische Korrektheit durchsetzen will.

 

Von manchen Rechten wird das Schema Rechts-Links mittlerweile in Frage gestellt. Ist die Aufhebung des Gegensatzes aktuell?

 

STEUCKERS: Ich meine, die Rechte wiederholt seit mehreren Jahrzehnten zu oft die gleichen Schlagwörter. Ich beobachte zwar, daß heutzutage in Deutschland gewisse philosophische Strömungen Foucault zusammen mit Carl Schmitt und Max Weber lesen. Das ist sehr wichtig. Das ist der Kern einer neuen Konservativen Revolution, weil es antiaufklärerisch ist. Wobei ich selber nicht die ganze Aufklärung ablehne – zum Beispiel nicht den aufklärerischen König Friedrich II. von Preußen. Ich leugne nicht alles von Voltaire, der ein aufklärerischer Philosoph war und eine sehr gute Definition von Identität gegeben hat, als er sagte: "Es gibt keine Identität ohne Gedächtnis." Ich lehne also nicht alles ab, ich lehne aber sehr wohl die political correctness ab, die von sich behauptet, daß sie die Erbin der Aufklärung sei und uns eine verballhornte Aufklärung verkauft. Man muß sagen, daß antiaufklärerische Ideen sowohl rechts wie auch links vorhanden sind. Andererseits hat eine gewisse Rechte, vor allem die technologie-konservativen Kräfte, die Frage der Werte nicht mehr gestellt. Diese Konservativen wollen sich aufklärerisch profiliert sehen wie die political-correctness-Linken.

 

Kann man sagen, daß in so einer Gesellschaft, die alles nur noch in ökonomischen und Konsumbegriffen sieht, die linken und rechten Intellektuellen die letzten Verteidiger von Sinn und Wert sind?

 

STEUCKERS: Das hat die amerikanische Debatte sehr gut beantwortet, wo der Philosoph John Rawls die Frage der Gerechtigkeit gestellt hat. Wenn die Aufklärung im Konsumismus endet, ist weder Gemeinschaft noch Gerechtigkeit möglich. Es gibt wahrscheinlich Wertkonservative und Wertprogressisten. Und hier ist eine Debatte möglich über die entscheidenden Fragen von Morgen. Aber die organisierten Kreise der political correctness werden alles tun, um das zu verhindern.

 

Wo sehen Sie auf der Rechten die mögliche Trennlinie zwischen wertkonservativer Haltung und reaktionärer Position?

 

STEUCKERS: Eine wertkonservative Haltung kann heutzutage überhaupt nicht strukturkonservativ bleiben. Eine wertkonservative Haltung verteidigt die Werte, die die Gemeinschaft zusammenhalten. Wenn Strukturkonservative, das heißt Wirtschaftsliberale, es unbedingt vermeiden, die Frage nach den Werten stellen, dann wird das die Auflösung der Gemeinschaften vorantreiben. Dann haben wir die Gefahr, daß die Staaten, aber auch eine eventuelle Weltgemeinschaft, absolut unregierbar werden.

 

Welchen Stellenwert hat die Nouvelle Droite, die Neue Rechte im heutigen intellektuellen Diskurs?

 

STEUCKERS: Sie hat heutzutage nicht mehr die Stellung von Einzelgängern. Sie sollte mehr auf die amerikanischen Kommunitaristen setzen und die Debatte gegen die Globalisierung und für identitätsstiftende Werte führen. Außerhalb Europas und Amerikas ist zu beobachten, daß nichtwestliche Zivilisationen wie China und die asiatischen Staaten die aufklärerische Idee der Menschenrechte zweimal abgelehnt haben, zuerst in Bangkok, dann in Wien. Sie haben sich dafür eingesetzt, daß die Menschenrechte den Traditionen der jeweiligen Zivilisationen angepaßt werden, weil, so sagten es etwa die Chinesen, die Menschen nie nur Individuen sind, sondern immer in eine Gemeinschaft und eine Kultur eingebettet sind.

vendredi, 06 novembre 2009

"Ernst Jünger " de Dominique Venner

Le livre que Dominique Venner vient de publier aux Editions du Rocher (ici) sur Ernst Jünger fera date. Cet essai du Directeur de La Nouvelle Revue d’Histoire sur le monumental écrivain allemand n’est ni une biographie, ni une étude littéraire proprement dites.


Dans cet essai Dominique Venner tente d’expliquer comment un des penseurs de la droite radicale de l’après Grande Guerre, auteur de La guerre notre mère est devenu un adversaire du nazisme qu’il avait, avant son avènement, espéré voir donner à l’Allemagne vaincue une renaissance attendue et à quel point sa pensée peut être intemporelle


L’auteur est bien placé pour comprendre l’émetteur d’idées allemand, sensible comme un sismographe aux évolutions du temps. Car comme lui il a connu l’épreuve du feu. Jünger sous les orages d’acier de la Grande Guerre, Venner en tant que soldat perdu de la guerre d’Algérie.


Ceux de ma génération qui n’ont pas connu de guerres du tout ont du mal à comprendre réellement, profondément, que les guerres puissent féconder ainsi les vies intérieures des hommes, être de véritables expériences fondatrices, avec des résultats bien différents d’ailleurs selon les tempéraments :  


Si l’on compare deux témoignages de guerre parmi les plus marquants, écrits par deux auteurs souvent rapprochés, on découvre que La Comédie de Charleroi, de Pierre Drieu la Rochelle, malgré la victoire française de 1918, ressemble fort à un livre de vaincu, alors que Le Boqueteau 125, écrit [par Jünger] après la défaite allemande de 1918, semble plutôt un livre de vainqueur.


Ce qui fait d’Ernst Jünger un soldat et un écrivain hors normes c’est qu’il [vise] plus haut que le but qu’il s’est assigné et qu’il a une constante « tenue » au moral et au physique. Un tel homme, qui est un écrivain né, ne peut pas être un doctrinaire et ne l’est d’ailleurs pas. C’est un écrivain qui a des idées, mais :


Ces idées sont soumises à variation sans souci de cohérence idéologique.


En réalité :


Jünger vivait pour l’idée et non par l’idée. L’idée était sa raison de vivre, mais elle ne lui rapportait rien sinon des tracas. Jünger était un penseur idéaliste et profond. Il ne fut jamais un politicien pratique, tout en s’adonnant au romantisme politique plus qu’il n’en a convenu.


Si les œuvres de jeunesse semblent contredire celles de la maturité qui commencent avec Sur les falaises de marbre, Jünger considère ses œuvres comme des périodes et non pas comme des contradictions. Pour lui il y a continuité dans ses œuvres de jeunesse et de maturité comme le Nouveau Testament prolonge l’Ancien :


Seule la conjugaison [des parties de mon œuvre] déploie la dimension au sein de laquelle je souhaite qu’on me comprenne.


Jünger en dépit de son nationalisme originel ne pouvait que s’opposer à Hitler. Dominique Venner en fin d’ouvrage résume les idées qui ont nourri cette opposition :


Son refus de l’antisémitisme et du darwinisme racial, son opposition à la russophobie, lui-même souhaitant l’alliance de l’Allemagne et de la Russie, même bolchevique.


Et souligne :


[Sa] répugnance toujours plus grande […] à l’égard des dirigeants d’un parti brutal, indignes d’incarner la nouvelle Allemagne.


Il y a plus :


[Jünger] a pris […] la mesure de ses vraies aptitudes, finissant par détester en Hitler ce qu’il n’était pas. Il avait commis l’erreur fréquente des idéalistes perdus en politique. Il n’avait pas compris à temps que celle-ci appartient au monde de Machiavel et non à celui de Corneille.


Une fois comprise cette opposition l’œuvre de Jünger s’éclaire d’un tout autre jour, surtout quand on sait que :


Dans toute son œuvre, Jünger montre qu’il ne pense pas de façon historique, mais à travers des mythes intemporels.


Jünger, dans Le Nœud gordien, paru initialement en 1953, explique que l’essence de l’antinomie dans chaque débat entre l’Est et l’Ouest se trouve dans la notion de liberté qui a deux significations majeures pour l’Occidental : liberté spirituelle d’abord et :


Liberté politique ensuite, refus de l’arbitraire, dont Jünger perçoit tout à la fois les limites et la nécessité.


En héritier de cette conception de la liberté typiquement occidentale Venner est convaincu :


Que l’Europe, en tant que communauté millénaire de peuples, de culture et de civilisation, n’est pas morte, bien qu’elle ait semblé se suicider. Blessée au cœur entre 1914 et 1945 par les dévastations d’une nouvelle guerre de Trente Ans, puis par sa soumission aux utopies et systèmes des vainqueurs, elle est entrée en dormition.


Cette intime conviction repose sur ce que l’étude historique lui a appris, mais aussi sur l’exemple insigne donné par l’attitude et la pensée d’un Ernst Jünger.


Pour ma part je reconnais qu’il y a en moi de l’anarque, figure tardive de l’univers jüngerien, qui m’est contemporaine et est décrite dans Eumeswil, roman publié en 1977 par Jünger à l’âge de 82 ans :


Sa mesure lui suffit ; la liberté n’est pas son but ; elle est sa propriété.


Francis Richard


Pour l'internaute intéressé, Dominique Venner a depuis peu un blog : (ici).

dimanche, 01 novembre 2009

R. Steuckers: Propositions pour un renouveau politique (1997)

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Propositions pour un renouveau politique

Intervention de Robert Steuckers au Colloque

de “Synergon-Deutschland”, Sababurg, 22-23 novembre 1997

 

L'effondrement du communisme depuis la perestroïka lancée par Gorbatchev en 1985, l'insatisfaction générale et planétaire que provoque la domination sans partage du libéralisme sur le globe tout entier, donne raison à tous ceux qui ont cherché d'autres solutions, des tierces voies ou une forme organique d'humanisme. La majorité de nos concitoyens, dans tous les pays d'Europe, sont désorientés au­jour­d'hui. Nous allons tenter de leur donner des repères.

 

Dans son ouvrage Zurück zur Politik. Die archemedische Wende gegen den Zerfall der Demokratie  (1),  Hermann Scheer constate (et nous partageons son constat):

- Il existe un fondamentalisme occidental, mixte de rationalisme outrancier, de moralisme universaliste, de relativisme délétère, d'économicisme plat et d'hostilité générale et pathologique à l'égard des legs de l'histoire;

- Ce fondamentalisme occidental ne se remet pas en question, ne s'ouvre à aucune nouveauté, ne révise pas ses certitudes, ne tient nullement compte de facteurs culturels non occidentaux, ce qui nous permet de le désigner comme un fondamentalisme équivalent aux autres, exhibant une dose équivalente ou su­périeure de fanatisme;

- Ce fondamentalisme occidental est marqué d'hybris,  de folie des grandeurs;

- Ce fondamentalisme occidental est subjectiviste, écrit Scheer; nous dirions qu'il est “individualiste” ou “hy­per-individualiste”. Il réduit l'homme à sa pure individualité; le fondamentalisme occidental est dès lors un fondamentalisme qui exclut de son champ de prospection toutes les formes d'interrelations humaines. Le “sujet”, c'est-à-dire l'“individu”, n'a plus de devoirs à l'égard de la communauté au sein de laquelle il vit, car la notion même de “devoir” implique des relations réciproques, basées sur une éthique (Sittlichkeit) com­munément partagée.

 

Sans notion de “devoir”, le subjectivisme conduit au déclin moral, comme le constatent également les communautariens américains (2). De surcroît, les sociétés marquées par l'hyper-subjectivisme occiden­tal, par le fondamentalisme individualiste, souffrent également d'une “monomanie économique”. Effecti­ve­ment, le fondamentalisme occidental est obsédé par l'économie. Le double effet du subjecti­visme et de la “monomanie économique” conduit à la mort de l'Etat et à la dissolution du politique. Telles sont les con­clusions que tire Scheer. Elles sont étonnantes pour un homme qui s'inscrit dans le sillage des écolo­gistes allemands et qui a le label de “gauche”. Cependant, il faut préciser que Scheer est un écologiste pragmatique, bien formé sur le plan scientifique; depuis 1988, il est le président de l'“European Solar Energy As­so­ciation” (en abrégé: “Euro-Solar”).

 

Il a exprimé ses thèses dans deux ouvrages, avant de les reprendre dans Zurück zur Politik... (op. cit.):

- Parteien contra Bürger  (1979; = “Les partis contre les citoyens”);

- Sonnen-Strategie  (1993; = “Stratégie solaire”; cet ouvrage traite d'énergie solaire, clef pour acquérir une indépendance énergétique; à ce propos cf. Hans Rustemeyer, «Energie solaire et souveraineté», NdSE n°29, pp. 23-24).

 

sababurg_300x242.jpgLes autres constatations de Scheer sont également fort pertinentes et rejoignent nos préoccupations:

1. Dans la plupart des pays occidentaux, toute idéologie dominante ou acceptée, qu'elle soit au pouvoir ou provisoirement dans l'opposition, est influencée ou marquée par ce fondamentalisme occidental, par ce subjectivisme qui refuse de prendre acte des notions de “devoir” ou d'éthique communautaire, par cette monomanie économique qui dévalorise, marginalise et méprise toutes les autres activités humaines (les secteurs “non-marchands”, refoulés dans les sociétés occidentales).

 

2. La pratique des partis dominants ne sort pas de cette impasse. Au contraire, elle bétonne et pérennise les effets pervers de cette idéologie fondamentaliste.

 

3. Les intérêts vitaux des citoyens exigent pourtant que l'on dépasse et abandonne ces platitudes idéo­logiques. Dès 1979, Scheer constatait:

- que l'aversion des citoyens de base à l'encontre des partis ne cessait de reprendre vigueur;

- que les citoyens n'étaient plus liés à un seul parti dominant mais tentaient de se lier à diverses ins­tan­ces, soit à des instances de factures idéologiques différentes; le citoyen se dégage ainsi de l'étroi­tes­se des enfermements partisans et cherche à diversifier ses engagements sociaux; le citoyen n'abandonne pas nécessairement les valeurs de sa famille politique d'origine, mais reconnait implicitement que les fa­milles politiques d'“en face” cultivent, elles aussi, des valeurs valables et intéressantes, dans la me­su­re où elles peuvent contribuer à résoudre une partie de ses problèmes. Le citoyen, en bout de course, dé­ve­lop­pe une vision de la politique plus large que le député élu ou le militant aliéné dans la secte que de­vient son parti.

- que les mutations de valeur à l'œuvre dans nos sociétés postmodernes impliquent un relâchement des liens entre les citoyens et leurs familles politiques habituelles;

- que les partis n'étaient plus à même de réceptionner correctement, de travailler habilement et de neutra­liser efficacement les mécontentements qui se manifestaient ou pointaient à l'horizon (un chiffre: en France, aujourd'hui, plus de 25% des jeunes de moins de 25 ans sont sans travail et aucune solution à ce drame n'est en vue, dans aucun parti politique);

- qu'il est nécessaire que de “nouveaux mouvements sociaux” émergent, comme, par exemple: le mou­vement populaire anti-mafia en Sicile, les mouvements populaires hostiles à la corruption politique dans toute l'Italie (dont la “Lega Nord”), les mouvements liés à la “marche blanche” en Belgique (qui n'ont mené à rien à cause de la naïveté de la population).

Scheer écrit (p. 97): «Les partis font montre d'une attitude crispée. Ils ne savent pas s'ils doivent consi­dérer les idées nouvelles comme des menaces ou comme un enrichissement, s'ils doivent les bloquer, les intégrer ou coopérer avec elles». D'où l'indécision permanente qui conduit à la dissolution du politique et à l'évidement de l'Etat. Scheer constate, exactement comme le constatait Roberto Michels au début du siècle: «Il existe une loi d'airain de l'oligarchisation». Cette loi d'airain transforme l'Etat en instrument de castes fermées, jalouses de leurs intérêts privés et peu soucieuses du Bien commun. Quand ce pro­ces­sus atteint un certain degré, l'Etat cesse d'être le porteur du politique, le garant des libertés citoyennes et de la justice.

 

Plus loin, Scheer écrit (p. 111): «La démocratie partitocratique se trouve en plein processus d'érosion, car, comme jamais auparavant, elle connait une situation qu'Antonio Gramsci (...) aurait considéré comme la “plus aiguë et la plus dangereuse des crises”: “A un moment précis de l'évolution historique, les classes se détachent de leurs partis politiques traditionnels”. Il se constitue alors “une situation de di­vorce entre les représentés et les représentants”, qui doit immanquablement se refléter dans les struc­tures de l'Etat». C'est précisément ce qui ne se passe pas: la masse croissante des exclus et des préca­risés (même si leur statut est élevé, comme dans la médecine et dans l'enseignement) ne se reconnais­sent plus dans leurs représentants et se défient des programmes politiques qu'ils avaient eu l'habitude de suivre.

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Dans tous les pays, une situation analogue s'observe:

- en Allemagne, la contestation s'exprime dans les partis d'inspiration nationaliste, chez les Verts, dans les initiatives de citoyens (toutes tendances et inspirations confondues), chez les partisans du référen­dum (comme en Bavière);

- en Belgique, elle s'exprime dans les partis (VB, VU) inspirés par le nationalisme flamand (qui a toujours rassemblé en son sein les contestataires les plus radicaux de la machine étatique belge), en marge des partis li­béraux qui prétendent défendre et refléter la révolte des indépendants et des classes moyennes spoliés (dans les années 60: le PLP/PVV; dans les années 90, le VLD de Guy Verhofstadt); ce dernier a prétendu canaliser “la révolte des citoyens contre la pillarisation de la société par les partis”; en Wallonie, cette ré­volte s'est d'abord exprimée chez les “écolos”, mouvement en lisière duquel des intellectuels comme Lambert et le Prof. Van Parijs ont développé une critique radicale et fondamentale du néo-libéra­lisme. Les travaux de Van Parijs ont acquis une notoriété internationale. Ensuite, la contestation, à partir de 1989, s'est exprimée dans le FN, scindé en deux clans depuis l'automne 1991; avec les scandales successifs (assassinat de Cools, disparition d'enfants, affaire Dutroux, scandales Agusta et Dassault), le mécontentement a débouché sur les manifestations d'octobre 1996, dont le point culminant fut la fameuse “marche blanche”, rassemblant 350.000 citoyens.

- en France, la contestation et le ras-le-bol s'expriment dans le vote FN; et, dans une moindre mesure, chez les Verts. La mouvance écologique n'est malheureusement plus dominée par une figure équilibrée comme Antoine Waechter, mais par l'aile pro-socialiste de Mme Voynet, qui s'est empressée de glâner quelques portefeuilles dans le gouvernement Jospin, condamné à l'échec face à l'ampleur de la crise en France.

- en Italie, où les formes de contestation de la partitocratie sont de loin les plus intéressantes en Europe, et les mieux étayées sur le plan théorique, la Lega Nord a cristallisé le mécontentement (nous y revien­drons lors d'un prochain séminaire).

 

Conclusion:

- Un mouvement comme le nôtre doit être attentif en permanence, afin de capter, de comprendre et de tra­vailler les effervescences à l'œuvre dans la société. De percevoir et d'éliminer anticipativement les dysfonctionnements dès qu'ils se développent.

- Le fondamentalisme occidental repose sur une conception erronée de l'homme qui est:

a. non organique et donc non adaptée à l'être vivant qu'est l'homme;

b. hyper-individualiste (dans le sens où personne n'a plus de devoir à l'égard de l'autre, y compris à l'é­gard des membres de sa propre famille); le fondamentalisme occidental ruine la notion de “lignée”, donc de continuité anthropologique. Sur le plan pratique et quotidien, cela implique notamment la disparition de tou­te soli­darité inter-générationnelle, tant à l'égard des ascendants que des descendants.

- Le fondamentalisme occidental débouche sur une pratique de la politique:

a. où les permanents des partis (les “bonzes”) sont irrémédiablement isolés de la vie réelle et inventent mesures, lois et règlements en vase clos, non pas dans la perspective de renforcer le Bien commun mais de conserver à leur profit personnel sinécures, avantages et passe-droits;

b. où le pur et simple fonctionnement des appareils des partis devient but en soi;

c. où ces appareils devenus buts en soi mènent tout droit au “malgoverno” qu'ont dénoncé les adhérents de la Ligue lombarde et le Professeur Gianfranco Miglio (cf. Vouloir  n°109/113, 1993);

d. où les permanents des partis et les fonctionnaires d'Etat nommés par les partis se hissent sans ver­gogne au-dessus de la misère quotidienne des simples gens du peuple et, souvent aussi, au-dessus des lois (c'est le cas en Italie et en Belgique, où partis et magistrature sont manifestement liés à la pègre).

 

La notion de “malgoverno” désigne l'ensemble de toutes les conséquences négatives de la partitocratie. Les observateurs et les politologues italiens ont tiré des conclusions pertinentes de ce dysfonctionne­ment général. Mais, en France, des professeurs isolés, ignorés des médias aux ordres de la politique pé­grifiée, ont également émis des constats intéressants; parmi eux, Jean-Baptiste de Foucauld et Denis Piveteau, dans Une société en quête de sens (3). Si Scheer était très dur et très critique, de Foucauld et Piveteau sont plus modérés. Ils sont en faveur de l'Etat social, de l'Etat-Providence. Celui-ci, à leurs yeux, est efficace, il peut mobiliser davantage de moyens que la solidarité spontanée et communautaire dont rêvent les réactionnaires et les idéalistes “fleur bleue”. Hélas, constatent de Foucauld et Piveteau, l'E­tat-Providence ne suffit plus:

- Il ne peut plus intégrer tous les travailleurs de la communauté nationale;

- Il ne fonctionne plus que pour ceux qui disposent déjà d'un emploi, notamment les fonctionnaires et les sa­la­riés des grandes boîtes multinationales. En pratique, l'Etat-Providence n'est plus capable de résou­dre le problème dramatique du chômage des jeunes;

- Les événements récents viennent de prouver que l'Etat-Providence peut affronter efficacement une si­tuation donnée, à la condition que cette situation soit celle d'une “haute conjoncture”. En revanche, quand cette haute conjoncture se modifie sous la pression des événements internationaux ou d'innova­tions  —bonnes ou mauvaises—  l'Etat-Providence s'avère incapable de résoudre des problèmes nou­veaux, sou­dains ou inattendus.

 

L'Etat-Providence est alors incapable de garantir la solidarité, parce qu'il ne remet pas en question des mécanismes de solidarité anciens mais devenus progressivement surannés. Les données et les faits nouveaux sont perçus comme des menaces, ce qui, dans tous les cas de figure, est une attitude erronée. A ce niveau, notre réflexion, dans ses dimensions “conservatrices-révolutionnaires”, c'est-à-dire des di­mensions qui tiennent toujours compte des si­tuations exceptionnelles, peuvent se montrer pertinentes: les pro­cessus à l'œuvre dans le monde sont multiples et complexes; ils ne nous autorisent pas à penser qu'il y aura ad vitam eternam  répétition des “bonnes conjonc­tures”.

 

L'Etat-Providence repose sur une logique de l'intégration. Tout citoyen, tout travailleur immigré qui a été dûment accepté, devrait, dans un tel Etat-Providence, dans l'appareil social qu'il met en œuvre et orga­nise, être pleinement intégré. Ce serait évidemment possible si les paramètres restaient toujours les mêmes ou si le progrès, immuablement, avançait selon une précision arithmétique ou exponentielle. Mais ce n'est jamais le cas... L'exception guette à tout moment, le pire survient à tout bout de champ. Ceux qui pensent et agissent en termes de paramètres immuables sont des utopistes et sont condamnés à l'échec politique. Ceux qui envisagent le pire font preuve de responsabilité.

 

Dans les médias, aujourd'hui, on ne cesse de parler d'intégration, mais la seule chose que l'on observe, c'est l'exclusion à grande échelle. Jadis, l'exclusion ne touchait que des gens sans revenus ou sans al­lo­cations de re­traite. Aujourd'hui, de 10 à 20% de la population totale est exclue (derniers chiffres: 16% des personnes habitant la Région de Bruxelles-Capitale). Les exclus se recroquevillent dans leur cocon, se replient sur eux-mêmes, ce qui engendre un dangereux nihilisme, le sentiment de “no future”. Les liens communau­taires disparaissent. Un isolement total menace l'exclu. Les intégrés sont immergés dans une cage de luxe, de réalité-ersatz, qui les tient éloignés du fonctionnement réel de la Cité.

 

J. B. de Foucauld et D. Piveteau analysent la situation et ne donnent pas de solutions toutes faites (per­sonne ne croit plus d'ailleurs aux solutions toutes faites). Pour eux, la société est déterminée par une dy­namique conflictuelle entre quatre pôles:

1. Le pôle de l'initiative: ceux qui prennent des initiatives n'acceptent que peu d'obstacles d'ordre con­ven­tionnel, notamment les obstacles installés par les administrations reposant sur une ergonomie obso­lète ou sur des analyses vieilles de plusieurs décennies (exemple: il a fallu trente mois d'attente à une firme de pointe en Wallonie pour obtenir de la part des fonctionnaires  —souvent socialistes, corrompus, incompétents et dépassés—  le droit de lancer son initiative génératrice de 2500 emplois, alors que la ré­gion compte des zones où le chômage atteint 39% de la population active!). Le principe d'initiative peut aussi être pensé sur un mode exclusivement individualiste et relativiser ou transgresser le principe de “coopération”.

2. Le pôle de coopération.

3. Le conflit (inhérent à toute société), vecteur de changements.

4. La contrainte, qui peut avoir la fonction d'un régulateur.

 

Piveteau et de Foucauld dressent une typologie des sociétés bipolarisées (où seuls deux pôles entrent en jeu) et une typologie des sociétés tripolaires (où trois pôles sont en jeu). Pour ces deux auteurs, il s'a­git de montrer que l'exclusion d'un ou de deux pôles conduit à de problématiques déséquilibres sociaux. Les valeurs qui se profilent derrière chaque pôle sont toutes nécessaires au bon fonctionnement de la Cité. Il est dangereux d'évacuer des éventails de valeurs et de ne pas avoir une vision holiste (ganz­heit­lich)  et synergique des sociétés qu'on est appelé à gouverner.

 

Les sociétés bipolaires:

 

- Dans une société régie par le libéralisme pur, de facture hayekienne, où règne, dit-on, une “loi de la jun­gle” (bien qu'il me paraisse difficile de réduire l'œuvre complexe de Hayek à ce seul laisser-faire exagéré), les pôles de l'initiative et du conflit sont mis en exergue au détriment de la coopération (individualisme oblige) et de la contrainte (principe de liberté).

 

- Dans une société autoritaire, d'inspiration conservatrice (Salazar) ou communiste (la Pologne de Ja­ru­zelski), les pôles de coopération et de contrainte sont privilégiés au détriment des pôles d'initiative et de conflit.

 

- Dans les sociétés où domine l'esprit civique, comme dans les nouvelles sociétés industrielles asia­ti­ques, les pôles d'initiative et de coopération sont valorisés, tandis que les pôles de conflit et de con­trainte sont mis entre parenthèses.

 

- Dans les sociétés purement conflictuelles et instables, les pôles du conflit et de la contrainte sont à l'avant-plan, ceux de l'initiative et de la coopération à l'arrière-plan ou carrément inexistants. Plus per­sonne ne lance d'initiative, car c'est sans espoir, et personne ne coopère avec personne, car il n'y a ni confiance ni consensus. Aucune initiative et aucune coopération ne sont possibles. Exemples: les zones industrielles du début du XIXième siècle, décrites par Zola dans Germinal, ont généré des sociétés con­flic­tuelles et contraignantes de ce type. Aujourd'hui, on les rencontre dans les bidonvilles brésiliens; les banlieues marginalisées des grandes villes françaises risquent à très court terme de se brasilianiser.

 

- Dans certaines sociétés sans esprit civique, l'initiative n'est possible qu'avec la contrainte. Piveteau et de Foucauld craignent que la France, leur pays, n'évolue vers ce modèle, car le dialogue social à la belge ou à l'allemande n'existe pas et que le syndicalisme y est resté embryonnaire.

 

- Au sein même des grandes sociétés industrielles, les grandes familles intactes, certaines organisations professionnelles, les minorités ethniques (y compris dans les banlieues à problèmes), développent un modèle principalement coopératif, dans un environnement fortement conflictuel, mais où l'initiative inno­vante est trop souvent absente et où la contrainte étatique est radicalement contestée. Avec, au pire, l'é­mergence de structures mafieuses.

 

Les sociétés tripolaires:

 

- Si seuls les pôles de la coopération, de l'initiative et de la contrainte entrent en jeu, le risque est d'é­vacuer tous les conflits, donc toutes les innovations, née de l'agonalité entre classes ou entre secteurs professionnels concurrents.

 

- Si le pôle de contrainte est évacué, le risque est d'assister à la contestation systématique et stérile de toute autorité féconde et/ou régulative.

 

- Si le pôle de coopération est exclu, la solidarité cesse d'exister.

 

- Si le pôle d'initiative est absent, l'immobilisme guette la société.

 

L'idéal pour de Foucauld et Piveteau est un chassé-croisé permanent et sans obstacle entre les quatre pôles. L'exclusion d'un seul ou de deux de ces pôles provoque des déséquilibres et des dysfonctionne­ments. Pour nos deux auteurs, les difficultés sont les suivantes:

1. Les partis politiques en compétition dans une société ne mettent que trop souvent l'accent sur un seul pôle ou sur deux pôles seulement. Ils n'ont pas une vision globale et synergique de la réalité sociale.

2. Les partis prennent l'habitude, parce que leur objectif majeur se réduit à leur propre auto-conservation, à ne dé­fendre que certaines valeurs en excluant toutes les autres. Cette exclusion reste un vœu pieux, car les valeurs peuvent certes s'effacer, quitter l'avant-scène, mais ne disparaissent jamais: elles de­meu­rent un impératif éthique. La vision politique des grands partis dominants est dès lors mu­ti­lée et mutilante. Elle conduit à la répétition de schémas et de routines politiques, en marge de l'évolution réelle du monde.

3. Un mouvement civil ou populaire comme le nôtre doit se donner la tâche (ardue) de réconcilier les qua­tre pôles, de les penser toujours simultanément, afin de favoriser un maximum de synergies entre eux.

4. De cette manière seulement, émergent une perception et une pratique holistes de la dynamique socia­le.

5. Les schémas que nous proposent de Foucauld et Piveteau expliquent pourquoi diverses catégories de ci­toyens finissent par se lasser de la politique et des partis. Lorsqu'un pôle n'est pas pris en compte, de larges strates de la population sont frustrées, vexées, meurtries, marginalisées voire exclues. Ou ne peu­vent plus exprimer leurs desiderata légitimes.

6. En plaidant pour une prise en compte de ces quatre pôles, Piveteau et de Foucauld visent à (re)donner du sens à la vie politique, car, s'il y a absence de sens, il y a automatiquement dissolution du politique, liquéfaction des institutions, effondrement de la justice et éparpillement des énergies.

 

La critique de Nicolas Tenzer

 

Un autre observateur français de la situation actuelle est le Prof. Nicolas Tenzer, énarque, enseignant auprès de l'Institut d'Etudes politiques de Paris. Dans Le Tombeau de Machiavel  (4), Nicolas Tenzer part du constat que les “grands récits”, c'est-à-dire selon le philosophe Jean-François Lyotard, les visions vec­to­rielles de l'histoire véhiculées par les progressistes, ne sont plus dans le grand public des objets de croyance et de vénération. L'électeur n'attend plus des partis et des hommes politiques qu'ils se mobili­sent pour réaliser des projets téléologiques aussi “sublimes”. Mais ce désintérêt pour les grands mythes téléologiques re­cèle un risque: les sociétés ne formulent plus de perspectives d'avenir et les élites deviennent des “élites sans projet”. La pire conséquence de l'“effondrement des grands récits”, c'est que les partis et les hom­mes politiques se mettent à justifier sans discernement tous les faits de monde et de société présents, même ceux qui ne recèlent plus aucune potentialité constructive, ou ceux qui repré­sen­tent un flagrant déni de justice.

 

Tenzer ne cite jamais Carl Schmitt, mais le jugement négatif qu'il pose sur cette médiocre justification des faits, indépendamment de ce qu'ils sont sur le plan des valeurs ou de l'efficacité, nous rappelle directe­ment la critique négative que Carl Schmitt et Max Weber adressaient à la légalité, cage d'acier rigide em­prisonnant la légitimité, qui, elle, est toujours souple et dynamique.

 

Pour Tenzer, la “deuxième gauche” (c'est-à-dire la gauche qui se considère comme modérée et socialiste et prétend ne pas vouloir gouverner avec les communistes) est une école politique qui légitimise, justifie et accepte les faits simplement parce qu'ils existent, sans plus déployer aucune prospective ni perspec­ti­ve, n'envisage plus au­cun pro­grès et n'a plus la volonté de réaliser des plans, visant le Bien commun ou sa restauration. A ce niveau de la démon­stration de Tenzer, nous sommes contraints d'apporter une précision sémantique. Tenzer condamne l'at­titu­de de la “deuxième gauche” pour son acceptation pure et simple de tous les faits de monde et de so­ciété, sans es­prit critique, sans volonté réelle de réforme ou d'élimination des résidus figés ou dysfonc­tion­nants. Cette “deuxième gau­che” prendrait ainsi, dit Tenzer, une attitude “naturaliste”. Pour la pensée conser­vatrice (du moins les “conservateurs axiolo­giques”) et les écologistes, il y a primat du naturel sur toutes les con­struc­tions. En règle générale, les gauches libérales et marxistes, accordent le primat aux choses construites. Mais en développant sa cri­tique de la “deuxième gauche”, en la dénonçant comme “natu­raliste”, Tenzer met les conservateurs (axio­logiques) et les écologistes en garde contre une tendance politique actuelle, celle d'accepter tous les faits accomplis trop vite, de considérer toutes les dérives comme inéluctables, comme le résultat d'une “catallexie”, c'est-à-dire, selon Hayek, d'une évolution naturelle contre laquelle les hommes ne peuvent rien. Dans ce cas, la volonté capi­tu­le. Tenzer dénonce là la timi­dité à formuler des projets et la propension à faire une confiance aveugle à la “main invisible”, chère aux libéraux. Dans le fond, Tenzer ne critique pas le réa­lis­me vitaliste de la pensée conservatrice et/ou écologiste, mais s'oppose à la notion néo-libérale de “ca­tal­lexie”, réintroduite à l'époque de Thatcher, à la suite de la réhabilitation de la pensée de Hayek.

 

Dans la vie politique concrète, dans la situation actuelle, un “naturalisme” mal compris conduirait à accep­ter et à légitimer l'exclusion de millions de citoyens au nom du progrès, de la démocratie, de l'Etat de droit, de la morale, etc. Légitimer des faits aussi négatifs est évidemment absurde.

 

Tenzer nous avertit aussi du mauvais usage de la notion de “complexité”. Pour nous, dans notre perspec­tive organique, la complexité constitue un défi, nous oblige à éviter toutes les formes de réductionnisme. En ce sens, nous avons retenu les leçons d'Arthur Koestler (Le cheval dans la locomotive),  de Konrad Lorenz et, bien entendu, du biohumanisme qu'avait formulé Lothar Penz (5). Malheureusement, aux yeux d'un grand nombre de terribles simplificateurs, la complexité est devenu un terme à la mode pour esquiver les défis, pour capituler devant toutes les difficultés. Quand un problème se pose, on le déclare “com­plexe” pour ne pas avoir à l'affronter. Le réel est donc posé a priori comme trop “complexe” pour que l'hom­me ait la volonté de mener une action politique quelconque, d'élaborer des plans et de développer des pro­jets. On accepte tout, tel quel, même si c'est erroné, injuste ou aberrant.

 

Tenzer ne rejette pas seulement le “naturalisme” (auquel il donne une définition différente de la nôtre) mais aussi

a) l'enthousiasme artificiel pour la complexité que répandent les journalistes qui se piquent de postmodernité et proposent insidieusement une idéologie de la capitulation citoyenne;

b) l'hypermoralisation; en effet, aujourd'hui, dans les médias, nous assistons à une inflation démesu­rée de discours moralisants et, en tant que tels, anesthésiants. La philosophie ne cherche plus à com­prendre le réel tel qu'il est, mais produit des flots de textes moralisants et prescriptifs d'une confondante banalité, pour aveugler, dit Tenzer, le ci­toyen, le distraire du fonctionnement réel de sa communauté politique (Tenzer adresse cette critique à André Comte-Sponville notamment). Dans les médias, c'est sur base de telles banalités que l'on manipule les masses, pour les empêcher de passer à l'action. L'objectif principal de cet hyper-moralisme, c'est de “frei­ner toute action citoyenne”. Ceux qui veulent freiner cette action citoyenne entendent main­te­nir à tout prix le statu quo (dont ils sont souvent les bénéficiai­res), se posent comme “légalistes” plutôt que comme “légitimistes”. Mais l'option légaliste (ou “légalitaire”) est foncièrement anti-politique, car elle re­fuse de considérer le politique comme une force qui chevauche et maîtrise la dynamique hi­sto­rique et sociale. Le légaliste-légalitaire est aussi celui qui con­çoit le droit comme une idée abstraite, détachée de tout continuum historique. Dans le domaine du po­litique, ce qui est le produit direct d'un continuum historique est légitime. Une légalité rigide, en revanche, conduit à une rupture (souvent trau­ma­tisante) à l'endroit d'une continuité puis à la dissolution du politique et de l'Etat, car la dynamique qui émane du peuple, porteur du poli­ti­que et acteur de l'histoire, est freinée et étouffée.

 

Dans le processus de dissolution de l'Etat, dans ses phases successives d'affaiblissement, celui-ci ces­se d'être aimé, constate Tenzer, car, en effet, sa dissolution est toujours simultanément une dé-légitimi­sation, et, par­tant, une réduction à de la pure légalité.

 

Des élites sans projet

 

Revenons au débat allemand. Il y a quelques années, j'ai été étonné de découvrir que trois figures de proue de la politique allemande avaient écrit de concert un ouvrage très critique à l'encontre des partis. Ce livre s'intitulait Die planlosen Eliten (= “Les élites sans projet”) (6). Ses auteurs étaient Rita Süssmuth (aile gauche de la CDU démocrate-chrétienne), Peter Glotz (intellectuel en vue de la SPD socialiste) et Konrad Seitz (ministre de la FDP libérale). Dans ce livre, ils expriment:

- leur nostalgie d'une élite et d'une caste dirigeante cohérentes;

- leur souhait de voir cette élite résoudre les problèmes politiques, économiques et écologiques;

- leur inquiétude de voir la classe politique allemande décliner et tomber très bas dans l'estime des mas­ses; ce déclin s'explique parce qu'il y a eu des scandales dans le financement des partis; parce que les promesses électorales n'ont jamais été tenues (p. ex.: réunification sans augmentation des impôts).

 

Nos trois auteurs écrivent (p. 181): «La fabrication en série de mythes et de grands sentiments conduit au cynisme et à l'apathie dans la population». Ensuite, ils déplorent que le procédé de recrutement de la clas­se politique reste le “travail à la base”; or celui-ci effraie les individualités créatives, imaginatives et intelligentes et les détourne de la politique. Süssmuth, Glotz et Seitz constatent à ce propos (p. 182): «C'est sans doute un paradoxe, mais on est bien obligé de constater qu'il est réel: la dé­mo­cra­tisation des partis a conduit simultané­ment à leur fermeture. A l'époque de Weimar ou dans les premiers temps de la Bundesrepublik, les appa­reils dirigeants des partis pouvaient imposer des candidats à la “base”; de cette façon, des personnalités originales, des experts, des intellectuels, des conseillers de grandes en­tre­pri­ses et des représentants d'autres groupes s'infiltraient dans le monde politique. Mais aujourd'hui, celui qui refuse de se soumettre au contrôle des faciès opéré par les pairs des partis, n'a plus aucune chan­ce». Ce constat affolant est suivi de plaidoyers:

- pour un changement dans la psychologie des hommes et des femmes politiques, où nos trois auteurs réclament plus de modestie (p. 192);

- pour une plus forte participation de la population aux décisions politiques directes (via des techniques de consultation comme le plébiscite et le referendum);

- pour une ouverture des partis politiques à la vie réelle des citoyens.

Enfin, Süssmuth, Glotz et Seitz émettent ce jugement terrible pour le personnel politique en place: «Quand on est âpre de prébendes, vulgaire et envieux, on ne doit pas s'attendre à susciter le respect des autres».

 

Les pistes que nous suggérons

 

La classe politique a failli partout en Europe. Elle n'est pas capable d'affronter les nouvelles donnes, par­ce que son personnel n'a ni l'intelligence ni la culture nécessaires pour orienter et réorienter les ins­tances politiques sous la pression des faits. Telle est la situation. Mais quelles sont les réponses, ou les pistes, qu'un mouvement comme le nôtre peut apporter?

 

1. La première piste dérive d'une prise en compte des leçons du “communautarisme” américain.

- Le communautarisme américain constate que le modèle occidental est une impasse.

- Dans cette impasse, les citoyens ont perdu tous liens avec les valeurs qui fondent les sociétés et les main­tiennent en état de fonctionner dans la cohérence. C'est ainsi qu'a disparu le sens civique. Et sans sens civique, il n'y a pas de démocratie viable. Sans sens civique, sans valeurs fondatrices, sans rejet explicite d'un relativisme omniprésent, il n'y a pas de justice.

- Nous devons coupler la réhabilitation de la notion de “communauté” que nous trouvons dans le commu­nautarisme américain actuel à la notion schmittienne d'“ordre concret” (konkrete Ordnung).  Pour Carl Schmitt, un ordre concret est un ordre produit par un continuum historique, par exemple un Etat né de l'histoire. A l'intérieur de tels Etats, nous trouvons, généralement, une façon précise et originale de dire le droit et d'appliquer une jurisprudence. Dès lors, les règles ne sont des règles réelles et légitimes que si elles sont imbriquées dans un ordre né d'une continuité historique précise.

 

En insistant sur la concrétude des ordres en place dans les sociétés traditionnelles et/ou légitimes, Carl Schmitt conteste le pur normativisme des Etats libéraux. Le normativisme libéral repose sur la norme, qui serait une idée générale propre à l'humanité toute entière, hissée au-dessus de toutes les contingences spa­tio-temporelles. La normativisation du droit conduit à un gouvernement du droit et non plus à un gou­ver­nement d'hommes au service d'autres hommes. L'Etat de droit (où le droit est conçu comme le produit d'une histoire particulière) dégénère en Etat légal(iste), ce qui nous amène à l'actuelle “political correct­ness”. Par ailleurs, le pur décisionnisme, qu'avait défendu Carl Schmitt à ses débuts, en même temps que les fas­cistes, ne permet pas à l'homme d'Etat de saisir la dynamique historique, le noyau fondamental de la Cité qu'il est appelé à régir. Raison pour laquelle, l'homme d'Etat doit simultanément se préoccuper des institutions, de la con­ti­nuité institutionnelle (selon la définition que donne Hauriou de l'institution, soit un “ordre con­cret”), et des dé­cisions, à prendre aux moments cruciaux, pour trancher des “nœuds gordiens” et sortir la Cité d'une impasse mortelle. Au sein des ordres con­crets, qui ont produit un système juridique au fil de l'histoire, les communautés humaines concrètes fon­dent du sens. Ces communautés charnelles d'hommes et de femmes de diverses lignées et générations acquièrent ainsi prio­rité sur les normes ab­straites. Les com­munautariens amé­ricains s'efforcent de contribuer, comme nous, au rétablis­sement de l'Etat de droit, contre tou­tes les tentatives entreprises pour le remplacer par l'Etat normatif, “politique­ment correct”, excluant en même temps que toutes les valeurs léguées par l'histoire, tous les possibles qui pour­raient contredire ou atténuer la rigueur abstraite de la norme.

 

Ernst Rudolf Huber et le «Kulturstaat»

 

2. Ce débat de fond suscite d'autres questions. Par exemple: quelles facettes doit présenter un Etat porté par les ordres concrets qui vivent et se déploient en son sein? De notre point de vue, un tel Etat serait celui qu'Ernst Rudolf Huber a défini comme Kulturstaat (“Etat-culture”) (7). Pour Huber, “le Kultur­staat  est le gardien de la culture populaire face à la destruction dont la menace la société” (i. e.: les in­té­rêts privés, désolidarisés du Bien commun, ndlr). La “culture” dans ce sens est à la fois constitutive de la Staatlichkeit  (de la substance de l'Etat) et la légitimise. L'action de l'E­tat est soumise aux valeurs sub­stan­tielles que véhicule cette culture. En conséquence, l'Etat n'est pas un pur instrument, car la culture n'est pas une fabrication faite à l'aide d'instruments, mais un héritage et une matrice de valeurs qui, en der­nière instance, ne sont ni rationalisables ni normalisa­bles. En ce sens, cette matrice est elle-même une valeur qu'il convient de préserver contre les intérêts matériels et fac­tieux, contre les agents de déli­quescence, intérieurs ou extérieurs. En théorisant la notion de Kulturstaat,  Huber entend étoffer la notion hégélienne de Sittlichkeit  (éthique, mœurs) en l'imbriquant dans une culture et la solidarisant d'office avec toutes les autres manifestations de cette culture. L'éthique cesse automatiquement d'être un jeu propret de concepts purs, détachés de la vie réelle et trépidante des peuples.

 

Tout Kulturstaat est nécessairement organisé selon un modèle fédéral, il est un Bundesstaat  (qui res­pecte le principe de subsidiarité), car toute communauté au sein de cet Etat est un ordre concret, qui doit être res­pecté en tant que tel, auquel il faut assurer un avenir. Pour le juriste français Stéphane Pierré-Caps, dans son ouvrage intitulé La mul­tina­tion (8), le futur Etat mitteleuropéen ne pourra pas se bâtir sur le modèle unitaire, centraliste et jacobin de l'Etat-Nation, où la norme abstraite régente, oblitère et éma­scule tous les ordres concrets et toutes les institutions et les communautés concrètes, mais devra opter pour une forme d'Etat qui respecte et orga­nise institutionnellement toutes les différences vivantes d'un territoire donné.

 

Ce principe est universellement valable, tant pour le territoire d'un Etat national classique que pour des territoires éventuellement plus vastes, comme les sphères culturelles (ex.: la Mitteleuropa, l'Europe en voie d'unification, des regroupements régionaux comme l'espace Alpes-Adriatique). Certes ces espaces con­naîtront encore des frontières, mais celles-ci délimiteront les “civilisations” dont parle Samuel Hun­ting­ton dans Le choc des civilisations  (9). Ces civilisations diviseront demain l'humanité en vastes sphè­res différenciées voire antagonistes (dans le pire des cas), sans que l'on n'ait à appliquer globalement des normes gé­né­rales, abstraites et universalistes, lesquelles ne sont en aucun cas des valeurs. Ces normes sont clo­ses sur elles-mêmes, fermées et rigides, car elles sont des produits de l'esprit de fabri­ca­tion et purement prescriptives. Les valeurs sont vivantes, ouvertes aux innovations fusant de tou­tes parts, effervescentes et dynamiques. Les valeurs ne sont jamais univoques, contrairement aux normes, elles sont “plurivoques”. Les normes ne recèlent en elles qu'un seul possible. Les valeurs sont à même de générer une pluralité de possibles.

 

Conclusion: Pour rétablir les communautés des communautariens, les ordres concrets qui fondent le droit selon Carl Schmitt, les Kulturstaaten  selon Huber, les communautés de Kulturstaaten  à l'intérieur de sphères culturelles ou de grands espaces de civilisation, nous devons renvoyer les “élites sans projet”, dénoncées par Süssmuth, Glotz et Seitz, et faire advenir des élites conscientes de leur devoir de respecter les acquis et de façonner l'avenir. De telles élites cultivent une éthique de la responsabilité. Celle-ci a été définie avec brio par des philosophes com­me Max Weber, Hans Jonas et Karl-Otto Apel (10). Elle constituera le thème d'un prochain séminaire de “Synergies européennes”. Appelé à compléter celui d'aujourd'hui.

 

Robert STEUCKERS.

Forest, novembre 1997.

 

Notes:

 

(1) Hermann SCHEER, Zurück zur Politik. Die archimedische Wende gegen den Zerfall der Demokratie, Piper, München, 238 S., DM 29,80, ISBN 3-492-03782-8.

(2) Walter REESE-SCHÄFER, Was ist Kommunautarismus?, Campus, Frankfurt a. M., 1994, 191 S., DM 26,80, ISBN 3-593-35056-4. Voir également/Siehe auch: Transit. Europäische Revue, Nr. 5 («Gute Gesellschaft»), Winter 1992/93, Verlag Neue Kritik, Frankfurt a.M., ISSN 0938-2062.

(3) Jean-Baptiste de FOUCAULD & Denis PIVETEAU, Une société en quête de sens, Odile Jacob, Paris, 1995, 301 p., 140 FF, ISBN 2-7381-0352-9.

(4) Nicolas TENZER, Le tombeau de Machiavel, Flammarion, Paris, 1997, 546 p., 140 FF, ISBN 2-08-067343-2.

(5) Lothar PENZ, siehe Hefte von Junges Forum (genaue Angaben)

(6) Peter GLOTZ, Rita SÜSSMUTH, Konrad SEITZ, Die planlosen Eliten. Versäumen wir Deutschen die Zukunft?, edition ferenczy bei Bruckmann, München, 1992, 251 S., ISBN 3-7654-2701-2.

(7) Max-Emanuel GEIS, Kulturstaat und kulturelle Freiheit. Eine Untersuchung des Kulturstaatskonzepts von Ernst Rudolf Huber aus verfassungsrechtlicher Sicht, Nomos-Verlagsgesellschaft, Baden-Baden, 1990, 298 S., ISBN 3-7890-2194-6.

(8) Stéphane PIERRÉ-CAPS, La multination. L'avenir des minorités en Europe centrale et orientale, Odile Jacob, Paris, 1995, 341 p., 160 FF, ISBN 2-7381-0280-8.

(9) Samuel HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 1997, 402 p., 150 FF, ISBN 2-7381.0499.1.

(10) Detlef HORSTER, Politik als Pflicht. Studien zur politischen Philosophie, Suhrkamp, stw 1109, Frankfurt, 1993, 281 S., DM 19,80, ISBN 3-518-28709-5.

 

lundi, 26 octobre 2009

Terre & Peuple Magazine n°41

terreetpeuplen41

Editorial de Pierre Vial : Ils ont peur de la vérité

En Bref

- Chroniques de la décadence
- Nouvelles d’ici et d’ailleurs

Courrier des lecteurs
- Nationalisme et guerre

Guerre idéologique
- Eloge de la discrimination

Nos traditions
- Les fourneaux d’Epona

Culture

- Notes de lectures

DOSSIER – Notre écologie

Etat des lieux

- Georgie 2009

Source : Terre et peuple Provence

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jeudi, 08 octobre 2009

Avec SYNERGON pour quitter le provincialisme intellectuel "bundesrepublikanisch"

HAUPTFRAME_040826_Bundesrepublik%20mit%20Laenderwappen.jpgAvec «SYNERGON» POUR QUITTER LE PROVINCIALISME INTELLECTUEL “BUNDESREPUBLIKANISCH”

 

Pour un jeune Allemand comme moi, qui est appelé pour la toute première fois à disserter amplement sur les structures et les courants révolutionnaires-conservateurs ou “de droite” en Europe, le risque de subir un choc culturel est bien réel. Même si ce jeune Allemand est lui-même un partisan des idées et théories promues et défendues par ces courants de pensée, il finira par sombrer dans une sorte de mélancolie. Il s'apercevra bien vite que ses homologues dans beaucoup de pays d'Europe se meuvent avec une ai­sance insoupçonnée dans les espaces politiques ou pré-politiques et échangent idées, projets et points de vue avec d'autres courants intellectuels, souvent opposés.

 

Tel est ma position: c'est donc un jeune homme étonné, un peu troublé, qui écrit pour la première ses sen­timents en ce domaine et qui sort, par la plume, du cercle étroit de la culture politique de son pays. Je ne vais pas écrire un texte scientifique, car je ne suis pas un sociologue ou un diplômé en sciences poli­tiques. Je veux plus simplement mettre de l'ordre dans quelques idées pour aider les lecteurs non germa­nophones à comprendre, dans la mesure du possible, la situation intellectuelle qui règne en Allemagne aujourd'hui.

 

rééducation

 

Lorsque les puissances occupantes ont commencé à intégrer la nouvelle “Bundesrepublik” dans leurs calculs et dans leurs projets militaires, quasi immédiatement après la seconde guerre mondiale, elles avaient déjà largement confié à des Allemands le soin de parfaire la politique de “rééducation” du peuple allemand. Elles n'auraient pu faire mieux. Car les Allemands ont la manie de la perfection: ils ont travaillé à cette rééducation avec un tel zèle que tous en Allemagne ont perdu l'idée même de maintenir une tradition nationale ou une logique de souveraineté, ont perdu la conscience de soi, si bien qu'aujourd'hui, au len­demain de la réunification des deux plus grandes constructions étatiques allemandes d'après 1945, l'Allemand moyen croit, au fond de lui-même, que cette réunification est une honte et une catastrophe.

 

La vieille droite a été exclue du jeu politique dans une très large mesure. Au moment où l'“Etat social” pre­nait forme, au beau milieu du “miracle économique”, pendant et après la révolte étudiante de 68, les va­leurs et les idées de la vieille droite sont devenues de plus en plus suspectes, ont été houspillées et con­sidérées comme anachroniques. Dans les masses, l'omniprésence de la consommation tuait toute aspi­ration spirituelle, conduisait à l'affadissement généralisé. Dans les élites intellectuelles, on s'enthou­sias­mait totalement et volontairement pour les idées de la gauche, à un point tel qu'on peut dire aujourd'hui que les pays communistes n'auraient jamais pu obtenir un tel consensus par les moyens coercitifs qu'ils n'hésitaient pourtant pas à employer parfois. La parution de L'Archipel Goulag  de Soljénitsyne n'a pas entamé en Allemagne de l'Ouest la foi des intellectuels en ces idées communistes qu'ils jugeaient “bon­nes dans le fond”. Les centaines de morts le long du Rideau de Fer séparant les deux Allemagnes, les mil­liers de prisonniers politiques en RDA, étaient dépourvus de tout intérêt et ne trou­blaient pas la vision messianique de la gauche, croyant qu'au bout du progrès vectoriel annoncé par la vulgate marxiste un a­venir brillant et lumineux nous attendait. Cette Jérusalem terrestre valait bien quelques cadavres!

 

un fascisme extensible à l'infini!

 

Pour l'intellectuel de gauche ouest-allemand, le communiste persécuté au Chili, le membre de l'ANC sud-africaine emprisonné, étaient beaucoup plus proches que le malheureux candidat réfugié abattu comme un chien sous les barbelés du Rideau de Fer. Parler des millions de victimes du stalinisme dans l'en­sem­ble des territoires sous contrôle soviétique était une indélicatesse. Ce l'est d'ailleurs toujours. Les droites allemandes ne pouvaient pas faire référence à ces faits sans encourir foudres ou moqueries. Mais aujourd'hui les gauches allemandes n'hésitent toujours pas à se servir de la “Massue-Fascisme”. Par “fascisme”, il faut entendre la définition très extensive qu'en donnait Dimitrov et sur laquelle je ne revien­drai pas. En Allemagne, le concept de “fascisme” a perdu tous contours et limites: ce n'est plus qu'une injure politique, un moyen pour couvrir un adversaire d'opprobe. Le “fasciste”, c'est devenu le représen­tant du “mal absolu”, qui n'a donc plus aucun droit. Quand la majorité des médias qui se portent encore et toujours volontaires pour mettre les esprits au pas vous traitent de “fasciste”, vous n'avez déjà plus votre place dans la société. L'avant-garde de cette inquisition est portée par les journaux et les émetteurs qui croient dur comme fer que leur mission est de rééduquer le public, car telle a été la tâche que leur ont dé­volue jadis les puissances occupantes.

 

Le terme “fasciste” connait des synonymes: “nazi” et, dans sa variante libérale, “extrémiste de droite”. Celui qui récolte l'une de ces étiquettes obtient le même résultat: l'exclusion, forme à peine atténuée de la “mort civile”. Il y a quelques années, le parti d'Etat de la RDA (qui existe toujours et s'appelle le PDS, ou “Parti du Socialisme Démocratique”) finançait généreusement le “mouvement antifasciste” (l'Antifa-Szene)  qui entretenait des passerelles avec les groupes violents d'autonomes et de squatters, permet­tant une mobilisation rapide et des coups précis, perpétrables à tout moment. On a assisté en Allemagne à des attaques violentes contre des domiciles ou des appartements privés, contre des individus isolés, on a envoyé systématiquement des lettres de menaces ou de dénonciation, on a pratiqué la terreur télé­phonée (appels nocturnes, injures, menaces physiques y compris sur les enfants) et on a assassiné des gens. Ces instruments de terreur peuvent être appliqués à tout moment contre n'importe quelle personne qui professe des idées de droite, même modérées.

 

émergence de la «nouvelle droite»

 

Mais malgré ces procédés terroristes et normalement illégaux, une “nouvelle droite” s'est constituée en Allemagne, avec la volonté de recourir à l'intelligence: cette “nouvelle droite” est principalement représen­tée par l'équipe de l'hebdomadaire Junge Freiheit. Beaucoup de jeunes intellectuels qui s'étaient déclarés “conservateurs”  —et non pas “révolutionnaires-conservateurs” ou “de droite” au sens évolien du terme—  apprennent au fil des semaines qui passent, dans les colonnes de cet hebdomadaire, qu'ils ne sont pas isolés et que sur tout le territoire allemand, ils ont des compagnons ou des amis. Les Italiens et les Français savent déjà depuis deux générations qu'ils ne sont pas seuls dans leur pays, grâce à leurs jour­naux et leurs réseaux: il existe partout des jeunes non-conformistes qui refusent le discours dominant, le critiquent au départ de pensées classées à “droite”, sans risque de se faire traiter immédiatement de “nazi”, sans sombrer dans la xénophobie (car en Allemagne, la scène-antifa pose mécaniquement l'équation suivante: droite = xénophobie = antisémitisme = Auschwitz). Ces droites italiennes et fran­çaises alignent des intellectuels à l'esprit vif, capables de s'insinuer dans tous les discours et dans toutes les thématiques actuelles. Les ouvrages des nouvelles droites française et italienne étaient tota­lement inconnus il y a quelques années: ils commencent à être lus en Allemagne, chez les étudiants et les diplômés universitaires appartenant au camp “conservateur”.

 

Chaque jour, ceux qui se déclaraient “conservateurs” apprennent ainsi que leurs positions sont finale­ment beaucoup plus radicales qu'ils ne l'avaient pensé. Plus frileux, comme tous les conservateurs, ils s'en effraient souvent. Mais le phénomène de la “nouvelle droite” allemande fait lentement son chemin, même si la presse établie, monotone, n'en prend connaissance que du bout des lèvres, pour s'en plaindre et s'en lamenter. Dans tous les partis, des individus et des petits groupes, professant plus ou moins ou­vertement des idées “nouvelle droite” ou explorant l'une ou l'autre facette de ce corpus vaste et varié, se regroupent, deviennent suspects puis objets de haine. Les écoles de pensée, les laboratoires intellec­tuels de la droite allemande avaient sombré dans l'oubli depuis la mise hors jeu de la “révolution conserva­trice” par le pouvoir national-socialiste (entre 1933 et 1934). Aujourd'hui, un réseau de clubs refait sur­face, dans le sillage des “cercles de lecteurs de Junge Freiheit”  dont les travaux sont de qualité inégale: on ne peut effectivement pas atteindre d'emblée la qualité des travaux de la revue romaine Pagine Libere, des cycles de conférence orchestrés par Marco Battarra et de Sinergie/Italia ou des “unités régionales” du GRECE français au temps de Guillaume Faye. Les cercles “conservateurs-révolutionnaires” allemands n'en sont qu'à leurs premiers balbutiements.

 

européaniser nos démarches

 

La cristallisation de la “nouvelle droite” allemande est lente. Nous avons besoin de tirer les leçons des ex­périences françaises et italiennes. Nous devons tenir compte de leurs recherches et de leurs résultats. Nous devons hisser les principes de la “révolution conservatrice” au niveau européen. Car, pour nous Allemands, ce serait un moyen pratique et réalisable de contourner les interdits et les obstacles dressés par le cartel médiatique de la rééducation et de sortir de notre isolement et de notre quarantaine intellec­tuelle. Car si nous restons dans cet isolement et si nous nous y complaisons, nous nous épuiserons, nous sombrerons dans les fantasmes, le dogmatisme, l'actionnisme aveugle et la radicalisation insensée. Qu'on ne vienne pas me dire que cette “européanisation” de nos démarches constitue une “trahison à la patrie allemande”, car que vaudraient des patriotes purs dont les horizons seraient totalement bouchés? De plus, j'ajouterais que notre “européanisation” n'est pas l'européanisation préconisée par les partis dominants.

 

Partons du principe que le seul courant de droite valable, sérieux, accepté par l'opinion publique comme tel est celui de la “nouvelle droite”. Cette “nouvelle droite” est considérée comme un produit d'origine fran­çaise. Mais cette ND française a été fortement tributaire d'apports allemands. En acceptant un modèle français intéressant, nous pratiquons donc la réimportation de matériaux allemands transformés dans un pays où les laboratoires intellectuels n'étaient pas soumis à la férule des “rééducateurs”. [En dehors de la sphère politique, au niveau philosophique et académique, le même phénomène s'est produit avec le nietzschéisme: allemand à l'origine, le nietzschéisme a été ostracisé en Allemagne après 1945, sous pré­texte, dixit Lukacs, qu'il était un “irrationalisme” conduisant au nazisme. Le nietzschéisme a été travaillé en France par des hommes comme Deleuze, Guattari, Foucault, etc., tous classés à gauche. Ils ont été traduits en allemand, si bien que le nietzschéisme est subrepticement revenu en Allemagne dans ces “wagons” français. Au grand dam d'un Habermas, qui a fulminé tout son saoûl contre cette gauche nietz­schéiste française, cheval de Troie d'un “néo-nazisme” qui ne pouvait pas manquer d'éclore...].

 

deux problèmes concrets, deux obstacles à surmonter

 

En Allemagne, on raconte partout  —et pas seulement dans les milieux “conservateurs”—  qu'il faut se hisser désormais au niveau européen mais en conservant intacts les ressorts de son identité, que l'Europe de demain ne sera pas une espèce de nirvana où l'on entrera après avoir fait le vide de ce que l'on porte en soi, après avoir abandonné le principe du “connais-toi toi-même”. Si l'on peut devenir Européen sans se vider de sa substance, alors le projet européen cesse d'être abstrait pour redevenir concret, cesse d'être cette pure union économique et administrative que l'établissement a vendue aux Allemands pendant plusieurs décennies. Les partis établis n'ont pas voulu tenir compte d'un fait pourtant bien patent: une Europe purement économique et administrative ne peut durer, si l'on n'a pas au préalable réfléchi aux fondements spirituels et culturels de l'Union. Les politiques à courte vue des partis établis ne veulent même pas se rendre compte des dangers que recèle ce bureaucratisme de termitière qui permet à beaucoup de politiciens de seconde zone de se faire une niche ou de coopter leurs féaux.

 

Par ailleurs, les droites et les révolutionnaires-conservateurs d'Europe sous-estiment toute une série de choses bien pratiques. Je ne vais rien révéler d'extraordinaire, je vais tout simplement mentionner deux problèmes très concrets: la diversité linguistique en Europe et l'esprit casanier de bon nombre d'entre nous. Deux problèmes, deux tares qu'il faut impérativement et rapidement surmonter. Ce serait un premier pas vers une véritable pratique de nos idées. Ceux d'entre nous qui possèdent des dons, même mo­destes, pour les langues, qu'ils se perfectionnent! Qu'ils lisent les travaux de nos voisins, qu'ils s'abonnent à leurs journaux et fassent l'effort d'en traduire les meilleurs morceaux! Etre Européen, c'est aussi et surtout être capable de comprendre les données politiques et culturelles d'un pays voisin, d'entretenir des contacts personnels (par courrier ou via internet) avec des homologues non allemands (aux niveaux personnel, professionnel ou politique).

 

face à nous: un européisme sans substance

 

La plupart des intellectuels établis n'ont que le mot “Europe” à la bouche mais ignorent totalement ce qui se passe au-delà des frontières de leur pays. Cette lacune, tous les Européens peuvent la constater. Surtout les donneurs de leçons qui pontifient dans les médias: généralement ils sont unilingues, baragui­nent quelques phrases mal torchées en basic English et ne savent rien, strictement rien, des littératures, des grands courants culturels, des institutions et des clivages politiques de leurs voisins. Bonjour l'“internationalisme”! Nous savons ce qu'il nous reste à faire, nous, pour qui l'Europe est un mythe et non pas une abstraction ou une sinécure: nous serons des Européens ouverts aux identités de tous les autres, nous combattrons les lubies libéralistes qui conduisent à l'impasse. Nous lirons les textes de nos amis italiens, russes, ibériques et français, que nos éditeurs politiquement corrects ne veulent ni traduire ni éditer. Nous traduirons, nous diffuserons, nous fructifierons. Prenons un exemple, typiquement alle­mand: l'ouvrage fondamental de Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, n'est toujours pas traduit, alors que sa version française est disponible depuis plus de treize ans! Ce livre est pourtant fondamental pour dé­velopper une critique intelligente du fascisme: mais cette critique du fascisme n'est pas celle pour la­quelle nos censeurs ont opté il y a quelques décennies... Donc Sternhell, homme de gauche israëlien irré­prochable, est condamné au placard! Enfin, bon nombre de textes d'Evola subissent toujours la quaran­taine, etc... Nous avons donc du pain sur la planche!

 

Alain de Benoist n'aurait plus raison de dire aujourd'hui que les Allemands ne lisent que fort peu de textes venus d'ailleurs. Certes, ces textes ne sont pas disponibles en langue allemande. Les Allemands, en re­vanche, s'étonnent de voir leurs amis italiens et français exploiter tant de textes allemands. Ces exé­gèses permettent de renforcer nos propres interprétations, d'éclairer des aspects que nous ignorions, de découvrir des parallèles dont nous n'avions pas idée. Bon nombre d'idées ou de germes d'idées, oubliés ou refoulés, reviennent ainsi dans leur patrie allemande, par le biais d'exégètes italiens, français ou his­paniques.

 

Notre “nouvelle droite” veut elle aussi apporter sa pierre à l'édifice européen. En réactivant nos cercles d'études, en exprimant par le verbe et par la plume ce que nous ressentons ou ce que nous avons décou­vert, ce travail de construction est désormais possible. Dans les espaces de la haute voltige intellec­tuelle, tout peut être dit ou pensé, mais ce n'est que par les contacts et les échanges personnels qu'une révolution culturelle pourra démarrer, être mise à l'épreuve des faits. Ces échanges entre néo-droitistes de tous plumages, à l'échelle européenne, est l'impératif de notre génération, notre devoir face à l'histoire.

 

Thomas ROHLFF.

mercredi, 07 octobre 2009

Fascism and the Meaning of Life

Fascism and the Meaning of Life


Review: MODERNISM AND FASCISM: The Sense of a Beginning under Mussolini and Hitler. Roger Griffin (Palgrave Macmillan, Basingstoke 2007)

Roger Griffin, Professor in Modern History at Oxford Brookes University, first introduced the idea of 'Palingenesis' to the field of fascist studies over 15 years ago, making him immediately a leading figure in his chosen vocation. He isolated the syncretic fascist core as being palingenetic, populist ultra-nationalism, with overtones of a phoenix-like heroic rebirth. Since then he has extended and elaborated his theory that essential to the definition of the 'fascist minimum' is the notion of national rebirth or renaissance - “myths that generated policies and actions designed to bring about collective redemption, a new national community, a new society, a new man...engineered through the power of the modern state.” - culminating in this masterwork which rightly places fascism at the centre of wider modernist movements.

Epiphanic versus Programmatic Modernism

Griffin's insights have previously been recognized as audacious and perceptive, no more so than here. Part One of the book tackles the at first seemingly tricky concept of Modernism itself, which Griffin clarifies brilliantly. Modernism's “common denominator lies in the bid to achieve a sense of transcendent value, meaning of purpose despite Western culture's progressive loss of a homogeneous value system and overarching cosmology (nomos) caused by the secularizing and disembedding forces of modernization.” Modernization is experienced by those caught up in its slipstream as a relentless juggernaut unzipping the fabric of meaningful existence and leaving in its wake the abyss of permanently unresolved ambivalence. In short, Modernism is defined as a reaction against the decadent* nihilism of intellectual, societal and technical modernization. While Marx, other Leftists and liberals consider modern man's condition as one of angst and alienation induced by class warfare and industrial production, the Right sees anomie as both the cause and the principle symptom of our modern malaise. “It is the black hole of existential self-awareness in all of us, our fear of 'the eternal silence of infinite spaces' that so alarmed [Blaise] Pascal, which produces culture”. This modern culture is further divided by Griffin into what might be called introvert and extrovert reactions: the introvert reaction is generally individualistic and in Griffin's expression an 'epiphanic modernism' – the path of the artist – while the extrovert, collective reaction is defined as 'programmatic modernism'. The latter seeks to change the world and resolve the permanent crisis of modernity (“all that is solid melts into air” - Marx) by a collective act of 'reconnection forwards' (Moeller van den Bruck). It is not difficult to make the short step from 'programmatic modernism' to fascism; the transcendent politics proposed by van den Bruck at the beginning of the Twentieth Century are not so different from Guillaume Faye's 'Archaic Futurism' at its end. Both are, in the phrase of Guy Debord, “technically equipped archaism”.

Amongst the epiphanic modernists Griffin includes Nietzsche, Eliot, Joyce, Proust, van Gogh, Kandinsky and Malevich, but perhaps the truth of Griffin's argument is demonstrated by the man widely-acknowledged as the greatest modern painter: Picasso. In his earlier cubist works, Picasso sought inspiration from the primitivism of African masks, and later in the archetypal Mediterranean symbols of horses and particularly bulls (which surprisingly Griffin doesn't mention).

Gardening State

Following the exhaustive and enlightening dissection of modernism in Part One, Griffin explores the implications and applied politics in Part Two, where “modernity turbocharged by the conjuncture of the First World War, the Russian Revolution, the collapse of three absolutist regimes and a powerful monarchy, with an influenza epidemic that killed as many as 100 million people world wide had made the modernist drive to ward off the terror of the void – cultural, social and political – a phenomenon of mass culture. The new era would be a creatio ex profundis, an act of creativity defying the void.” Fascism aimed for a complete overhaul, in accordance with Emilio Gentile's observation of totalitarianism as “an experiment in political domination undertaken by a revolutionary movement.” Griffin introduces the idea of the pre-War Fascist and National Socialist regimes as 'gardening states' striking a successful balance between idyllic ruralism and technocratic modernism, the “compelling new imperative” that it obeyed “to clean up, to sterilize, to re-order, to eliminate dirt and dust” (Frances Saunders). Or neatly, if flippantly, summed up by Lars Lindholm, “For example, the Aryans (i.e. Germans, the blond and blue-eyed) are direct descendants from the Atlantean root-race, whereas the Jews, Negroes, Slavs, and anyone else for that matter, are unfortunate mutants, further away from Homo sapiens than the snottiest gorilla. The reason for all the troubles in this world is the presence of these unsavoury species that the master race should mercifully do away with so that peace and quiet could be restored and life imbued with a bit of style.” PILGRIMS OF THE NIGHT: Pathfinders of the Magical Way (Llewellyn, St. Paul MN, 1993). It was this same vision of hygienic modernity which inspired the building in London of bright new health centres in Peckham and Finsbury during the 1930s. But mild English pragmatism was no match for German determination, where public buildings were “an act of sacralization symbolized in the toned bodies of Aryan workers showering in the washrooms of newly built hygienic factories or playing football on a KdF sportsground, their camaraderie and zest for life expressing the hope for a young, healthy nation.”

Fascist aesthetics

Included in the book are illustrations of art and architecture not usually associated with the pre-War Fascist and National Socialist regimes: from the soaring arch designed by Adalberto Libera for the aborted EUR '42 exhibition in Rome (later ripped-off by Eero Saarinen for the St. Louis Gateway Arch), to the cool steel and glass structure designed by Morpugo encasing the Ara Pacis of Augustus, the 1933 blueprint for the new Reichsbank in Berlin by Gropius, or Baron Julius Evola's painterly experimentations with Dadaism. Goebbels is revealed as a fan of Edvard Munch and Fritz Lang, while Le Corbusier submitted plans for the new town of Pontinia in the recently-reclaimed Pontine Marshes. Fritz Todt celebrated Aryan technocratic power in his construction of autobahns and later the Atlantic Wall. Irene Guenther is quoted extolling 'Nazi Chic' with fashion displaying “another countenance, one that was intensely modern, technologically advanced, supremely stylized and fashionably stylish” and the Bauhaus influence on the new, burgeoning market in consumer durables is emphasised. Unlike previous historians of fascism with their simplistic and inflexible frameworks, Griffin admirably demonstrates that “fascism, despite the connotations of regression, reaction and flight from modernity it retains for some academics, is to be regarded as an outstanding form of political modernism”, encapsulating a “deadly serious attempt to realize an alternative logic, an alternative modernity and an alternative morality to those pursued by liberalism, socialism or conservatism”.

Ambition

Griffin is well aware of the boldness and ambition of his arguments. “Post-modern” academia is notoriously hostile to transdisciplinarity and historians today are loath to erect grand structures of interpretation and meaning. Few historians are less fashionable than Oswald Spengler, or even Samuel 'Clash of Civilizations' Huntington. Griffin is well aware of this problem, and in the introduction he specifically places MODERNISM AND FASCISM within the context of 'Aufbruch' (a breaking out of conventions). For this reason Griffin's style is reflexive: he is conscious of the fact that in proposing a new syncretic historical worldview he is in some ways mirroring the dynamics of fascism itself. Of course, European Identitarians and New Rightists will have no problem with the concept of evolutionary synthesis (it's no accident that one of the principal English-language New Right websites is called
Synthesis), nevertheless Griffin is correctly keen to show and stress that his work is non-totalizing. Overall his style is extremely lucid and arguments that may appear at first to be mere flights of fancy are revealed as having firm foundations, unlike the convoluted, almost impenetrable and until recently-fashionable critical theory style of, say, Andrew Hewitt's POLITICAL INVERSIONS: Homosexuality, Fascism and the Modernist Imaginary (1996) or the late Lacoue-Labarthe's HEIDEGGER, ART AND POLITICS (1990).

The sky is falling on our heads

At the end of his book, Griffin draws attention to a BBC News report from September 1998. “The sky is falling” it announces dramatically (shades of Asterix and Obelix here) “The height of the sky has dropped by 8km in the last 38 years, according to scientists from the British Antarctic Survey. Greenhouse gasses like carbon dioxide are believed to be responsible for creating the effect.” He goes on to speculate, “Had Nietzsche been philosophizing at the beginning of the twenty-first century instead of the end of the nineteenth, amidst Swiss glaciers shrivelling under skies where the abstract art of vapour trails punctures illusions of transcending Good and Evil, maybe he would have 'rethought all his ideas' in a different, greener 'framework'. Instead of railing against the advent of 'nihilism', 'decadence' and 'the last man', he might have realized that the time for any sort of 'eternal return' is rapidly running out in a literal, not symbolic sense.” In the intervening 9 years since that ominous BBC report, our carbon emissions have escalated tremendously while our climate has deteriorated further, thanks to global capitalism, free market economics, liberalism, population increase, mass migration across borders and above all the profound weakness and myopia in confronting the issue which is inherent to liberal democracies. We need to get a grip.

*not the frivolous, glamourized Sally Bowles Weimar “decadence” that the word conjures up in the minds of many gay men, but rather the very real awareness of decay; that all our greatest achievements as a civilization – the Renaissance, the Age of Discovery, the Moonshots – are behind us.

SYNERGIES en Allemagne: pourquoi?

europa.gifArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1996

SYNERGIES en Allemagne: pourquoi?

 

Une mise au point du Président Mark Lüdders

 

Quand on lui posait la question de savoir si la “droite” allemande avait un avenir, le non-conformiste Günter Maschke répondait brièvement et sèchement: “Pas pour le moment”. Et il poursuivait en expli­quant pourquoi son pronostic était si négatif. Parce que le niveau intellectuel de ces droites était tout simplement misérable. Maschke a donné cette réponse à Junge Freiheit  et à Vouloir  en 1991. Son juge­ment n'a pas dû se modifier considérablement depuis lors. Tout porte à croire qu'il doit même être plus pessimiste encore à l'heure qu'il est.

 

En effet, on peut aisément constater que les droites allemandes se sont intellectuellement repliées sur des positions datant du siècle dernier, celui du bon vieil Etat-Nation. On s'encroûte dans ses manies, on quitte la ville pour s'installer dans une campagne soi-disant “vierge” de toutes compromissions avec la modernité, on sombre dans le solipsisme, on se plaint, on attend que cette situation si terrible infligée au pays par la défaite de 1945 prenne fin... Ces reclus et ces figés connaissent leurs ennemis: l'ordi­na­teur, émanation de l'âge du Mal, le paprika que consomment les citadins et qui ne pousse pas en terre germanique (et ne peut donc être consommé sous peine de sombrer dans un état de péché mor­tel), la science qui n'est jamais qu'un résultat des Lumières, gauchistes avant la lettre, et “maçonniques” de surcroît... De Frédéric Nietzsche, ils ne connaissent que le nom, ont oublié celui d'Arnold Gehlen, ne s'intéressent plus aux travaux de Lorenz et de son école d'épistémologie biologique, ignorent bien en­tendu les leçons de Zinoviev et de De Felice, d'Oakshott et d'Ortega y Gasset, de Huizinga et de Maf­fe­soli: tous des étrangers...

 

Ce petit monde replié sur lui-même est toutefois convaincu de deux choses: les Juifs (toujours eux!) con­trôlent tout dans le monde, et les Polonais occupent les provinces orientales de l'Allemagne qui doivent nous revenir. Quand les Juifs cesseront de tout contrôler et que Breslau, Stettin, Dantzig, etc. redevien­dront pleinement allemandes, tout ira bien entendu mieux dans le meilleur des mondes... Force est de constater qu'une bonne partie des droites allemandes a complètement perdu le sens des réalités poli­tiques et n'a plus qu'une culture politique fragmentaire et lacunaire, assortie de phobies inexplicables qui les empêchent de sortir de leur ghetto.

 

Face à ces droites repliées sur elles-mêmes, nous avons des droites qui se sont ancrées —ou cherchent à s'ancrer—  dans l'ordre fondamental de la démocratie libérale: elles tentent d'entrer en dialogue avec l'établissement, afin de changer graduellement la société et en espérant qu'elles obtiendront finalement le pouvoir politique à haut niveau ou une parcelle importante de celui-ci. Mais en visant cet objectif fort loin­tain, ces droites-là oublient leurs positions idéologiques et axiologiques de base et snobent leur clientèle au parler plus cru et aux aspirations plus directes. Elles ne comprennent pas que la “méchante” oligarchie dominante ne s'intéresse pas à elles, mais ne vise que le maintien de ses postes, fonctions, statuts et positions et qu'elle dosera toujours savamment ses compromis pour rester au pouvoir et ne concéder que d'infimes parcelles de “pouvoir” purement décoratif, en marge des décisions politiques réelles. Ces droites-là tentent à tout bout de champ de redéfinir les concepts, s'engluent dans des discussions inter­minables visant à ménager la chèvre et le chou, finissent par prétendre qu'elles seules respectent le principe de la liberté d'expression et sont en droit de détenir le label de “véritable libéralisme”. Ces droites-là pèchent également par naïveté: elles ne voient pas, ou refusent de voir, que l'idéologie libérale n'est plus ce qu'elle était au XIXième siècle, qu'elle n'est plus l'expression d'une bourgeoisie cultivée et entre­prenante, mais qu'elle est un instrument de domination subtil ou une illusion progressiste agressive que l'on appelle la “permissivité”. En spéculant sur un libéralisme (conservateur et tocqueviellien) qui n'existe plus, ces droites se retranchent elles aussi dans des anachronismes du XIXième siècle. Elles demeurent certes “morales” ou “irréprochables” aux yeux de l'idéologie dominante, mais sur le plan politique ou sur le plan intellectuel, elles sont tout à fait inoffensives. Surtout parce qu'elles ne tentent même pas de cons­truire une véritable alternative à l'idéologie dominante: elles demeurent obnubilées par leur souci d'être ju­gées “conformes à la constitution”.

 

Mais le paysage idéologico-politique allemand connaît tout de même quelques exceptions positives. Il faut mentionner ici les efforts des nationaux-révolutionnaires des années 70 qui ont eu l'intelligence et le courage de jeter les premiers ponts entre le savoir scientifique contemporain et une vision du monde al­ternative. Si, dans les droites, on a pu apercevoir deci-delà quelques modernisations dans le discours, c'est à cette petite phalange d'idéologues audacieux qu'on le doit. Mais ces hommes n'ont été qu'une poi­gnée: une partie d'entre eux se sont malheureusement fondus dans les droites recluses ou “entristes”, une autre partie s'est retirée de tout, écœurée; si bien que nous n'avons plus en Allemagne qu'un tout pe­tit groupe d'intellectuels combattifs et toujours non-conformistes...

 

Devant ce triste bilan des agitations des droites allemandes, disons que la “Révolution Conservatrice” de l'entre-deux-guerres avait appliqué à la perfection le mot-d'ordre de Schiller (“Vis avec ton siècle, mais n'en sois pas la créature”) mais qu'après cette formidable révolution intellectuelle, sur laquelle le monde entier se penche encore aujourd'hui, les droites allemandes sont entrées en une profonde léthargie, ont raté lamentablement leur connexion aux nouveaux impératifs scientifiques ou philosophiques.

 

Cet échec est un défi pour les jeunes qui refusent tant les schémas de la droite recluse que ceux de la droite alignée. Ces jeunes sont là, leur nombre croît, mais ils n'ont ni tribune ni organisation. Ils perçoivent l'étroitesse d'esprit des uns et l'opportunisme des autres. Ils veulent rester dans la société civile, dans la société réelle, bref dans le peuple, mais sans perdre leur ouverture d'esprit. Ils veulent influencer la so­ciété sans vénérer les vieilles lunes en place et sans sacrifier aux lubies du libéralisme permissif. Dans les circonstances actuelles du paysage politique allemand, ces jeunes révolutionnaires constructifs, dis­séminés dans toute la société civile, ne rassemblent pas leurs forces, ne mettent pas leurs énergies en commun pour atteindre un objectif bien défini: ils restent éparpillés dans de petites organisations sans envergure et demeurent isolés (ce que l'idéologie et le pouvoir dominants attendent d'eux). C'est à cette carence qu'entend répondre une organisation comme SYNERGON. En effet, SYNERGON veut construire une communauté de pensée, bâtir une plate-forme pour tous ceux qui luttent isolément, rassembler les jeunes qui réclament l'avènement d'une droite ouverte aux idées nouvelles et qui veulent collaborer acti­vement avec leurs homologues de tous les pays d'Europe. Car il faut mettre fin à cette diabolisation xé­nophobique des autres Européens: il faut aller au devant d'eux pour apprendre leurs recettes, pour élargir nos propres horizons.

 

Un tel échange à l'échelle continentale animera et fécondera tous les “révolutionnaires-conservateurs” d'Europe: les Allemands pourront ainsi tirer profit de la flexibilité intellectuelle de leurs amis italiens, étu­dier plus profondément les legs de la pensée philosophique française de ces dernières décennies (Deleuze, Guattari, Foucault, Rosset, Maffesoli, etc.), découvrir les filons conservateurs-révolution­naires des Russes, etc. Par ailleurs, Français, Italiens, Ibériques et Russes, épaulés par les Allemands, pourront plonger plus directement dans les méandres de la “Révolution conservatrice” qui alimente encore tous les discours innovateurs de notre temps. Une invention allemande comme le mouvement de jeu­nesse (des Wandervögel à la Freideutsche Jugend  et aux expériences plus audacieuses et plus éton­nantes des années 20) pourra apprendre aux autres Européens à vivre plus concrètement leurs idéaux et à les transmettre en dehors de la seule sphère intellectuelle. De plus, l'écologie politique organique, donc révolutionnaire-conservatrice, qui est une idée allemande, pourra être communiquée à tous les cercles in­téressés d'Europe.

 

Le grand défi qui nous attend, nous les synergétistes de tous les pays qui appellent à l'unité, c'est de for­ger de concert une Weltanschauung qui soit réellement en prise avec notre temps, qui soit aussi éloignée de tout dogmatisme, de tout esprit partisan, qui puisse inclure et exploiter les résultats des recherches scientifiques les plus neuves, afin d'offrir à la société civile une alternative réelle et praticable à l'idéologie dominante, instrumentalisée par le pouvoir.

 

Pour obtenir un résultat tangible, nous devons donc échanger des idées au-delà des frontières en Europe, débattre, comparer des positions en apparence différentes voire irréconciliables. SYNERGON est le seul mode d'action commune qui puisse à l'heure actuelle répondre à ce défi. SYNERGON ne se pose pas d'emblée comme le concurrent d'autres organisations: nous ne cherchons pas à absorber ou à détruire ou à phagocyter des partis, des cercles ou des clubs déjà existants, mais nous voulons tout simplement animer un centre de coordination et de coopération.

 

Notre espoir est de réussir bien entendu, d'abord en établissant SYNERGON en Allemagne, afin que Günter Maschke puisse envisager l'avenir avec davantage d'optimisme.

 

Mark LÜDDERS.

mercredi, 23 septembre 2009

Terre & Peuple Magazine n°40

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Terre & Peuple Wallonie - Communiqué

TERRE &PEUPLE Magazine n°40

 

Le thème du numéro 40 du T&P Mag est ‘Notre Europe’, l’Europe des peuples. Sous le titre ‘L’orage monte’, Pierre Vial avertit contre la guerre que les services américains présentent comme inévitable avec un Iran où ils aimeraient refaire leur coup des révolutions ‘oranges’. Dans le même temps, ils programment la colonisation pacifique de l’Europe par l’islam. En attendant la phase militaire.

M. Alain épingle la découverte par deux chercheurs canadiens d’une corrélation entre l’environnement favorable à l’épanouissement d’un enfant et la taille de son cerveau, déterminante pour le développement de son intelligence.

Pierre Vial, à propos de l’importance du facteur ethnique, souligne les ennuis que la Chine rencontre avec les Ouïgours musulmans et turcophones dans l’ancien Turkestan oriental où sont importées des masses de Chinois Han. Pékin impute les émeutes à la diaspora ouïgour américaine.

Emmanuel Ratier relève que Jovia Stanisic, chef de la sûreté serbe, a été ‘blanchi’ devant le Tribunal de La Haye des préventions de crime contre l’Humanité, la CIA ayant révélé que le ‘vrai cerveau du régime Milosevic’ était un homme à elle !

Jean Haudry présente son dernier ouvrage ‘La triade pensée-parole-action dans la tradition indo-européenne’. Dans une variante, le corps (ou une de ses composantes) tient lieu d’action et, dans une autre, la vue tient la place de la pensée, chacun de ces cinq termes étant ensuite étroitement lié au feu. A partir du feu de la parole, le feu est à l’origine du théâtre, avec Agni (en Inde) et avec Dionysos (en Grèce).

Pour ouvrir le dossier ‘Notre Europe’, Pierre Vial remarque que nombre d’Européens, rebutés par l’Europe de Bruxelles sont tentés de rejeter jusqu’à l’idée d’Europe. D’où l’importance de claires définition et délimitation du concept.

Il interroge d’abord l’ami Robert Spieler, délégué général de la NDP, qui prône une Europe de la puissance. Pour celui-ci, si Rome a bien été assassinée par le christianisme, ce dernier s’est ensuite laissé européaniser et Celse n’aurait pas condamné celui des croisades et de la Reconquista. La révolution française, facteur décisif de la décadence européenne, a remplacé la nation incarnée dans le Roi par l’Etat-nation désincarné, par le chauvinisme de qui vont être allumées les guerres civiles européennes. L’Europe de la puissance ne peut se concevoir que comme partenaire de la Russie, car le protectionnisme n’est efficient qu’à l’échelle d’un continent.

Pour définir ‘l’Europe et ses frontières’, Alain Cagnat s’étend, dans une contribution magistrale, sur rien moins qu’un quart de la revue. Il rappelle la vision des ‘pères fondateurs’ Schumann-Monet, réductrice de l’Europe à la minuscule extrémité du continent eurasiatique et à deux branches de l’activité économique dans un marché libéral et pacifique. Les critères de Copenhague la confirment comme une communauté de valeurs universelles, plutôt que comme communauté de destins. D’autant plus sûrement que, s’élargissant, elle souffre déjà d’indigestion, alors que les plus illuminés la voient s’étendre à la planète entière, conformément à la vision stratégique des administrations américaines successives. Mais cette Union n’est qu’un nain sur le plan de sa défense, car elle y affecte (en % du PIB) loin de la moitié de ce qu’y consacrent les Etats-Unis et la Turquie et à peine moins que les épouvantails russes et chinois. Contre lesquels on prétend la protéger, quand ce n’est pas l’entraîner dans des guerres hasardeuses.

L’Union européenne a usurpé l’idée européenne pour devenir une machine à broyer les peuples européens pour le compte de leur prédateur américain, lequel se dissimule derrière l’imposture de l’Occident. Historiquement, l’occident est né de la scission de l’Empire romain en un Empire d’orient et un Empire d’occident. Ce dernier va digérer difficilement les grandes invasions germaniques durant la lente gestation du moyen âge, durant lequel l’Empire d’orient connaît un essor resplendissant, jusqu’au séisme du schisme des églises romaine et orthodoxe, en 1054, et surtout jusqu’au sac de Constantinople, en 1204, commandité par les marchands vénitiens. Ce ne sera qu’après la chute de Byzance en 1453 que, l’Europe orientale tombant sous la botte ottomane, la civilisation européenne s’identifie à l’occident.

Le basculement vers le monde anglo-saxon a lieu en 1945, lorsque le ‘monde libre’ oppose au ‘monde communiste’ un système de valeurs universelles qu’il prétend ‘indépassable’et qui va exercer une véritable dictature de l’esprit. Celle-ci va de pair avec l’hypocrisie (un fossé sépare les principes proclamés et les actes) et le double langage, dérives que dénonce même Samuel Huntington, dans son fameux ‘Choc des civilisations’. Dans le même temps, la Russie est rejetée dans l’arriération et la barbarie et, quand le monde orthodoxe se défend contre le terrorisme islamiste, on l’accuse même de provoquer un occident réservé aux protestants et aux catholiques. Réserve qui y inclut les Croates et les Polonais, mais qui en exclut Grecs, Serbes et Bulgares et coupe l’Ukraine en deux ! Alors qu’il saute aux yeux que les catholiques sont plus proches des orthodoxes que des protestants, lesquels comme les musulmans s’interdisent toute représentation du divin. En réalité, la distinction est un artifice géopolitique des thalassocraties anglo-saxonnes, pour contenir la menace que représente pour elles le vieux continent, en particulier la Russie qu’on empêche de s’allier à l’Europe, en la rejetant dans une prétendue barbarie.

Au sud de l’Europe, la Mer méditerranée est tout sauf une frontière. Elle est bien plutôt une porte par où s’engouffrent la multitude afro-maghrébine, avec l’islam qui en est le glaive. L’UPM (Union pour la Méditerranée) de Sarkhozy, prix de consolation à la Turquie, regrouperait cinquante-sept pays, mais pas la Russie ! Et elle servirait de nouvel accélérateur à la sacro-sainte immigration. La simple constatation de l’ampleur de celle-ci suffit à rendre infréquentable aux yeux des nouveaux prophètes mondialistes, qui veulent faire de l’Europe « un ensemble affranchi de toute identité ». L’ONU prévoit pour sa part d’en faire « la principale zone d’immigration du monde », avec 1,3 milliards d’habitants d’ici à 2050 !

Le péril de l’immigration est décuplé par l’islam, à l’égard de qui les responsables européens sont d’une lâcheté ignoble, feignant d’ignorer sa maxime usuelle ‘Baise la main que tu ne peux couper’. Alors que nos prisons sont des pépinières d’islamistes haineux, les traîtres sont déjà empressés de leur remettre les clés de leurs citadelles et proclament : « Les racines de l’Europe sont autant musulmanes que chrétiennes » (Chirac) et « Les musulmans sont une chance que les Européens doivent saisir » (Semprun). Pour leur part, les musulmans sont tranquillement certains qu’ils feront régner sous peu la charia sur les vieilles terres européennes.

A en croire Huntington, l’Europe orientale, et la Russie sur qui Byzance a rayonné durant onze siècles et qui est appelée à lui succéder (Moscou est la Troisième Rome, depuis que la fille du dernier Empereur Constantin XI Paléologue a épousé le Grand Duc de Kiev), n’aurait rien en commun avec l’Europe occidentale, à la seule exception de l’héritage gréco-romain, vu sous le prisme byzantin. C’est s’obnubiler sur l’importance du protestantisme et gommer sans plus Pierre le Grand, Catherine II et les philosophes, l’art et la littérature russes, et le bouclier qu’ont constitué durant des siècles pour les autres Européens les Russes et les Polonais contre les poussées asiatiques.

Pour ce qui est de l’intrusion de la Turquie dans l’Europe, le loup américain est sorti du bois, avec les injonctions à l’Union européenne de George Bush Jr (« La Turquie appartient à l’Europe ») et d’Obama. Alors que, au fil des siècles, elle s’est toujours manifestée comme un prédateur féroce et qu’elle a sans timidité poursuivi dans cette ligne avec Chypre, avec les Arméniens et avec les Kurdes.

A la différence de l’Oural, le Caucase est une véritable frontière européenne, avec l’embarras que les peuples caucasiens sont mélangés, Indo-européens chrétiens ou musulmans (Russes, Ossètes, Arméniens) et Caucasiens chrétiens (Géorgiens) et ne se trouvent pas toujours du bon côté de la chaîne. Pour la Russie, le poids historique de la Transcaucasie est trop important pour que Moscou puisse se retenir d’être ferme.

Il faut se souvenir que le peuplement de l’Europe s’est fait en trois phases : les peuples des mégalithes (dont ils ont couvert le continent de l’Irlande à Malte et du Portugal à la Scandinavie) ; ensuite les Caucasiens ou proto-basques, Alpins, Dinariques et Méditerranéens ; et enfin les Indo-européens, avec une vague italique suivie d’une vague barbare, celto-germanique et slave. L’identité de ces derniers, tangible dans leur culture, leurs arts plastiques, leur littérature et leur musique, les a toujours placés à l’égard des arabo-musulmans et des ottomans dans des rapports de force. Que leur paganisme ait cédé devant une religion orientale monothéiste est un fait mystérieux, bien que le christianisme s’y soit souplement superposé, reprenant ses fêtes et transformant ses héros en saints. A côté de racines gréco-romaines et bibliques, l’Europe a de puissantes racines barbares. Elle se confond jusqu’au XVIe siècle avec la chrétienté. Mais, avec la colonisation, l’Eglise catholique a retrouvé sa vocation mondialiste, à la différence de l’Eglise orthodoxe, russe, serbe, grecque, bulgare, qui est restée identitaire. Les racines chrétiennes de l’Europe ne sont donc que des racines parmi d’autres, mais il est significatif de constater que ce sont ceux-là mêmes qui lui refusent des racines chrétiennes qui lui en attribuent des musulmanes !

Conclusion : l’utopie de l’Eurosibérie est le seul espoir de survie des Européens.

Jean-Gilles Malliarakis promet que la pression turque va se renforcer sur le Parlement européen, où la gauche menée par Cohn-Bendit trouve face à elle diverses droites en principe hostiles à l’adhésion, malgré ses réseaux unanimement pro-turcs, malgé un Sarkhozy qui s’est dit défavorable, avec une perfide Albion, qui désire l’adhésion, et une présidence suédoise favorable, coachées par Obama et Mme Clinton. L’ami Mallia, Européen plus grec que nature, est contre bien sûr !

Sous le titre ‘L’Europe blanche’, Pierre Vial souligne que la mort voulue de l’Europe consiste bien à l’amener à trahir à son sang, en persuadant l’homme européen qu’il est ‘coupable de ce qu’il est’ (Guillaume Faye), qu’il a une dette à payer et qu’il s’en acquittera d’abord en se métissant. A ceux qui propagent ce sida mental, l’auteur dédie ce passage d’un chant de Lansquenets : « Un jour viendra où les traîtres paieront. » Il rappelle que la race européenne est très précisément définie dans de nombreux traités d’anthropologie. Seule la conscience de cette identité peut constituer le front commun contre l’invasion. Mais la simple évocation de cette réalité est une entreprise à haut risque. Pour la première fois depuis des millénaires, les peuples européens ne règnent plus sur leur propre espace. (Dominique Venner). Dénoncer la trahison que Platon qualifie de crime est devenu suspect, comme est suspect de citer Aristote qui avertit que l’absence de communauté ethnique est facteur de sédition politique. La fin de Rome est venue avec l’oubli de la loi du sang, quand saint Paul, qui se flatte d’être né dans un famille juive au sang pur, peut se réclamer de la citoyenneté romaine. Ce que l’Edit de Caracalla accorde en 212 à tous les habitants de l’Empire. Il faudra la menace d’Attila (451) pour réveiller la communauté de sang des Gallo-Romains et des Germains face aux Asiatiques, synthèse heureuse qui fait naître l’Europe du moyen âge. Et la menace du djihad pour fédérer, en 732, les Europenses de sang sous un chef franc Charles Martel. Et de citer Disraëli, premier ministre juif de la Reine Victoria : « La race est tout ; il n’existe pas d’autre vérité et toute race doit périr qui abandonne son sang à des mélanges. » Ce qui est le principe même du racialisme qui, au contraire d’être raciste, vise le respect mutuel de chaque race sur sa terre propre. Alors que la société multiraciale est inévitablement une société multiraciste.

C’est sur deux expériences de la pédagogie de Rudolf Steiner que se clôture ce numéro. Une pédagogie qui prône une approche différenciée selon le tempérament de l’enfant. Une pédagogie qui attend du maître qu’il trouve son ‘mode artiste’, en sachant se faire aux circonstances et à ses élèves. Le classement des steinériens au nombre des sectes est le fait de l’ignorance, sinon de la malveillance et du sectarisme. Si l’école Steiner est réservée à l’égard du consumérisme (usage immodéré de la télé par les enfants), elle est attentive à ne pas retrancher ceux-ci du corps social.

On notera encore la recension du dernier livre de Dominique Venner : ‘Ernst Jünger, un autre destin européen’, paru aux éditions du Rocher.

dimanche, 20 septembre 2009

D. Venner: Vous avez dit autochtone?

Dominique VENNER:

Vous avez dit autochtone ?

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Il n’y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Je songeais à cet adage en lisant récemment la longue diatribe publique d’un helléniste à la retraite (1). Jouissant d’un statut privilégié en France même et aux Etats-Unis où il enseigna dans une université réputée, l’excellent professeur se moquait en terme choisis de ses compatriotes qui se veulent « autochtones », c’est-à-dire, comme le dévoile l’étymologie grecque, nés d’eux-mêmes, d’un même sang et d’une même terre.

« Au milieu du Ve siècle avant notre ère, écrit-il, une petite cité-village de l’Hellade a été frappée par le virus de l’ “hypertrophie du moi”, une épidémie redoutable », ajoute l’émérite professeur. Jugez-en : cette épidémie « a conduit là-bas à instituer une cérémonie annuelle où un orateur, expert en oraisons funèbres, célébrait devant les cercueils des morts à la guerre la gloire immémoriale des Athéniens. » Quelle idée saugrenue, en effet, que de célébrer les morts à la guerre et la gloire de la cité ! Cette inquiétante « hypertrophie du moi » a même conduit les Athéniens à édifier quelques négligeables monuments de marbre, tel le Parthénon, qui ont résisté aux millénaires et aux invasions, faisant toujours l’admiration des sots que nous sommes. Elle les a conduit aussi à édifier d’autres monuments tout aussi négligeables, ceux de l’esprit (transmission des poèmes homériques, invention de la philosophie, du théâtre tragique et de l’enquête historique), dont nous vivons encore, ce dont s’étonne le curieux helléniste que nous citons. Tout cet héritage est en effet désolant.

Et quel exemple déplorable ! « Les historiens (français), dès les années 1880, se mettent à écrire une Histoire de la France, née d’elle-même. » Un scandale, vraiment ! Et ce n’est pas tout. « Quant aux religieux qui avaient inventé au XIIe siècle le “cimetière chrétien”, excluant les juifs, les infidèles, les étrangers et autres mécréants, ils continuent à entretenir, d’une République à la suivante, la croyance que nous sommes les héritiers des morts, de nos morts précisément, et depuis la préhistoire. De “grands historiens” (on appréciera les guillemets) s’en portent garants. » Quelle tristesse ! A en croire notre universitaire retraité, en France, l’idée de l’identité nationale – qui nous vient donc d’Athènes et de la Grèce antique – serait dans l’air du temps. Cette révélation le plonge dans l’affliction. Quelle ineptie en effet, alors que le flux mondial ascendant des échanges financiers, dont on connaît les bienfaits, incite au contraire à se sentir, comme il le dit lui-même, « nomade ». Naturellement il est facile d’être « nomade » quand on est assuré de ne voyager que par les beaux quartiers du monde entier, tous frais remboursés, entouré de l’attention prévenante de nombreux préposés à votre confort et à votre sécurité. Sans doute les derniers Français « autochtones » qui n’ont pu, faute de moyens ou de chance, s’échapper par exemple de Villiers-le-Bel depuis les émeutes de novembre 2007 aimeraient-ils aussi être des « nomades » de ce type. Mais leur condition de pauvres, de vieillards ou d’ « autochtones » abandonnés, le leur interdit. Et pourtant, quel joli nom, si l’on y songe que Villiers-le-Bel. Un nom «autochtone», dont l’épithète résonne désormais avec une ironie cruelle. Pourquoi, direz-vous, un tel discours ? Réponse : parce que l’historien doit aussi prendre date et ne pas être aveugle à ce qui se fait sous ses yeux. C’est ce que nous a enseigné Marc Bloch, contemporain et victime du désastre de 1940. Il a reconnu que ses travaux l’avaient conduit à ignorer l’importance des événements de son temps. « C’était mal interpréter l’histoire… Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers… Avons-nous toujours été de bons citoyens ? (2) » Je ne peux cacher qu’un tel précédent ne me laisse pas indifférent. Et si l’on n’est pas complètement idiot, une question surgit : pourquoi le désir d’identité (être conscient de ce que l’on est dans toute l’épaisseur de son existence, parmi ceux qui vous ressemblent), oui, pourquoi ce désir serait-il louable chez les Noirs américains, les Chinois, les Arabes, les Israéliens, les Ouïgours, les Turcs ou les Gabonais, mais condamnable chez les Européens et les Français ? Voilà bien une question qu’il faudrait un jour élucider.

Dominique Venner

1.Marcel Detienne, dans Le Monde des 12-13 juillet 2009, sous le titre : La France sans terre ni mort.
2. Marc Bloch, L’Etrange défaite, Editions Francs Tireurs, 1946, p. 188. On sait que, s’étant repenti de son abstention précédente, le grand historien s’est engagé dans la Résistance. Capturé, il a été fusillé en juin 1944.

Source : Dominique Venner [1]


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vendredi, 18 septembre 2009

Etre rebelle selon Dominique Venner

Être rebelle selon Dominique Venner

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Je me demande surtout comment on pourrait ne pas l’être ! Exister, c’est combattre ce qui me nie. Etre rebelle, ce n’est pas collectionner des livres impies, rêver de complots fantasmagoriques ou de maquis dans les Cévennes. C’est être à soi-même sa propre norme. S’en tenir à soi quoi qu’il en coûte. Veiller à ne jamais guérir de sa jeunesse. Préferer se mettre tout le monde à dos que se mettre à plat ventre. Pratiquer aussi en corsaire et sans vergogne le droit de prise. Piller dans l’époque tout ce que l’on peut convertir à sa norme, sans s’arrêter sur les apparences. Dans les revers, ne jamais se poser la question de l’inutilité d’un combat perdu.

Dominique Venner

Source : Recounquista [1]


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[1] Recounquista: http://recounquista.com/

lundi, 14 septembre 2009

L'influence de Henri Lefèbvre sur Guillaume Faye

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1997

Robert Steuckers:

L'influence de Henri Lefèbvre sur Guillaume Faye

Indubitable et déterminante est l'influence de Henri Lefebvre sur l'évolution des idées de Guillaume Faye; Henri Lefebvre fut un des principaux théoriciens du PCF et l'auteur de nombreux textes fonda­mentaux à l'usage des militants de ce parti fortement structuré et combatif. J'ai eu personnellement le plaisir de rencontrer ce philosophe ex-communiste français à deux reprises en compagnie de Guillaume Faye dans la salle du célèbre restaurant parisien “La Closerie des Lilas” que Lefebvre ai­mait fréquenter parce qu'il avait été un haut lieu du surréalisme parisien du temps d'André Breton. Lefebvre aimait se rémémorer les homériques bagarres entre les surréalistes et leurs adversaires qui avaient égayé ce restaurant. Avant de passer au marxisme, Lefebvre avait été surréaliste. Les conver­sations que nous avons eues avec ce philosophe d'une distinction exceptionnelle, raffiné et très aristo­cratique dans ses paroles et ses manières, ont été fructueuses et ont contribué à enrichir notamment le numéro de Nouvelle école sur Heidegger que nous préparions à l'époque. Trois ouvrages plus récents de Lefebvre, postmarxistes, ont attiré notre attention: Position: contre les technocrates. En finir avec l'humanité-fiction (Gonthier, Paris, 1967); Le manifeste différentialiste (Gallimard, Paris, 1970); De L'Etat. 1. L'Etat dans le monde moderne, (UGE, Paris, 1976).

 

Dans Position (op. cit.), Lefebvre s'insurgeait contre les projets d'exploration spatiale et lunaire car ils divertissaient l'homme de “l'humble surface du globe”, leur faisaient perdre le sens de la Terre, cher à Nietzsche. C'était aussi le résultat, pour Lefebvre, d'une idéologie qui avait perdu toute potentialité pra­tique, toute faculté de forger un projet concret pour remédier aux problèmes qui affectent la vie réelle des hommes et des cités. Cette idéologie, qui est celle de l'“humanisme libéral bourgeois”, n'est plus qu'un “mélange de philanthropie, de culture et de citations”; la philosophie s'y ritualise, devient simple cérémonial, sanctionne un immense jeu de dupes. Pour Lefebvre, cet enlisement dans la pure phraséo­logie ne doit pas nous conduire à refuser l'homme, comme le font les structuralistes autour de Foucault, qui jettent un soupçon destructeur, “déconstructiviste” sur tous les projets et les volontés po­litiques (plus tard, Lefebvre sera moins sévère à l'égard de Foucault). Dans un tel contexte, plus aucun élan révolutionnaire ou autre n'est possible: mouvement, dialectique, dynamiques et devenir sont tout simplements niés. Le structuralisme anti-historiciste et foucaldien constitue l'apogée du rejet de ce formidable filon que nous a légué Héraclite et inaugure, dit Lefebvre, un nouvel “éléatisme”: l'ancien éléatisme contestait le mouvement sensible, le nouveau conteste le mouvement historique. Pour Lefebvre, la philosophie parménidienne est celle de l'immobilité. Pour Faye, le néo-parménidisme du système, libéral, bourgeois et ploutocratique, est la philosophie du discours libéralo-humaniste répété à l'infini comme un catéchisme sec, sans merveilleux. Pour Lefebvre, la philosophie héraclitéenne est la philosophie du mouvement. Pour Faye, —qui retrouve là quelques échos spenglériens propres à la ré­cupération néo-droitiste (via Locchi et de Benoist) de la “Révolution Conservatrice” weimarienne—  l'héraclitéisme contemporain doit être un culte joyeux de la mobilité innovante. Pour l'ex-marxiste et ex-surréaliste comme pour le néo-droitiste absolu que fut Faye, les êtres, les stabilités, les structures ne sont que les traces du trajet du Devenir. Il n'y a pas pour eux de structures fixes et définitives: le mou­vement réel du monde et du politique est un mouvement sans bonne fin de structuration et de déstruc­turation. Le monde ne saurait être enfermé dans un système qui n'a d'autres préoccupations que de se préserver. A ce structuralisme qui peut justifier les systèmes car il exclut les “anthropes” de chair et de volonté, il faut opposer l'anti-système voire la Vie. Pour Lefebvre (comme pour Faye), ce recours à la Vie n'est pas passéisme ou archaïsme: le système ne se combat pas en agitant des images embellies d'un passé tout hypothétique mais en investissant massivement de la technique dans la quotidienneté et en finir avec toute philosophie purement spéculative, avec l'humanité-fiction. L'important chez l'homme, c'est l'œuvre, c'est d'œuvrer. L'homme n'est authentique que s'il est “œuvrant” et participe ainsi au devenir. Les “non-œuvrants”, sont ceux qui fuient la technique (seul levier disponible), qui re­fusent de marquer le quotidien du sceau de la technique, qui cherchent à s'échapper dans l'archaïque et le primitif, dans la marginalité (Marcuse!) ou dans les névroses (psychanalyse!). Apologie de la tech­nique et refus des nostalgies archaïsantes sont bel et bien les deux marques du néo-droitisme authen­tique, c'est-à-dire du néo-droitisme fayen. Elles sortent tout droit d'une lecture attentive des travaux de Henri Lefebvre.

 

Dans Le manifeste différentialiste, nous trouvons d'autres parallèles entre le post-marxisme de Lefebvre et le néo-droitisme de Faye, le premier ayant indubitablement fécondé le second: la critique des processus d'homogénéisation et un plaidoyer en faveur des “puissances différentielles” (qui doi­vent quitter leurs positions défensives pour passer à l'offensive). L'homogénéisation “répressive-op­pressive” est dominante, victorieuse, mais ne vient pas définitivement à bout des résistances particu­laristes: celles-ci imposent alors malgré tout une sorte de polycentrisme, induit par la “lutte planétaire pour différer” et qu'il s'agit de consolider. Si l'on met un terme à cette lutte, si le pouvoir répressif et oppresseur vainc définitivement, ce sera l'arrêt de l'analyse, l'échec de l'action, le fin de la découverte et de la création.

 

De sa lecture de L'Etat dans le monde moderne,  Faye semble avoir retiré quelques autres idées-clefs, notamment celle de la “mystification totale” concomitante à l'homogénéisation planétaire, où tantôt l'on exalte l'Etat (de Hobbes au stalinisme), tantôt on le méconnaît (de Descartes aux illusions du “savoir pur”), où le sexe, l'individu, l'élite, la structure (des structuralistes figés), l'information sura­bondante servent tout à tour à mystifier le public; ensuite l'idée que l'Etat ne doit pas être conçu comme un “achèvement mortel”, comme une “fin”, mais bien plutôt comme un “théâtre et un champ de luttes”. L'Etat finira mais cela ne signifiera pas pour autant la fin (du politique). Enfin, dans cet ouvrage, Faye a retenu le plaidoyer de Lefebvre pour le “différentiel”, c'est-à-dire pour “ce qui échappe à l'identité ré­pétitive”, pour “ce qui produit au lieu de reproduire”, pour “ce qui lutte contre l'entropie et l'espace de mort, pour la conquête d'une identité collective différentielle”.

 

Cette lecture et ces rencontres de Faye avec Henri Lefebvre sont intéressantes à plus d'un titre: nous pouvons dire rétrospectivement qu'un courant est indubitablement passé entre les deux hommes, cer­tainement parce que Lefebvre était un ancien du surréalisme, capable de comprendre ce mélange ins­table, bouillonnant et turbulent qu'était Faye, où se mêlaient justement anarchisme critique dirigé contre l'Etat routinier et recours à l'autorité politique (charismatique) qui va briser par la vigueur de ses décisions la routine incapable de faire face à l'imprévu, à la guerre ou à la catastrophe. Si l'on qua­lifie la démarche de Faye d'“esthétisante” (ce qui est assurément un raccourci), son esthétique ne peut être que cette “esthétique de la terreur” définie par Karl Heinz Bohrer et où la fusion d'intuitionnisme (bergsonien chez Faye) et de décisionnisme (schmittien) fait apparaître la soudaineté, l'événement im­prévu et impromptu, —ce que Faye appelait, à la suite d'une certaine école schmittienne, l'Ernstfall—  comme une manifestation à la fois vitale et catastrophique, la vie et l'histoire étant un flux ininter­rompu de catastrophes, excluant toute quiétude. La lutte permanente réclamée par Lefebvre, la reven­dication perpétuelle du “différentiel” pour qu'hommes et choses ne demeurent pas figés et “éléatiques”, le temps authentique mais bref de la soudaineté, le chaïros, l'imprévu ou l'insolite revendiqués par les surréalistes et leurs épigones, le choc de l'état d'urgence considéré par Schmitt et Freund comme es­sentiels, sont autant de concepts ou de visions qui confluent dans cette synthèse fayenne. Ils la rendent inséparable des corpus doctrinaux agités à Paris dans les années 60 et 70 et ne permettent pas de con­clure à une sorte de consubstantialité avec le “fascisme” ou l'“extrême-droitisme” fantasmagoriques que l'on a prêtés à sa nouvelle droite, dès le moment où, effrayé par tant d'audaces philosophiques à “gauche”, à “droite” et “ailleurs et partout”, le système a commencé à exiger un retour en arrière, une réduction à un moralisme minimal, tâche infâmante à laquelle se sont attelés des Bernard-Henry Lévy, des Guy Konopnicki, des Luc Ferry et des Alain Renaut, préparant ainsi les platitudes de notre political correctness.

mardi, 01 septembre 2009

Variations autour du thème "Russie"

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Robert STEUCKERS:

 

Variations autour du thème “Russie”

 

Discours de Robert Steuckers lors du colloque de la “nouvelle alternative solidariste” à Ruddervoorde/Bruges, 11 octobre 2008

 

La Russie  –vous l’entendez et le lisez chaque jour dans les médias du système—  est l’objet d’une inlassable propagande, toujours dénigrante et négative, d’un harcèlement permanent des esprits, qui la campent comme un immense foyer où se succèdent sans discontinuité horreurs et entorses à la “bonne gouvernance”; cette propagande a été bien réactivée depuis la “Guerre d’août” dans le Caucase, il y a deux mois. Cette propagande négative, cette “Greuelpropaganda” (“gruwelpropaganda”), n’est pas nouvelle, car, les historiens le savent, elle s’est déjà déployée dans l’histoire des deux derniers siècles, essentiellement pour deux faisceaux de motifs:

 

Premier faisceau de motifs:

D’abord à cause de l’autocratisme de certains tsars: Paul I, qui voulait marcher avec Napoléon contre l’Inde britannique et démontrait, par cette volonté, que la maîtrise de la Mer Noire et de la Caspienne permettait à terme de déboucher en Inde, arsenal civil et source de profit pour la puissance dominante anglaise; et Nicolas I, qui a entamé la marche des armées russes en direction du Caucase et de l’Asie centrale; ce tsar voulait régler la question d’Orient en liquidant l’Empire ottoman, ce qui a déclenché la Guerre de Crimée. Ce reproche d’autoritarisme fait partie d’un arsenal propagandiste récurrent car il s’adresse également à des tsars d’ouverture tels Alexandre II, qui lance un programme d’industrialisation, de modernisation et de libération des serfs, ou Nicolas II, qui sera tantôt ange tantôt démon, selon les fluctuations de la géopolitique anglaise, qui entendait d’abord ébranler la Russie pour s’emparer des pétroles du Caucase puis s’allier à elle dans le cadre de l’Entente pour faire pièce à une Allemagne devenue ennemie principale, prenant ainsi, au titre de cible première des propagandes dénigrantes, le relais de l’Empire des Tsars comme le démontre d’excellente manière le géopolitologue suédois William Engdahl dans son ouvrage sur la guerre du pétrole (1). Nicolas II partage avec les Mexicains Zapata et Pancho Villa le triste honneur d’avoir été tout à la fois, en l’espace de quelques années seulement, tyran sanguinaire et brave allié. Les deux Mexicains, rappellons-le, voulaient nationaliser les pétroles de leur pays, les arracher aux tutelles britannique et yankee... L’an passé, nous avons eu à déplorer la disparition de Henri Troyat, de l’Académie Française, écrivain de souche russe et arménienne, qui nous a laissé des biographies de tous les tsars: elles nous expliquent en long et en large les grands axes de leur politique, dans un langage clair et limpide, accessible à tous, sans jargon. Je conseille à chacun de vous de s’y référer.

 

Deuxième faisceau de motifs:

Ensuite à cause du bolchevisme et de la bolchevisation de la Russie, après 1917, la démonisation propagandiste se focalise sur l’idéologie et la pratique du communisme. Elle a la tâche bien plus facile car le tsarisme était moins démonisable que le soviétisme. Le monde catholique belge et flamand, notamment, dépeint la Russie soviétisée comme le foyer du mal absolu, surtout pour empêcher tout envol du communisme en Belgique même; la publication de l’album d’Hergé, “Tintin au pays des Soviets” relève, pour ne donner qu’un seul exemple, de cet anti-communisme catholique et militant des années 20 et 30. Cette propagande anti-soviétique a laissé des traces: en dépit de l’effondrement définitif de l’Union Soviétique et de la débolchevisation de la Russie, les réflexes anti-russes mobilisés pour combattre le soviétisme, notamment la propagande en faveur de l’OTAN, restent ancrés dans les mentalités, incapables d’intégrer les nouvelles donnes géopolitiques d’après 1989. A cet anti-communisme, mis en sourdine à partir de 1941 pour raisons d’union sacrée contre le nazisme et pour couvrir les agissements de la résistance communiste (en tant qu’instrument de la “guerilla warfare”), succède un anti-stalinisme, partagée par certains communistes ailleurs dans le monde; cet anti-stalinisme prête tous les travers du communisme à la seule gestion stalinienne de l’Union Soviétique. Comme Nicolas II, tyran sanguinaire puis “bon père des peuples de toutes les Russies” selon la propagande londonienne, Staline sera un monstre, puis le brave “Uncle Joe”, puis le “petit père des peuples” puis à nouveau un dictateur infréquentable.

 

Dans mon article, intitulé “La diplomatie de Staline” (cf. http://euro-synergies.hautetfort.com), et dont la teneur m’a été souvent reprochée (2), j’ai souligné l’originalité, après 1945, de la diplomatie soviétique, qui pariait sur des rapports bilatéraux entre puissances et non sur une logique des blocs, du moins au départ. De fait, le pacte de Varsovie nait en 1955 seulement, après la mort du leader géorgien. Ce Pacte a bétonné la logique des blocs et est l’oeuvre du post-stalinisme que Douguine dénonce, aujourd’hui à Moscou, comme une émanation d’un certain “atlanto-trotskisme”. En dépit d’atrocités comme l’élimination des koulaks dans les terres noires et si fertiles d’Ukraine, qui a privé l’Union Soviétique d’une paysannerie capable de lui assurer une totale autonomie alimentaire, et comme les épurations du parti et de l’armée lors des grandes purges de 1937, il faut objectivement mettre à l’acquis de la période stalinienne tardive les notes de 1952, proposant la neutralisation de l’Allemagne sur le modèle prévu pour l’Autriche, en accord avec le filon “austro-marxiste” de la social-démocratie autrichienne.

 

Déstalinisation et logique des blocs

 

La volonté de réhabiliter les rapports bilatéraux entre puissances, selon les vieux critères avérés de la diplomatie classique, et le projet de neutralisation d’une large portion du centre de l’Europe entre l’Atlantique et la frontière soviétique, dont l’arsenal industriel allemand appelé à renaître de ses cendres (“les Hitlers vont et viennent, l’Allemagne demeure”), sont deux positions qui ont l’une et l’autre déplu profondément à Washington et entraîné ipso facto une propagande anti-stalinienne puis, dans la foulée, la déstalinisation, au profit d’une logique des blocs parfaitement schématique, qui condamnait l’Europe à la division et la stagnation, au blocage géopolitique permanent. La déstalinisation, en dépit de la “bonne figure” qu’elle se donnait, interdisait de revenir au message de la fin de l’ère stalinienne: diplomatie classique et neutralisation de l’Allemagne.

 

La Chine actuelle, partiellement héritière de ce communisme de la fin des années 40 et du début des années 50, préconise des relations internationales basées sur des rapports bilatéraux, dans le respect des identités politiques des acteurs de la scène internationale, en dehors de toute  formation de blocs et de toute idéologie “immixtionniste” (wilsonisme, stratégie cartérienne et reaganienne des “droits-de-l’homme”, etc.) (cf. nos articles sur la question: Robert Steuckers, “Les amendements chinois au ‘nouvel ordre mondial’” & “Modernité extrême-orientale et modèle juridique ‘confucéen’”; ces deux  articles sont repris dans: Robert Steuckers, “Le défi asiatique et ‘confucéen’ au ‘nouvel ordre mondial’”, Synergies Européennes, Forest, 1998; les deux textes figurent dorénavant sur: http://euro-synergies.hautetfort.com).

 

Le retour des thématiques anti-autocratiques

 

Avec Poutine et Medvedev, la propagande habituelle recompose les thématiques de l’anti-autocratisme, de l’hostilité à tout pouvoir non seulement fort mais simplement solide, à celle des résidus de communisme, dans le sens où toute réorganisation des anciennes terres de l’Empire russe et toute velléité de contrôler l’économie et le marché des matières premières s’assimilent à un retour au communisme. Ce sont des pièges dans lesquels il ne faut pas tomber, en tenant compte des arguments suivants:

-          la Russie a besoin d’un pouvoir plus contrôlant que les terres situées à l’Ouest du sous-contient européen, la coordination des ressources de son immense territoire exigeant davantage de directivité;

-          dans une perspective européenne et russe, le contrôle pacifique de l’Asie centrale, du Caucase, de la Caspienne et de la Mer Noire est un atout géopolitique et géostratégique important, dont il ne faut pas se défaire avec légèreté, sous peine de voir triompher le voeu le plus cher de la géopolitique anglo-saxonne, dont les fondements ont été théorisés par Halford John Mackinder et Homer Lea dans la première décennie du 20ème siècle;

-          la démonisation de la Russie a une forte odeur d’hydrocarbure; chaque étape historique de cette démonisation est marquée par l’un ou l’autre enjeu pétrolier; hier comme aujourd’hui, dans le Caucase;

-          le communisme, en tant que messianisme qui s’exporte et ébranle les équilibres politiques des nations voisines, a cessé d’exister et les réflexes défensifs que son existence dictait n’ont plus lieu d’être et vicient, s’ils jouent encore, la perception de la réalité actuelle;

-          la propagande anti-russe d’hier et d’aujourd’hui participe de la stratégie immixtionniste et internationaliste mise en oeuvre à Londres hier, à Washington depuis la présidence de Teddy Roosevelt et du système wilsonien; elle a eu pour résultat de torpiller toutes les  oeuvres d’unification continentale et de faire, à terme, de l’Europe un nain politique, en dépit de son gigantisme économique.

 

L’historiographie dominante fait donc de la Russie un croquemitaine et cette historiographie est dictée aux agences médiatiques, à la presse internationale, par des officines basées à Londres ou à Washington. Il s’agit désormais, dans les espaces de liberté comme le nôtre, de contrer les poncifs toujours récurrents de cette propagande et de se référer à une autre interprétation de l’histoire, à une historiographie alternative, différente aussi de l’historiographie soviétique/communiste (liée à l’historiographie anglo-saxonne pour les événements de la seconde guerre mondiale).

 

Le souvenir de “Pietje Kozak”

 

Dans le cadre restreint du mouvement flamand, il faut se rappeler que sans les cosaques d’Alexandre I, les provinces sud-néerlandaises n’auraient jamais été libérées du joug napoléonien et que leur identité culturelle et linguistique aurait disparu à tout jamais si elles étaient demeurées des départements français. Si un quartier s’appelle “Moscou” à Gand, c’est en souvenir des libérateurs cosaques, conduits par “Pietje Kozak”, dont les chevaux avaient galopé d’Aix-la-Chapelle aux rives de l’Escaut, en passant par Bruxelles, où ils avaient campé à la Porte de Louvain, l’actuelle Place Madou. Les cosaques n’ont pas laissé de mauvais souvenirs. Ils ne sont pas restés longtemps: ils ont foncé vers Paris, tandis que les Gantois volontaires étaient incorporés dans l’armée prussienne, armée pauvre, levée en masse, selon les consignes de Clausewitz, qui voulait faire pièce à la conscription républicaine puis napoléonienne. Cette armée devait vivre sur la population, notamment sur la rive orientale de la Meuse que la Prusse convoitait, en inquiétant les Anglais, qui voyaient une grande puissance s’approcher d’Anvers et occuper une vallée mosane menant directement au Delta et au Hoek van Holland, à une nuit de navire à voile de Londres, comme au temps de l’Amiral De Ruyter. Les réquisitions prussiennes ont laissé de mauvais souvenirs, surtout en pays de Liège, dans les Ardennes et le Condroz. Les Anglais, eux, payaient tout ce qu’ils prenaient et se taillaient bonne réputation: c’est là qu’il faut voir l’origine de l’anglophilie belge.

 

Après l’effondrement du système napoléonien qui avait l’avantage peut-être d’unir l’Europe mais le désavantage de le faire au nom des philosophades modernistes de la révolution française, l’Europe acquiert, à Vienne en 1814-15, une sorte d’unité restauratrice. Ce sera la Pentarchie, le concert des cinq puissances (Prusse, Russie, Angleterre, Autriche, France) dont le territoire s’étend de l’Atlantique au Pacifique. Nous avons donc pour la première fois dans l’histoire un espace européen et eurasien entre les deux plus grands océans du globe. La cohérence de cet espace demeure un idéal et une nostalgie, en dépit des faiblesses de cette Pentarchie, sur lesquelles nous reviendrons. Rappellons qu’elle subsistera à peu près intacte jusqu’en 1830 et que les premières lézardes de son édifice datent justement de cette année fatidique de 1830, de la révolte belge de Bruxelles, où Français et Britanniques acceptent les exigences des insurgés, les uns dans l’espoir d’absorber petit à petit le pays; les autres pour briser l’unité des Pays-Bas, qui alliaient de considérables atouts à l’aube de la révolution industrielle: une industrie métallurgique liégeoise, des mines de charbons de Mons à Maastricht, une bonne industrie textile en Flandre et dans la Vallée de la Vesdre, une flotte hollandaise impressionnante et des colonies en voie de développement en Insulinde (Indonésie), un pôle germanique continental et littoral aussi attrayant, sinon plus attrayant, pour les populations d’Allemagne du Nord que la Prusse et le Brandebourg (3). Tandis que Français et Britanniques favorisaient la sécession belge, les autres puissances européennes y voyaient une première entorse à la cohésion “pentarchique” et le triomphe d’un particularisme stérile.

 

La Doctrine de Monroe contre la Pentarchie

 

Preuve des potentialités immenses de la “Pentarchie”: c’est à l’époque de sa plus forte cohésion que les puritains d’Amérique du Nord s’en inquiètent, tout en devinant les potentialités de leur propre vocation continentale et bi-océanique dans le Nouveau Monde. La proclamation de la Doctrine de Monroe en 1823 constitue un défi américain à cette formidable cohésion européenne qui s’impose sur la masse continentale eurasiatique (4). Il fallait de l’audace pour oser ainsi défier les cinq puissances de la Pentarchie. Avec un culot inouï, sans avoir à l’époque les moyens de défendre sa politique sur le terrain, James Monroe a osé prononcer ce programme d’exclusion des puissances européennes, à commencer par l’Espagne affaiblie, car si la Pentarchie l’avait voulu, elle se serait partagé le Nouveau Monde en zones d’influence et les treize colonies rebelles n’auraient pas pu dépasser les Appalaches ni atteindre le bassin du Mississippi si Bonaparte n’avait pas eu la funeste idée de leur vendre la Louisiane en 1803.

 

La Guerre de Crimée (5) va définitivement rompre la cohésion de la Pentarchie et inaugurer l’ère des compositions et recompositions d’alliances qui conduiront à l’explosion de 1914, à la première guerre mondiale et à l’implosion de la culture européenne. Le Tsar Nicolas I entendait parachever le travail de liquidation de l’Empire ottoman, commencé en 1828, où les flottes anglaise, française et russe, de concert, avaient forcé le Sultan à concéder l’indépendance à la Grèce, qui aura un roi bavarois. L’objectif du Tsar était de liquider progressivement l’Empire ottoman, corps étranger à la Pentarchie sur le sous-continent européen, en protégeant puis en accordant l’indépendance aux sujets chrétiens (orthodoxes) de la Sublime Porte. La logique du Tsar est continentaliste: il veut un élargissement de “l’ager pentarchicus” et la ré-occupation de positions statégiques-clefs que les impérialités européennes, romaines et byzantines, avaient tenues avant les raz-de-marée arabe et ottoman. L’élargissement de “l’ager pentarchicus” impliquait, après la parenthèse de l’indépendance grecque soutenue par tous, d’englober tout le territoire maritime pontique et de débouler, partiellement ou par nouvelles petites puissances orthodoxes interposées, dans le bassin oriental de la Méditerranée, avec la Crète et Chypre, à proximité de l’Egypte. La logique de l’Angleterre est, elle, maritime, thalassocratique. Pour le raisonnement impérial anglais, l’Empire des Tsars, avec ses immenses profondeurs territoriales et ses énormes ressources, ne peut pas s’avancer aussi loin vers le Sud, peser de tout son poids sur la ligne maritime Malte-Egypte, au risque de couper la voie vers les Indes, car on compte déjà à Londres percer bientôt l’isthme de Suez.

 

Le centre névralgique de l’Empire britannique n’est plus en Europe

 

Les préoccupations anglaises du temps de la Guerre de Crimée (1853-1856) demeurent actuelles, à la différence près que ce sont désormais les Américains qui les font valoir. Pour Londres hier et pour Washington aujourd’hui, la Russie, ni aucune autre puissance européenne d’ailleurs, ne peut avoir la pleine maîtrise de la Mer Noire ni disposer d’une bonne fenêtre sur la Méditerranée orientale. En 1853, Londres prendra fait et cause pour la Turquie, entraînant la France dans son sillage, et les deux puissances occidentales ruinèrent ainsi définitivement la notion féconde et apaisante de Pentarchie: elles sont responsables devant l’histoire de toutes les catastrophes qui ont saigné l’Europe à blanc depuis la Guerre de Crimée. L’unité et la cohésion de l’Europe ne comptent pas pour Londres et Paris, puissances excentrées par rapport au coeur du sous-continent. L’Occident s’alliera avec n’importe quelle puissance ou n’importe quelle peuplade extérieure à l’Europe pour détruire toute force de cohésion émanant du centre rhénan, danubien ou alpin de notre sous-continent. Cette stratégie de trahison et d’anti-européisme avait commencé avec François I, le Sultan et Barberousse au 16ème siècle (6); l’Angleterre vole, elle, au secours de l’Empire ottoman moribond, prolonge la servitude des peuples balkaniques en ne montrant aucune solidarité avec des Européens croupissant sous un joug musulman, parce que le centre névralgique de la puissance britannique ne se situe plus en Europe, ni même dans la métropole anglaise, mais en Inde. L’Angleterre possède donc un empire dont le centre, sur le globe, est le sous-continent indien; bien qu’hegemon, elle se situe en périphérie de l’espace-tremplin initial, du coeur même de son propre empire et combat tout ce qui, autour de l’Inde, pourrait, à moyen ou long terme, en réalité ou en imagination, en menacer l’intégrité territoriale. Les logiques française et anglaise de la seconde moitié du 19ème siècle ne sont donc plus euro-centrées mais exotiques. Ce glissement scelle la fin de la cohésion pentarchique.

 

C’est à la suite de la Guerre de Crimée que le terme “Occident” devient péjoratif en Russie. Nul autre que Dostoïevski ne l’a expliqué aussi clairement que dans son “Journal d’un écrivain”. En 1856, quand la Russie doit accepter les clauses humiliantes de la paix, une première césure traverse l’Europe pentarchique, une césure qui constitue une première étape vers l’épouvantable cataclysme d’août 1914. En effet, la césure sépare désormais une Europe occidentale (France et Angleterre), d’une Europe centrale et orientale (Prusse, Russie, Autriche-Hongrie). En dépit de la méfiance autrichienne avant et pendant la Guerre de Crimée, qui voyait d’un mauvais oeil la Russie qui tentait de s’installer dans le delta du Danube en prenant sous sa protection les principautés roumaines (Valachie et Moldavie), de confession orthodoxe. Sous l’impulsion de Bismarck, les trois puissances impériales chercheront à reproduire, à elles seules, la cohésion de la Sainte-Alliance. Après l’unification allemande de 1871, on parlera de “l’alliance des trois empereurs” (“Drei-Kaiserbund”). Bismarck exhortera les Autrichiens à ne pas succomber aux tentations occidentales, ce qui sera d’autant plus aisé que l’Autriche n’a jamais eu de colonies extra-européennes.

 

La crainte de voir renaître un Empire russo-byzantin sur le Bosphore

 

Le théoricien le plus pertinent de la “Pentarchie” fut incontestablement Constantin Frantz (7): c’est lui qui a démontré que “l’excentrage” exotique de l’Angleterre en direction des Indes principalement et de la France en direction de l’Afrique (Algérie, Saint-Louis/Dakar, Côte d’Ivoire, Gabon, avant 1860) brisait la cohésion de l’Europe et pouvait induire sur son territoire des conflictualités générées ailleurs. La Guerre de Crimée est la première conflagration inter-européenne après 1815, dont les motivations dérivent de préoccupations extra-européennes: l’Angleterre ne veut pas d’une flotte russe en Méditerranée orientale parce que cela menace l’Egypte et comporte le risque de voir s’installer des postes et bases russes en Mer Rouge, avec accès à l’Océan Indien; la France n’en veut pas davantage car une flotte russe dans les bases auparavant ottomanes risque de menacer l’Algérie fraîchement conquise, qui, rappelons-le, était tout de même la base la plus avancée des Ottomans en Méditerranée occidentale au 16ème siècle. La crainte partagée par Paris et Londres en 1853 était de voir se reconstituer, sur les débris de l’Empire ottoman, un empire russo-byzantin rechristianisé capable, avec les réserves russes, de contrôler les principaux points stratégiques à la charnière des masses continentales asiatiques et africaines, et de remplacer ainsi l’Empire ottoman. Cette crainte n’existait pas encore vingt-cinq ans auparavant, au moment de l’accession de la Grèce à l’indépendance: la France n’avait pas encore débarqué ses troupes en Algérie et l’Angleterre escomptait simplement faire de la Grèce un satellite plus solide que le seul petit cordon d’îles ioniennes, dont elle avait fait, en 1815, une république sous protectorat anglais.

 

Revenons à la propagande anti-russe actuelle: elle remonte à l’époque de la Guerre de Crimée. Aujourd’hui encore, les linéaments de cette propagande et les motifs géopolitiques qu’elle dissimule ou travestit demeurent et s’utilisent toujours. Et montrent plus de virulence dans la sphère anglo-saxonne et en France qu’ailleurs en Europe, mis à part les pays de l’est fraîchement libéré du communisme. Les cénacles, journaux, publications des milieux dits “nationalistes” ou “nationaux-conservateurs” de l’Occident français et anglais évoquent bien moins souvent une alliance euro-russe que leurs pendants d’Europe centrale germanique (Allemagne, Autriche). En Flandre, nous assistons à une contagion anglaise, à une véritable “anglo-saxonnite aigüe”, totalement contraire aux intérêts européens de cette région liée à la Rhénanie-Westphalie, et improductive pour tout combat métapolitique face au danger français, à l’heure où la conquête n’est plus militaire ou culturelle mais économique.

 

Les “nouveaux philosophes”, instruments de la russophobie

 

La propagande anti-russe, et aujourd’hui hostile à Poutine, fonctionne à merveille dans la sphère linguistique anglo-saxonne. C’est au départ d’officines de moins en moins britanniques et de plus en plus américaines qu’elle se déploie sur la planète entière. En France, cette propagande se distille, sous un déguisement différent, au départ, non pas de cercles conservateurs ou nationaux-conservateurs, mais de réseaux trotskistes, d’obédience affichée ou infiltrés dans les cénacles syndicaux ou socialistes et surtout au départ des niches médiatiques et journalistiques où s’est incrustée la secte des “nouveaux philosophes”, à cheval entre une gauche nouvelle (les fameuses deuxième et troisième gauches) et une droite atlantiste, molle, libérale et “orléaniste” qui cherche à tourner le dos au gaullisme. Ce bastion, bien positionnée sur le carrefour entre droite centriste et gauche centriste, permet à cette propagande de s’insinuer partout et d’empêcher l’éclosion d’une pensée géopolitique alternative, non atlantiste, qui pourrait émerger dans plusieurs franges politiques potentielles, aujourd’hui houspillées dans les marges de la politique dominante et souvent décriées comme “extrémistes”: communiste, gaulliste (dans le sens de Couve de Meurville), nationaliste, souverainiste ou néo-maurrassienne.

 

La Guerre de Crimée a donc fracassé définitivement la Pentarchie, la seule cohésion européenne de l’ère moderne et contemporaine. Néanmoins, le conflit dominant, celui dont les enjeux  géopolitiques avaient le plus d’envergure territoriale car ils concernaient et la Terre du Milieu  (sibérienne et centre-asiatique) et l’Océan du Milieu (l’Océan Indien avec le sous-continent indien), demeurait le conflit russo-britannique. Le conflit franco-prussien de 1870-71, perçu comme essentiel en France ou en Allemagne car il était local, reste marginal, malgré tout, malgré son importance, malgré qu’il est l’une des sources majeures des deux conflits mondiaux du 20ème siècle.

 

Versailles ou le retour de la politique de Richelieu

 

Cependant, la permanence du conflit anglo-russe aux confins de l’Hindou Kouch, la rivalité entre Londres et Saint-Pétersbourg en Asie centrale et la volonté française de revanche et de reconquête de l’Alsace et de la Lorraine thioise vont peser d’un poids suffisant pour modifier la donne entre 1871 et 1914. La France va investir en Russie, afin d’avoir un “allié de revers”, comme François I s’était allié au Sultan et aux pirates barbaresques pour prendre le Saint-Empire et l’Espagne en tenaille et faire échouer l’offensive espagnole et vénitienne en Afrique du Nord et en direction de la Méditerranée orientale. On ne mesure pas encore complètement l’impact désastreux de cette politique. La politique française des investissements en Russie, mieux connue sous l’appelation des “emprunts russes” va contribuer à la dislocation progressive de l’alliance des “Trois Empereurs”, ultime résidu de l’esprit de la Pentarchie de 1814. A ce projet de s’adjoindre le “rouleau compresseur russe”, s’ajoutera une volonté maçonnique d’émietter l’espace de la “monarchie danubienne” austro-hongroise, de fractionner l’Europe centrale et orientale en autant de petits Etats que possible, tous condamnés à la dépendance ou à l’inviabilité économique: ce sera une réactualisation de la politique de Richelieu, visant la “Kleinstaaterei” dans les Allemagnes (pluriel!), qui trouvera un nouvel aboutissement dans le Traité de Versailles.

 

Bismarck serait indubitablement parvenu à maintenir la cohésion de l’alliance des Trois Empereurs. Ses successeurs n’auront pas cette intelligence politique et ce “feeling” géopolitique. Ils laisseront libre cours, sans réagir de manière opportune, à cette politique française de satellisation de la Russie. Quand celle-ci bascule définitivement dans le camp français, la politique alternative de l’Allemagne sera d’aller chercher dans l’Empire ottoman moribond un espace pour écouler les biens d’exportation de sa nouvelle industrie et y puiser des matières premières. Cette politique heurtera la volonté russe de trouver un débouché au-delà des Dardanelles, en direction de la Méditerranée orientale, de Suez et de l’Egypte et la volonté britannique de maintenir ou de créer un verrou partant du Caire pour aboutir à Calcutta au Bengale, afin de parachever, avec les possessions anglaises d’Afrique et d’Australie, une domination absolue sur l’ensemble des rivages de l’Océan Indien.

 

Une vingtaine d’années pour parfaire l’Entente

 

Il faudra cependant une vingtaine d’années pour consolider l’alliance que sera l’Entente entre Londres, Paris et Saint-Pétersbourg. Les sources de conflits potentiels demeurent latentes entre l’Angleterre et la France, en Indochine où l’Angleterre accepte, bon gré mal gré, que les Français contrôlent la façade pacifique de cette Indochine mais n’acceptent aucune extension de ce contrôle en direction du Siam et du Golfe du Bengale. De même, l’Angleterre voit d’un mauvais oeil la conquête violente  puis la pacification de Madagascar par le Général Gallieni (qu’ils détesteront même au plus fort de la bataille de la Marne en 1914, alors que cette bataille a décidé du sort de la guerre en faveur des alliés). Ensuite, l’affaire de la prise de contrôle par les Britanniques du Canal de Suez ne s’est pas apaisée rapidement, a connu des rebondissements, surtout, notamment, quand l’expédition du Capitaine Marchand en direction de Fachoda au Soudan laissait présager une installation française sur les rives du Nil, axe liant l’Egypte à l’Afrique du Sud.

 

Une présence française sur le Nil aurait pu briser la cohésion territoriale de l’Empire britannique en Afrique en s’alliant soit à la Somalie sous domination italienne soit à l’Abyssinie chrétienne soit au Congo belge. Il y aurait eu une présence européenne continentale  sur une portion importante du littoral africain de l’Océan Indien, avec, d’une part, une grande profondeur territoriale, reliant l’Atlantique à l’Océan du Milieu, et d’autre part, une base navale (et, plus tard, un porte-avion) malgache en face du Mozambique portugais, du Tanganyka alors allemand et surtout des mines d’Afrique du Sud, où demeurait une population boer rebelle, partiellement d’ascendance française. Imagine-t-on aujourd’hui quelle puissance aurait pu avoir un bloc colonial européen, regroupant les colonies françaises, belges, allemandes et portugaises et les Etats indépendants boers? La Mer Rouge aurait été contrôlée à hauteur d’Aden et de Djibouti par une constellation européenne germano-turque, italienne et française. Pour Londres, l’un des résultats les plus intéressants de la première guerre mondiale a été de contrôler la Mer Rouge de Suez à Aden, d’y éliminer toute présence germano-turque et, indirectement, française, la France sortant exsangue de la Grande Guerre.

 

Ratzel, Tirpitz et le réveil de l’Allemagne

 

Dans les années 90 du 19ème siècle, les Russes se rendent encore maîtres de l’actuel Tadjikistan et exercent une influence prépondérante sur le “Turkestan chinois” au nord du Tibet. Tandis que pour contrer ce gain de puissance, les Anglais annexent à l’Empire des Indes les régions afghanes aujourd’hui pakistanaises et que l’on appelle la “zone ethnique” pachtoune, actuellement en pleine rébellion et sanctuaire des rebelles talibans en lutte contre l’occupation de l’Afghanistan. Entre 1890 et 1900, rien ne laissait augurer une alliance anglo-russe, tant les conflits potentiels s’accumulaient encore le long des frontières afghanes. Le très beau film “Kim”, d’après une nouvelle de Rudyard Kipling, met en scène un Indien musulman local, fidèle à la Couronne britannique, et des explorateurs russes, soupçonnés d’espionnage et de venir soulever les tribus hostiles à la présence anglaise. Le scénario du film se déroule précisément dans les années 90 du 19ème siècle.

 

Après la guerre des Boers et l’élimination impitoyable de leurs deux républiques libres d’Afrique australe, période où l’Angleterre victorienne avait été honnie dans toute l’Europe, l’Allemagne devient l’ennemi numéro un, parce qu’elle développe des stratégies commerciales efficaces, concurrence les produits industiels britanniques partout dans le monde, se met à construire une flotte sous l’impulsion du géopolitologue Friedrich Ratzel et de l’Amiral von Tirpitz, exerce une influence prépondérante dans les “Low Countries”, propose une “Union de la Mittelafrika” à la Belgique et au Portugal susceptible de ruiner les projets de Cecil Rhodes et surtout réorganise l’Empire Ottoman pour un faire un espace complémentaire de son industrie (un “Ergänzungsraum”), coupant la route des Russes vers Constantinople et occupant des positions stratégiques en Méditerranée orientale, en prenant, avec l’Autrriche-Hongrie et ses marins dalmates, le relais de Venise la “Sérénissime” dans cet espace maritime, en face de Suez et sur un segment important de la route maritime vers l’Inde.

 

Mackinder et le “Terre du Milieu”

 

Malgré l’émergence, pour Londres, d’un “danger allemand”, la Russie demeure implicitement l’ennemi principal dans le dicours que tient Halford John Mackinder en 1904, pour expliquer, par la géographie, la dynamique Terre/Mer de l’histoire, où l’Angleterre tient la Mer et les Indes et la Russie, la Terre et l’Asie centrale, rebaptisée “Terre du Milieu” et posée comme inaccessible à l’instrument naval de la puissance anglaise. Mackinder tire en quelque sorte le signal d’alarme en cette année 1904, parce que, contrairement à l’époque de la Guerre de Crimée, la Russie commence, sous l’impulsion de Sergueï Witte, à se doter d’un réseau de chemins de fer et d’une ligne ferroviaire transsibérienne qui lui procurent désormais la capacité militaire de transporter rapidement des troupes vers la Mer Noire, le Caucase, l’Asie centrale et l’Extrême-Orient. Sur le plan technologique, la donne a donc changé. La Russie, handicapée par l’immensité de ses territoires et les problèmes logistiques qu’ils suscitent, venait d’acquérir un supplément non négligeable de mobilité terrestre. Elle pèse d’un poids plus considérable sur les “rimlands”, dont la Perse et l’Inde, qui donnent accès à l’Océan Indien, “Océan du Milieu”.

 

De facto, la Russie devient la protectrice de la Chine, après la guerre sino-japonaise de 1895, ce qui lui permet de faire passer le Transsibérien à travers la riche province chinoise de Mandchourie. Cette Russie plus mobile, grâce au chemin de fer, et donc plus “dangereuse”, inquiète l’Angleterre: elle doit dès lors être tenue en échec par une politique d’endiguement et par la constitution d’un “cordon sanitaire” de petites puissances dépendantes de la principale thalassocratie de la planète. Mieux: la politique extrême-orientale de la Russie, face aux anciennes et nouvelles puissances asiatiques de la région, reçoit le plein aval de Guillaume II d’Allemagne, qui détourne ainsi la Russie du Danube et désamorce les conflits potentiels avec l’Autriche-Hongrie; face à ces encouragements allemands, l’Angleterre, qui voit en eux un danger de plus pour ses intérêts, entend ramener, à terme, la Russie en Europe, pour qu’elle agisse contre l’Autriche, principal allié de l’Allemagne montante.

 

La Russie avance ses pions vers le Pacifique

 

L’Entente se dessine: la France finance la Russie, mais la lie ainsi à elle, et l’Angleterre dispose de deux “spadassins continentaux” pour abattre la puissance qu’elle juge la plus dangereuse pour elle, avec le sang de leurs millions de conscrits. Sergueï Witte préconisait une politique de petits pas en Extrême-Orient: l’acquisition par l’Allemagne de la base chinoise de Tsingtao précipite les choses, oblige les Russes à abandonner leur modération initiale et à revendiquer et occuper Port Arthur; du coup, les Anglais s’emparent de Weihaiwei. Les puissances s’abattent sur la Chine, grignotent sa souveraineté pluriséculaire, déclenchant une révolte xénophobe, celles des Boxers, soutenue in petto par l’Impératrice douairière. Pour mater cette révolte, les puissances organisent une expédition punitive, au cours de laquelle les Russes prennent l’ensemble de la Mandchourie. Via Kharbin et Moukden, le Transsibérien est prolongé jusqu’à Port Arthur: du coup, la Russie est présente dans les eaux chaudes du Pacifique (8). L’Amiral Alexeïev, gouverneur de la région, entreprend l’exploitation du port et de la nouvelle base navale puis lorgne directement vers la péninsule coréenne, susceptible de fournir un pont territorial entre Vladivostok et Port Arthur. Sur le cours du fleuve Yalou, les Russes découvrent de l’or. La politique d’Alexeïev heurte le Japon qui convoite la Corée. Le scénario est en place pour une nouvelle guerre. Cette fois contre le Japon, avec le désavantage que cette guerre est très impopulaire, ne correspond pas aux mythes politiques habituels du peuple russe, qui veut toujours un élan vers Constantinople, les Balkans et l’Egée.

 

En 1905, lors de la guerre russo-japonaise, l’Angleterre et déjà les Etats-Unis, soutiennent le Japon, archipel en lisière du “rimland” sino-coréen. Le Japon devient ainsi le petit soldat asiatique de la première politique d’endiguement, immédiatement après le discours de Mackinder. La propagande contre Nicolas II, posé comme “bourreau” de son peuple, bat son plein. Quelques cercles révolutionnaires perçoivent de mystérieux financements. La flotte russe de la Baltique, qui part du Golfe de Finlande pour porter secours à celle du Pacifique, ne peut s’approvisionner en charbon le long de son itinéraire, dans les bases britanniques, les plus  nombreuses. Résultat: le désastre de Tchouchima.

 

Notons, dans ce contexte, l’ignoble hypocrisie de la France, qui avait promis monts et merveilles à son “allié” russe, mais l’a froidement laissé tomber face au Japon, pour ne pas désobliger l’Angleterre. Jeu dangereux car, un moment, cette trahison a failli ramener la Russie dans un système d’alliance comprenant l’Allemagne sans exclure la France. L’Axe Paris-Berlin-Saint-Pétersbourg a failli voir le jour en octobre 1904. La France a refusé et le Tsar, dépendant des fonds français, n’a pas signé. En juillet 1905, deuxième tentative de rétablir une unité européenne avec l’Allemagne, la France et la Russie, lors de l’entrevue entre Guillaume II et Nicolas II dans l’île suédoise de Björkö. Ces entretiens ne relèvent que de la bonne volonté des deux monarques qui ne bénéficiaient d’aucun contre-seing ministériel. Une fois de plus, la France refuse, tablant sur son alliance anglaise et sur les avantages immédiats que lui procurait celle-ci au Maroc. Pour les Anglais, l’affaiblissement de la Russie, suite à sa défaite face au Japon, ne permettait plus aucune manoeuvre dangereuse en direction de l’Inde. Elle n’est donc plus l’ennemi principal.

 

Terrible année 1905

 

La Russie, battue par le Japon et fragilisée par les menées révolutionnaires, assouplit ses positions: elle est mûre pour entrer dans l’Entente franco-britannique, signée en 1904. Pire, à l’humiliation militaire succède un dissensus civil de nature révolutionnaire: dès juillet 1904, les nihilistes assassinent le ministre de l’intérieur Plehwe; en janvier 1905, une manifestation menée par le Pope Gapone tourne au carnage; en février 1905, c’est au tour du Grand-Duc Serge d’être assassiné; des troubles surgissent en Mandchourie sur l’arrière des troupes; en juin, des mutineries éclatent sur les bâtiments de la flotte de la Mer Noire, dont le fameux cuirassé Potemkine; en octobre 1905, Lénine organise un premier mouvement révolutionnaire à Saint-Pétersbourg, qui débute par une grève générale; les frondes paysannes procèdent à des “illuminations”, c’est-à-dire des incendies de châteaux ou de bâtiments publics, dans les provinces; les Baltes s’attaquent à l’aristocratie allemande et incendient ses domaines; en décembre 1905, Lénine frappe à Moscou mais les troupes sont revenues de Mandchourie et le mouvement bolchevique est maté. Witte, rappelé aux affaires, lance le “Manifeste d’Octobre”, promettant la création d’une Douma dûment élue et des réformes. En 1906, quand la Russie renonce à sa politique d’expansion extrême-orientale, quand elle accepte de nouveaux prêts français, les troubles intérieurs cessent “miraculeusement”; le Tsar, de “monstre” qu’il était, redevient un “brave homme”.

 

En 1907, Britanniques et Russes signent un accord sur le dos de la Perse des Qadjars décadents, se partageant le pays en zones d’influence. L’année suivante, 1908, est marquée par deux événements majeurs: l’annexion par l’Autriche de la Bosnie-Herzégovine et la révolution des “Jeunes Turcs”. En dépit des menées franco-britanniques pour créer la discorde entre Vienne et Saint-Pétersbourg, les relations austro-russes étaient au beau fixe. En juin, les Autrichiens envisagent de construire une voie ferrée à travers le Sandjak de Novi Pazar, afin d’organiser la péninsule balkanique selon leurs intérêts. Cette intention provoque imméditement un renforcement des liens entre la Russie et la Grande-Bretagne, suite à l’entrevue entre Nicolas II et Edouard VII à Reval. En juillet, les “Jeunes Turcs” triomphent, réclament une constitution et des élections, auxquelles sont conviés les habitants de Bosnie-Herzégovine, administrés par les Autrichiens mais toujours citoyens ottomans. La Russie craint que les “Jeunes Turcs” donnent une vitalité nouvelle à la Turquie, s’allient aux Français et aux Britanniques, comme lors de la Guerre de Crimée, et reprennent la vieille politique de verrouiller les Détroits. La révolution des “Jeunes Turcs” rapproche Autrichiens et Russes. Ährental et Iswolski, ministres des affaires étrangères, lors des accords secrets de Buchlau en Moravie, seraient convenus de la politique suivante: 1) L’Autriche-Hongrie abandonne ses projets ferroviaires dans le Sandjak de Novipazar; 2) Vienne promet de soutenir tous les efforts russes en vue de déverrouiller les Détroits. Forts de ces accords, les Autrichiens annexent en octobre 1908 la Bosnie-Herzégovine, sans en référer aux Italiens et aux Allemands, leurs alliés réels ou théoriques au sein de la Triplice. Les Bulgares en profitent pour se déclarer totalement indépendants de la Turquie. Les épouses monténégrines de deux Grands-Ducs russes et du Roi d’Italie, hostiles à Vienne, incitent les partis bellicistes et interventionnistes à combattre toute politique autrichienne dans les Balkans. Stolypine ne veut pas la guerre, oblige les bellicistes à la modération, mais la Russie n’a plus aucun appui en Europe pour soutenir ses visées sur les Détroits. Les diplomates  britanniques, tels l’Ambassadeur Nicolson et Sir Eyre Crowe, répandront la légende que les Autrichiens, et derrière eux, les Allemands, sont les seuls et uniques responsables du verrouillage des Détroits. En 1909, l’Angleterre appuie les prétentions françaises sur le Maroc, en échange d’une reconnaissance définitive de la prépondérance anglaise en Egypte.

 

De l’assassinat de Stolypine à l’attentat de Sarajevo

 

En 1911, avec l’assassinat de Stolypine par un révolutionnaire exalté, toutes les chances d’éviter un conflit germano-russe et austro-russe s’évanouissent. Sazonov, beau-frère de Stolypine et successeur d’Iswolski, opte pourtant pour une politique pacifiste et suscite une dernière entrevue entre Guillaume II et Nicolas II à Postdam, où Bethmann-Hollweg et Kiderlen-Wächter tenteront, pour la dernière fois, de sauver la paix, en proposant aux Russes de se joindre au projet de chemin de fer Berlin-Bagdad et de les associer à une future ligne ferroviaire dans le nord de la Perse. Mais les bellicistes ne désarmaient pas: l’ambassadeur russe à Belgrade, Hartwig, appuie le mouvement grand-serbe contre l’Autriche; Delcassé ordonne la marche des troupes françaises sur Fez au Maroc, bouclant ainsi la conquête définitive du royaume chérifain, où l’Allemagne perd tous ses intérêts; Lloyd George menace directement l’Allemagne. Celle-ci cède au Maroc, en acceptant, pour compensation, une bande territoriale qu’elle adjoindra à sa colonie du Cameroun. En Europe, elle est bel et bien encerclée. Le scénario est prêt: il n’attend plus qu’une étincelle; ce sera l’attentat de Sarajevo, le 28 juin 1914.

 

En 1918, quand l’Allemagne perd définitivement la guerre et que la Russie devient bolchevique, plusieurs voix s’élèvent, à gauche et à droite de l’échiquier politico-idéologique, pour réclamer une nouvelle alliance germano-russe. Ces tractations conduiront aux accords de Rapallo entre Tchitchérine et Rathenau (1922). L’Allemagne et la Russie maintiendront des rapports privilégiés, notamment sur le plan de la coopération militaire, jusqu’en 1935, date où Hilter décide de réintroduire le service militaire obligatoire, de réoccuper la Rhénanie et de relancer un programme de réarmement.

 

En 1936, avec l’Axe Rome-Berlin et la création du Pacte Anti-Komintern, les liens sont rompus avec la Russie soviétisée. Quand éclate la guerre civile espagnole, l’Allemagne soutient les nationalistes de “l’Alzamiento nacional” et l’URSS les Républicains du “Frente Popular”, qui comptent les communistes dans leurs rangs. Le soutien à Franco rapproche définitivement l’Allemagne de l’Italie, mais les communistes espagnols et leurs alliés soviétiques se désolidarisent du bloc, d’abord uni, du “Frente Popular” et se heurtent aux autres factions militantes de gauche, anarchistes et trotskistes (POUM), dans les territoires contrôlés par les Républicains espagnols, notamment à Barcelone, contribuant à la ruine définitive du “Frente Popular” et à l’effondrement de ses forces armées. Après la victoire du camp franquiste et l’émiettement du camp des gauches, tout est en place pour rapprocher l’Axe, et plus particulièrement l’Allemagne, de l’URSS. En août, le fameux Pacte germano-soviétique, ou Pacte Ribbentrop-Molotov, est signé à Moscou. L’Allemagne est libre pour tourner toutes ses forces vers l’Ouest, tout en recevant pétrole et céréales soviétiques. L’idylle durera jusqu’en 1941, quand Molotov, déjà inquiet de la politique balkanique des Allemands, ne peut admettre leur contrôle définitif de la Yougoslavie et de la Grèce. Ces dissensus, renforcés par les menaces réelles que les Anglais faisaient peser sur le Caucase à portée des appareils de la RAF, constituent les préludes de l’Opération Barbarossa, déclenchée le 22 juin 1941. Les rapports germano-russes entre 1918 et 1945 méritent à eux seuls qu’on leur consacre un séminaire entier. Ce n’est pas notre propos aujourd’hui. C’est pourquoi je demeurerai bref sur ce thème pourtant capital afin de comprendre la dynamique du siècle (9).

 

Pas d’Europe libre si la bipolarité Est/Ouest persiste

 

Après 1945, la Guerre Froide s’installe avec le blocus de Berlin et le coup de Prague. Elle durera plus de quarante ans, imprègnera les esprits car tous imaginaient que cette situation allait perdurer pour les siècles des siècles. Dans ce contexte bipolaire, où l’idéologie semblait dominer, l’Europe était coupée en deux, l’Allemagne était traversée par un Rideau de Fer et partagée en deux républiques antagonistes; le Danube, artère centrale de l’Europe, était bloqué peu après Vienne; l’Elbe, principal fleuve de la plaine nord-européenne, qui mène de Prague à Hambourg, était coupée dès l’hinterland immédiat de ce grand port. Une telle Europe n’était plus qu’un comptoir atlantique. Dans les années 50, elle possédait encore pleinement son poumon extérieur colonial. Dès la décolonisation des premières années des “Golden Sixties”, ce poumon n’est plus garanti et le palliatif des multinationales, qui créent de l’emploi et remplacent les vocations coloniales, plonge l’Europe dans une dépendance dangereuse. Voilà le contexte politique international dans lequel émergera la conscience politique de ma génération. Pour ma part, elle émergera cahin-caha à partir de mes quatorze ans; après cinq ou six années de tâtonnements, vers 1975-76, nos groupes informels, plutôt des groupes de copains, inspirés par la postérité de l’école des cadres de “Jeune Europe”, innervés par de nouvelles lectures et stimulés par de nouvelles donnes politiques, en arrivent à la conclusion générale qu’il est impossible de donner un avenir libre à la portion occidentale de l’Europe si la bipolarité Est/Ouest persiste.

 

Dans le contexte belge, Pierre Harmel avait tenté une ouverture à l’Est, en multipliant les rapports bilatéraux entre la Belgique et de petites puissances du bloc communiste, telles la Pologne, la Roumanie ou la Hongrie. Il agissait de manière pragmatique, sans s’aligner sur la France de De Gaulle, qui, en tant que France, demeure toujours un danger pour l’intégrité psychologique et territoriale de notre pays (qui est, avec le G.D. du Luxembourg et avec ses frontières complètement démembrées au sud, le dernier lambeau indépendant du Grand Lothier de médiévale mémoire). Harmel n’imitait pas pour autant l’Ostpolitik de Willy Brandt, avec son discours empreint de ce sens allemand de la culpabilité, qui, en Belgique, n’était évidemment pas de mise. Harmel entendait restituer une “Europe Totale”, détacher le sous-continent de la logique figée des blocs. Ces efforts furent malheureusement de courte durée et, dans son propre parti, on ne l’a guère suivi. Après l’ère Harmel, l’ère Vanden Boeynants est arrivée, avec une politique atlantiste, pro-OTAN et philo-américaine. Plus tragique bien que moins visible: l’échec du “harmélisme” diplomatique signifie aussi la fin du catholicisme politique cohérent en Belgique, héritier de la tradition bourguignonne et impériale hispano-autrichienne. La Belgique oublie alors qu’elle a incarné cette tradition dans l’histoire de ces cinq derniers siècles, avec un brio inaltérable, et elle accepte, avec “Polle Pansj” (“Popol Boudin”, alias Vanden Boeynnants) et ses successeurs, le statut misérable de petit pion subalterne sur l’échiquier atlantiste. 

 

Kissinger “drague” la Chine de Mao

 

Dans ce contexte, postérieur aux agitations de 1968, la donne générale, sur l’échiquier international, était en train de changer: pour disloquer le bloc communiste eurasien, reposant sur le pilier chinois et le pilier soviétique, pour embrayer sur un conflit bien réel qui venait de surgir au sein de ce bloc rouge, soit la guerre chaude sino-soviétique le long du fleuve Amour, la diplomatie américaine de Kissinger, posant pour principe que Moscou demeure et restera l’ennemi principal, va “draguer” la Chine de Mao et nouer avec elle, dès 1971-72, des relations diplomatiques normales, tout en la soutenant en Asie orientale contre l’URSS. Cette diplomatie repose, une fois de plus, sur les théories géopolitiques de Mackinder et de ses disciples: dans l’optique de ces théories, il convient, le cas échéant, de soutenir une puissance du rimland (ou “inner crescent”), ou une alliance de moindres puissances du rimland, contre la puissance détentrice de la “Terre du Milieu”. Les maoïstes de mai 68 basculeront partiellement dans le camp américain contre les “mouscoutaires”: Washington avait déjà déployé ses propres “communistes”, principalement d’obédience trotskiste ou issus de l’ancien POUM de la Guerre Civile espagnole; à ceux-ci s’adjoindront bientôt des maoïstes, forts de la nouvelle alliance Washington/Pékin.

 

Avec la disparition, à l’avant-scène, de Harmel et de sa politique des rapports bilatéraux entre petites puissances du bloc occidental et petites puissances du bloc oriental, et avec la disparition, dans les marges militantes de la politique, de “Jeune Europe” de Jean Thiriart, qui visait une libération de notre sous-continent des tutelles américaine et soviétique, aucun champ d’action politique réel et concret ne s’offrait encore à nous. Nous vivions les prémisses de la “Grande Confusion”, avec des lignes de fracture qui scindaient désormais tous les camps qui avaient été présents sur le terrain avant la réconciliation sino-américaine. Cette grande confusion frappait essentiellement les groupes activistes de gauche mais ne permettait pas davantage de clarté dans les petites phalanges européistes et nationales révolutionnaires.

 

Rapprochement euro-russe, seule solution viable

 

Dans l’optique de la mouvance “Jeune Europe” des années 60, les deux superpuissances étaient posées et perçues comme également nuisibles à l’éclosion d’une Europe libre. Quand Washington se rapproche de la Chine et que le bloc rouge se scinde en deux puissances antagonistes, “Jeune Europe” ne peut plus préconiser ni des alliances ponctuelles et partielles entre petites puissances des deux blocs (comme lors du voyage de Thiriart en Roumanie) ni une alliance de revers avec la Chine pour obliger l’URSS à lâcher du lest en Europe danubienne. Le bloc sino-américain devient une menace pour l’Europe et, ipso facto, un rapprochement euro-russe apparaît comme la seule solution viable à long terme pour les tenants de la Realpolitik. Ce pas, le Général italien e.r. Guido Gianettinni, Jean Thiriart et l’écrivain franco-roumain Jean Parvulesco le franchiront, en étayant leurs positions d’arguments solides.

 

Entre-temps, en 1975, les Etats-Unis abandonnent le Sud-Vietnam exsangue au Nord vainqueur et pro-soviétique et déclenchent aussitôt, avec leurs nouveaux alliés chinois, une guerre sur la frontière sino-tonkinoise et arment, via la Chine, le Cambodge de Pol Pot pour harceler en Cochinchine le nouveau Vietnam réunifié. Le Vietnam sera ainsi neutralisé et cessera d’être une “poche de résistance” sur le rimland du Sud-Est asiatique, désormais étendu à la Chine, comme c’était prévu d’ailleurs sur toutes les cartes dessinées par l’école anglo-saxonne de géopolitique de Mackinder à Lea et à Spykman. Plus personne, aujourd’hui, surtout dans les jeunes générations, ne s’imagine encore quel était l’état de confusion mentale au sein des gauches militantes, où se disputaient âprement mouscoutaires, trotskistes, maoïstes pro-albanais, autogestionnaires titistes, maoïstes anti-soviétiques, partisans et adversaires de Pol Pot ou de Ho Chi Minh. Ce chaos a scellé la fin de la gauche militante classique entre 1975 et 1978-79, quand l’émiettement en chapelles antagonistes ne permettait plus de faire émerger un bloc politique offensif et viable. Les gauches dures, juvéniles et révolutionnaires, sont mortes, faute d’avoir eu un raisonnement géopolitique cohérent. Pire, parce qu’elles avaient auparavant accepté des raisonnements géopolitiques étrangers à leur propre nation ou nation-continent.

 

Carter et les “droits de l’homme”, Reagan et l’ “Empire du Mal”

 

Avec l’arrivée au pouvoir du démocrate Jimmy Carter à Washington en 1976, nous entrons de plein pied dans la période de gestation de l’univers mental qui règne aujourd’hui et qui est de  plus en plus ressenti comme étouffant. Les termes fétiches de la “political correctness” se mettent en place, avec l’introduction de la diplomatie dite des “droits de l’homme” et avec une opposition républicaine qui s’aligne sur les thèses du néo-libéralisme, par ailleurs propagées par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne. En 1979, celle-ci inaugure l’ère néo-libérale qui prend fin avec la crise de cet automne 2008. En 1980, quand Reagan accède à la présidence américaine, sa version du néo-libéralisme, les “reaganomics”, vont étayer et non effacer la diplomatie cartérienne des “droits de l’homme”, et la mettre à la sauce apocalyptique en évoquant un “empire du Mal”, prélude à “l’Axe du Mal” de Bush junior.

 

En Europe, le discours sur les “droits de l’homme” oblitère tout et une partie de la gauche militante émiettée, orpheline, va marcher dans le sens de ce nouveau “subjectivisme” bien médiatisé, base philosophique première de la méthodologie hyper-individualiste du néo-libéralisme de Hayek, Friedmann, etc. Le moteur de cette nouvelle synthèse, dans une France marquée par l’étatisme gaulliste et communiste, sera le discours des “nouveaux philosophes”, porté essentiellement, en ces années-charnières, par deux écrits de Bernard-Henry Lévy, “Le Testament de Dieu” et “L’idéologie française”. Ce dernier constituant un véritable instrument de diabolisation de toutes les forces politiques françaises car, toutes, indifféremment, porteraient en elles les germes d’un fascisme ou d’une dérive menant à un univers concentrationnaire.

 

Les ingrédients idéologiques des deux manifestes de Lévy, dont les assises philosophiques sont finalement bien ténues, vont houspiller dans la marginalité politico-médiatique les discours plus militants de mai 68 et aussi, ce qui est plus grave parce que plus stérilisant, tout cet ensemble de pensées, de théories et de réflexions que Ferry et Renaud appelleront la “pensée 68”. Cette dernière constitue un dépassement intellectuel séduisant du simple militantisme étudiant et ouvrier de l’époque, qui était imbibé de ces vulgates rousseauistes et communistes (typiquement françaises) et avait reçu la bénédiction du vieux Sartre (“ne pas désespérer Billancourt”).

 

Potentialités de la “French Theory”, magouilles des “nouveaux philosophes”

 

Cette “pensée 68”, que les universitaires américains nomment dorénavant la “French Theory”, englobe Deleuze, Guattari, Lyotard et Foucault: elle est accusée, en gros par ses critiques parisiens, néo-philosophes à la Lévy ou néo-quiétistes à la Comte-Sponville, inquisiteurs tonitruants ou apologètes doucereux du ronron consumériste, de privilégier dangereusement la “Vie” contre le “droit”, d’opter tout aussi dangereusement pour des méthodologies généalogisantes et archéologisantes de nietzschéenne mémoire, etc. Pour le réseau, finalement assez informel, des “nouveaux philosophes”, “maîtres penseurs” allemands du 19ème (Glucksmann) et phares de la “French Theory” doivent céder la place à “un marketing littéraire et philosophique” (selon la critique cinglante que fit Deleuze de leur pandémonium médiatique), soit à un “prêt-à-penser” bien circonscrit qui se pose comme l’attitude intellectuelle indépassable qui va mettre bientôt un terme définitif aux horreurs de l’histoire, qui déboucheraient invariablement sur l’univers concentrationnaire décrit par Soljénitsyne dans “L’Archipel Goulag”. Les “nouveaux philosophes” et assimilés sont les “vigilants” qui veillent à ce qu’advienne la fin de l’histoire (Fukuyama) et que l’humanité aboutisse enfin à la grande quiétude antitotalitaire. La clique parisienne des “nouveaux philosophes” et assimilés entend représenter “l’espérance radicale de la disparition du mal”. L’antithèse de la pensée des maîtres penseurs, qui génèreraient l’univers concentrationnaire, se trouve tout entière concentrée dans le discours sur les droits de l’homme, inauguré par Carter, et constitue l’instrument premier pour lutter contre “l’Empire du Mal” et tous ses avatars, comme le voulaient Reagan et, plus tard, le père et le fils Bush. Le discours des “nouveaux philosophes” correspond donc bel et bien aux objectifs généraux de l’impérialisme américain, et son apparition dans le “paysage intellectuel français” n’est certainement pas l’effet du hasard: on peut sans trop d’hésitation le considérer comme une production habile et subtile des agences médiatiques d’Outre-Atlantique, fers de lance du “soft power” américain.

 

Ce glissement idéologique hors du questionnement inquiétant de la “French Theory”, a été systématiquement appuyé par les médias, qui ont écrasé toutes les nuances et les subtilités du discours politico-idéologique, pire, ne les tolèrent plus au nom d’une tolérance préfabriquée; il s’est opéré dès l’avènement de Thatcher au pouvoir à Londres et s’est considérablement renforcé quand Reagan a accédé à la Présidence américaine. Le passé maoïste militant de certains exposants, majeurs ou mineurs, de la “nouvelle philosophie” de Glucksmann, Lévy et autres homologues avait permis à Guy Hocquenghem d’ironiser dans une “Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary”. L’image est aussi pertinente que percutante: des maoïstes, jadis rabiques admirateurs sans fard des excès de la “révolution culturelle”, sont effectivement devenus “salonfähig”, dès le rapprochement sino-américain de la première moitié des “Seventies”. Dénominateur commun: l’anti-soviétisme. Ce soviétisme que leurs camarades trotskistes appelaient, pour leur part, le “panzercommunisme”. Donc, on peut aisément conclure que nos anciens révolutionnaires trotskistes ou maoïstes des barricades parisiennes avaient bien davantage que quelques points en commun avec Zbigniew Brzezinski. Celui-ci, rappellons-le, était l’avocat, au sein de la diplomatie américaine, d’une nouvelle alliance avec la Chine et le principal partisan d’une destruction de l’URSS par démantèlement de ses glacis caucasiens et centre-asiatiques. Plus tard en Afghanistan, il préconisera une alliance avec les mudjahiddins et, finalement, avec les talibans.

 

Le grand retour de la pensée slavophile

 

En Union Soviétique, la période qui va de 1978 à 1982 (année de la disparition de Brejnev) est marquée par une tout autre évolution intellectuelle. On assistait à une véritable “révolution conservatrice”, à un retour aux sources de la “russéité”, aux linéaments de la slavophilie du 19ème siècle, à un retour de Dostoïevski. La figure emblématique de ce renouveau “völkisch” (folciste) et slavophile a été sans conteste l’écrivain Valentin Raspoutine (10). Pour cet écrivain aux accents ruralistes, les notions de mémoire, de souvenir, de continuité sont cardinales et primordiales. Pour Raspoutine, la conscience n’est telle que parce qu’elle se souvient et s’inscrit dans des continuités imposées par le flux vital (et donc par l’histoire particulière du peuple dont le “je” fait partie). Une action humaine n’est justifiable moralement que si elle s’imbrique dans une continuité, que si elle lutte contre les manigances de ceux qui veulent, par intérêt particulier ou égoïste, provoquer des discontinuités. Le thème littéraire du déracinement et de l’aliénation (par rapport aux origines) implique celui de la perte simultané de l’intégrité morale. On l’avait déjà lu chez le Norvégien Knut Hamsun. L’oubli de son propre passé plonge l’homme dans la dépravation morale, la laideur d’âme.

 

Cette position philosophique fondamentale heurte de front les idéologies modernes de la “tabula rasa”, dont le communisme fut l’avatar le plus caricatural. Du jacobinisme ou du babouvisme français de la fin du 18ème siècle au communisme, court, sans discontinuité aucune, un fil rouge qui ne produit rien de bon, rien que germes et bacilles de déclin et de dépravation. Au moment où l’Union Soviétique atteignait son apogée, le faîte de sa puissance, et justifiait son existence et ses succès par une idéologie “progressiste” qui avait la prétention de laisser derrière elle tous les legs du passé, émergeait au sein même de la société soviétique un éventail de thèmes littéraires dont la teneur philosophique était radicalement différente de l’idéologie officielle. Je me souviens encore, dans ce contexte, avoir acheté, à la “Librairie de Rome”, avenue Louise, et à la “Librairie du Monde Entier”, gérée par le PCB, un exemplaire de “Sciences sociales”, revue de l’Académie de l’Union Soviétique, avec un long article de Boris Rybakov sur le paganisme russe avant la conversion au christianisme, et l’exemplaire de “Lettres soviétiques” consacré à la réhabilitation de Dostoïevski et édité, à l’époque, par Alexandre Prokhanov, l’éditeur de “Dyeïenn” et “Zavtra”, que j’allais rencontrer à Moscou en 1992. Les textes de Rybakov paraîtront dans les années 90 aux PUF.

 

“Occidentalistes” et “Slavophiles” dans la dissidence et dans l’établissement

 

Outre les articles de Wolfgang Strauss en Allemagne (11), l’ouvrage le plus significatif, à l’époque, qui explicitait, en le critiquant de manière fort acerbe, ce renouveau slavophile était dû à la plume d’un dissident exilé aux Etats-Unis: Alexander Yanov (graphie allemande: Janow), attaché à l’Institute of International Studies de Berkeley (Université de Californie). Pour donner ici les grandes lignes de l’ouvrage de Yanov (12), disons qu’il subdivisait, de manière assez binaire, le paysage politico-intellectuel de l’URSS de Brejnev, comme le champ d’affrontement entre “Zapadniki” (“occidentalistes”) et “Narodniki” (“populistes” voire “völkische/folcistes” ou, plus exactement, ce que nous appellons, nous, en Flandre, les “volkgezinden” ou au Danemark, les “folkeliger”). Yanov, émigré aux Etats-Unis se posait incontestablement comme un occidentaliste et fustigeait les nouveaux Narodniki ou néo-slavophiles, en les campant comme “dangereux”. Yanov, cependant, expliquait à ses lecteurs américains que la dissidence soviétique comptait en son sein des “zapadniki” et des “narodniki” (dont il convenait de se défier, bien entendu!), tout comme dans les hautes sphères du pouvoir soviétique où se côtoyaient également occidentalistes et populistes. Parmi les grandes figures qui tendaient vers le populisme, Yanov comptait Soljénitsyne. Sa conclusion? En URSS, fin des années 70, les populistes et les étatistes avaient gagné du terrain, par rapport aux occidentalistes, et constituaient in fine la force métapolitique majeure en Union Soviétique, une force certes non officielle et sous-jacente, mais néanmoins déterminante. Cette domination implicite des “Narodniki” sur les esprits devait, selon Yanov et bon nombre de dissidents occidentalistes, inciter les Etats-Unis et les atlantistes à la vigilance car, communiste ou non, la Russie demeurait un danger parce que son essence était intrinsèquement “dangereuse”, rétive aux formes “civilisées” de la gouvernance à l’occidentale ou à l’anglo-saxonne. Cette attitude “russophobe”, Soljénitsyne la fustigera avec toute la véhémence voulue, dans son tonifiant pamphlet “Nos pluralistes”. Nous nous empressons d’ajouter que la critique du “narodnikisme” sous toutes ses formes, nouvelles ou anciennes, et que les tirades haineuses que Soljénitsyne lui-même a dû essuyer, démontrent, toutes, que la russophobie qui visait les tsars du dix-neuvième siècle ou qui se profilait derrière un certain anti-soviétisme n’est pas prête à disparaître dans les discours occidentaux.

 

L’époque de la fin du brejnevisme était donc marquée par la nouvelle alliance sino-américaine, par le déploiement des thèses de Brzezinski chez les stratégistes du Pentagone et des services secrets, par la mise en place d’une russophobie déjà post-soviétique dans ses grandes lignes, et ensuite par l’alliance entre les Etats-Unis et les fondamentalistes wahhabites et, enfin, par l’élimination du Shah avec la création, de toutes pièces, d’un chiisme fondamentaliste et offensif en Iran. La carte du monde s’en trouve sensiblement modifiée: la cassure nette et duale, propre de l’hégémonisme duopolistique de Yalta, fait place à une plus grande complexité, notamment par l’avènement du facteur islamiste, voulu, dans un premier temps, par les stratégistes américains. Forts de cette alliance avec les mudjahhidins afghans, armés de missiles Stinger, les Etats-Unis tentent d’avancer leurs pions en Europe en déployant leurs fusées Pershing en Allemagne, face aux SS-20 soviétiques. En cas d’affrontement direct entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie, l’Allemagne, le Benelux, l’Autriche, l’Alsace et la Lorraine risquaient d’être vitrifiés. Cette éventualité, peu rassurante, fit aussitôt renaître en Allemagne le mouvement neutraliste, oublié depuis les années 50. Pour nous, le mouvement neutraliste a été incarné principalement par la revue allemande “Wir Selbst”, fondée en 1979 par Siegfried Bublies dans l’intention de dégager le mouvement national de sa cangue passéiste, de ses nostalgies stériles et de ses rodomontades ridicules. Bublies entretenait en Flandre des relations amicales avec les fondateurs de la revue “Meervoud” qui existe toujours.

 

De la rhétorique des “droits de l’homme” à la guerre permanente

 

Le combat contre le déploiement des missiles en Europe a connu son apogée dans les années 1982-83, portée essentiellement par une gauche pacifiste, que l’on accusait d’être “crypto-communiste” et, par conséquent, d’être stipendiée par Moscou. Mais cette hostilité au bellicisme de l’OTAN n’était pas le propre des seuls mouvements pacifistes de gauche et d’extrême gauche. Ailleurs sur l’échiquier politique, bon nombre d’esprits s’inquiétaient des nouvelles rhétoriques cartériennes et reaganiennes, qui contaminaient les milieux libéraux et conservateurs, voire d’extrême droite, et avaient pour corollaire évident de miner les principes de la diplomatie traditionnelle. En effet, la rhétorique des “droits de l’homme”, maniée dans les médias par les démocrates cartériens et les “nouveaux philosophes”, ruinait le principe cardinal de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats, propre de la diplomatie traditionnelle. Quand le Républicain Reagan ajoute à cette pernicieuse rhétorique “immixtionniste”, le langage apocalyptique des fondamentalistes religieux américains, les principes de la diplomatie metternichienne, la logique des traités de Westphalie et de Vienne, reculent encore d’une case. Le processus de déliquescence de la diplomatie classique s’achèvera quand les néo-conservateurs de l’entourage de Bush-le-Fils, décrèteront tout de go que le respect de ces principes est un “archaïsme frileux”, indigne des Américains, posés comme “les fils virils du dieu Mars”, et l’indice le plus patent de la lâcheté de la “Vieille Europe”, gouvernée par “les pleutres fils de la déesse Vénus”. Pour nous, à partir de 1983-84, ce sera le Général Jochen Löser, ancien Commandeur de la 24ème Panzerdivision de la Bundeswehr, qui énoncera les lignes directrices de nos argumentaires (13) : la rhétorique des “droits de l’homme” rend impossible l’exercice de la diplomatie classique; les dissensus internes, qu’elle exploite via les médias et les agences qui les informent, ne trouvent plus aucune solution équilibrée, s’en trouvent pérennisés, inaugurant de la sorte des cycles de “guerres longues”; les “droits de l’homme”, contrairement aux apparences, n’ont pas été hissés au rang d’idéologie dominante pour faire triompher sur la planète entière un humanisme de bon aloi, mais pour amorcer un processus infini de guerres, de révolutions et de troubles.

 

Le mouvement neutraliste, tel que nous le concevions au début des années 80, reposait donc sur trois piliers: 1) le refus du déploiement de missiles en Europe, afin d’éviter la transformation définitive de notre sous-continent en “son et lumière”; 2) le refus de perpétuer la logique des blocs, avec la dissolution de l’OTAN et du Pacte de Varsovie et la création d’un vaste espace neutre en Europe centrale, de la Mer du Nord à Brest-Litovsk et de la Laponie à l’Albanie; cet espace neutre devait organiser un système défensif performant sur le mode helvétique; il ne refusait donc ni les forces armées ni le principe du citoyen-soldat à l’instar des pacifistes de gauche; 3) il entendait revenir aux principes de la diplomatie classique et refusait de ce fait d’embrayer sur les discours imposés par les médias (ou le “soft power”). Le neutralisme, en prenant le contre-pied du prêt-à-penser médiatique, s’avérait un espace de liberté, face à la “novlangue” planétaire, si bien fustigée par George Orwell dans “1984”.

 

Nous avons eu la naïveté de croire à l’avènement d’une “Maison Commune” européenne

 

Si le mouvement neutraliste avait pu distiller ses arguments pendant une période plus longue, imprégner plus durablement les esprits, la pensée politique diffuse en Europe aurait pu générer des anti-corps. Mais l’effervescence anti-missiles et les réflexions neutralistes se sont étalées sur quatre années seulement. Dès 1984-85, Gorbatchev lance deux idées: celle, très positive, de “Maison Commune européenne” et, celle, double, de “perestroïka” et de “glasnost”, de réforme et de transparence. Ce changement de discours à Moscou mine définitivement le communisme soviétique traditionnel. Entre 1989 et 1991, en effet, le communisme en tant que bloc monolithique disparaît du paysage politique international. Notre conclusion à l’époque: s’il n’y a plus de communisme, il ne peut plus y avoir d’animosité à l’endroit des peuples d’au-delà de l’ancien Rideau de Fer. Les motifs d’un conflit éventuel n’existaient plus. Nous avons eu la naïveté de croire à l’avènement d’une Maison Commune européenne pacifiée, à l’ouverture d’une ère marquée par un esprit plus ou moins équivalent à celui qui se profilait derrière l’idée de paix perpétuelle chez Kant.

 

Rapidement, l’idée universaliste armée du communisme soviétique allait faire place à un néo-conservatisme, dérivé de la matrice du trotskisme américain et new-yorkais. Alliant le néo-libéralisme, nouvelle grande idéologie universaliste, à ce trotskisme fidèle à la notion de révolution permanente mais habilement masqué par une phraséologie conservatrice et puritaine, le néo-conservatisme va se  consolider en deux étapes: la première, avec Reagan, constituera un “mixtum” de paléo-conservatisme, d’anti-fiscalisme, de néo-libéralisme et, en politique internationale, d’une diplomatie en apparence plus classique qu’avec les droits de l’homme de Carter mais néanmoins érodée par une phraséologie apocalyptique (l’Empire du Mal, etc.). Reagan prend finalement le relais de Nixon, dernier président américain à avoir appliqué plus ou moins correctement les règles de la diplomatie classique. Mais, tout en prenant le relais de Nixon, il doit tenir compte des acquis ou des avancées de l’anti-diplomatie cartérienne, basée sur l’idéologie des droits de l’homme. Cependant, le langage apocalyptique s’atténuera pendant son second mandat.

 

Le néo-conservatisme crypto-trotskiste met un terme définitif à la diplomatie classique

 

Avec Bush le père commencent les tentatives de forcer la main aux instances internationales et de passer à de véritables offensives sur le terrain, la Russie d’Eltsine n’opposant aucun veto crédible. Clinton renouera, notamment pendant la Guerre des Balkans contre la Serbie, avec l’idéologie des droits de l’homme, prétendument bafouée par Milosevic dans la province du Kosovo. Avec Bush le fils, le néo-conservatisme crypto-trotskiste met un terme définitif à la diplomatie classique, la brocarde comme une “vieillerie” incapacitante, propre justement de la “Vieille Europe” et de la Russie (posée souvent comme “stalinienne” ou “néo-stalinienne” depuis l’avènement de Vladimir Poutine). Ce rejet de la diplomatie classique et des règles de bienséance internationale est l’indice le plus patent qui permet de démontrer, outre les liens et itinéraires personnels des exposants majeurs du  néo-conservatisme, que le néo-conservatisme est en réalité un trotskisme dans la mesure où il affine la notion de “révolution permanente” en abolissant toutes les règles en vigueur, toutes les règles communément acceptées, et en recréant un monde incertain, où le recours aux guerres et aux invasions redevient un mode de fonctionnement tout à fait naturel et acceptable. Le “Big Stick Policy” de Teddy Roosevelt est désormais au service d’une bande trotskiste qui entend plonger le monde dans un chaos permanent (assimilé à la “révolution”).

 

C’est uniquement avec le recul que l’on perçoit clairement les vicissitudes de cette politique américaine et son jeu d’avancées et de reculs, camouflé par l’alternance des Démocrates et des Républicains au gouvernail du pouvoir. L’accession à la magistrature suprême aux Etats-Unis de Bush le père constitue aussi l’arrivée des pétroliers texans qui savent à tout moment se souvenir que la puissance américaine dérive du contrôle des hydrocarbures dans le monde, et en particulier dans la péninsule arabique et le Golfe Persique. La crainte d’un prochain “pic” pétrolier implique la volonté de contrôler le maximum de puits dans cette région afin de garantir l’hégémonie globale de Washington, au moins jusqu’à la fin du 21ème siècle. D’où le projet PNAC (“Project for a New American Century”). Les chanceleries européennes savent parfaitement que l’Amérique entend perpétuer son hégémonisme en contrôlant les sources d’hydrocarbures moyen-orientales au détriment de toutes les autres puissances du globe et que le rejet de la diplomatie classique finit par être un “modus operandi” commode pour imposer sa volonté sans discussion ni débat ni concertation. Mais ces mêmes chanceleries sont incapables d’opposer, par manque de volonté et de cohérence intellectuelle, par fascination imbécile du modèle américain, une métapolitique européenne générale, un “soft power” européen capable de distiller dans les esprits, via les médias, des raisonnements et de “grandes idées incontestables” contrairement à leur homologue américaine, “grandes idées incontestables” véhiculées par les grandes agences médiatiques d’Outre Atlantique.

 

Les “blanches vertus” du démocratisme planétaire

 

L’Amérique est maîtresse du monde non seulement parce qu’elle contrôle les hydrocarbures mais aussi et surtout parce qu’elle forge, répand et impose les opinions dominantes dans le monde, spécialement en Europe. En 1999, quand le “bon apôtre” Clinton, posé comme tel parce que “démocrate” donc de “gauche”, lance ses bombardiers contre Belgrade, les pays européens de l’OTAN emboîtent le pas sans régimber. Depuis Franklin Delano Roosevelt, le démocrate qui avait lancé la croisade contre l’Europe allemande en 1941, la “bonté” politique, les blanches “vertus” du démocratisme planétaire sont incarnées, avant tout, par les démocrates américains. Par conséquent, si on ne suit pas leurs injonctions, on plonge dans le “mal”, dans le “crypto-nazisme” ou dans une résurgence quelconque de l’hitlérisme. Cet immense simplisme est profondément ancré dans les mentalités contemporaines et malheur à qui tente de l’extirper comme une mauvaise herbe! De fait, les réseaux pro-américains sont nés, en Europe, dans les années 40, sous l’impulsion de l’Administration Roosevelt, d’obédience démocrate; l’atlantisme militant avait au départ un ancrage plutôt social-démocrate (à l’exception de Schumacher en Allemagne de l’Ouest), que conservateur ou même libéral au sens européen du terme à l’époque.

 

La participation des pays européens de l’OTAN, France chiraquienne comprise, aux bombardements des villes serbes, est l’indice d’un parfait “écervèlement politique”: la politique de Clinton et de son adjointe Madeleine Albright (qui a eu pour étudiante Condoleezza Rice; vous avez dit continuité?) réintroduisait indirectement la Turquie dans les Balkans, en détachant de la Serbie comme de la Croatie, et en dépit des peuplements serbes ou croates, les anciennes provinces ottomanes du tronc commun, induisant ainsi l’émergence d’une “dorsale islamique” de la Méditerranée à l’Egée et à la Mer Noire. Tous les Etats voisins s’en trouvaient fragilisés: la Macédoine, la partie de la Grèce entre Thessalonique et la frontière turque, la Bulgarie qui compte de dix à quinze pourcents de musulmans, souvent ethniquement turcs, sans compter la sécession du Kosovo, prévisible dès 1998. De plus, les minorités non musulmanes au sein des nouveaux Etats majoritairement musulmans sont menacées à  terme en Albanie, au Kosovo, en Macédoine.

 

La création délibérée du chaos dans les Balkans n’est pas une politique démocrate, qui s’opposerait à une politique républicaine antérieure. Elle s’inscrit bien au  contraire dans une parfaite continuité. Bush le père, Républicain, installe ses troupes en lisière de l’Irak de Saddam Hussein, contrôle l’espace aérien irakien et prépare ainsi la seconde manche, soit l’invasion totale de l’Irak, qui aura lieu, sous le règne de son fils, en 2003. Clinton, Démocrate, lui, s’empare du tremplin de l’Europe en direction du Proche et du Moyen Orient depuis l’épopée d’Alexandre le Grand. La maîtrise des Balkans et celle de la Mésopotamie participent d’une seule et même stratégie grand-régionale. L’empire macédonien-hellenistique d’Alexandre le Grand, l’empire ottoman ont toujours maîtrisé à la fois les Balkans et la Mésopotamie au faîte de leur puissance. C’est une loi de l’histoire. Les stratégistes américains s’en souviennent.

 

Les réseaux pro-américains étaient au départ socialistes

 

La guerre contre la Yougoslavie résiduaire de Milosevic en 1999, premier conflit de grande envergure en Europe depuis 1945, est donc le fait d’un président et d’une équipe issus du parti démocrate américain. C’est la raison pour laquelle les puissances européennes, grandes et petites, ont suivi comme un seul homme, contrairement à ce qui allait se passer en 2003, lors de l’invasion de l’Irak. Cette unanimité s’explique tout simplement parce que l’Europe place toujours sa confiance dans une Amérique démocrate, en se méfiant de toute Amérique républicaine. Pourquoi? Parce que, je le répète, les réseaux pro-américains ont émergé, lors de la seconde guerre mondiale, sous la double impulsion du Président américain et de son épouse Eleonor et que l’atlantisme militant, le “spaakisme” dit chez nous le Prof. Coolsaet de l’Université de Gand, avait un ancrage socialiste plutôt que conservateur (Pierre Harmel s’efforcera au contraire de se dégager de la logique des blocs, que Spaak avait bétonné).

 

En transformant le tremplin balkanique en une zone contrôlée par les Etats-Unis, le tandem Clinton/Albright neutralisait la région à son profit: celle-ci n’allait plus pouvoir constituer un atout pour le bloc centre-européen germano-centré ni pour une Russie régénérée qui aurait fait valoir ses anciens intérêts dans les Balkans. En 1999, l’Europe a perdu tous les atouts potentiels qu’elle avait gagnés à partir de 1989. Elle les a perdus parce qu’elle n’a pas cultivé le sens de son unité, parce qu’elle n’a pas une vision claire de son destin géopolitique. En 2001, suite aux “attentats” de New York, l’Amérique parachève son projet “alexandrin” en s’emparant rapidement de la zone orientale de l’antique Empire du chef macédonien. En 2003, lorque le fils Bush entend terminer le travail de son père en Mésopotamie, l’Europe semble se réveiller et crée autour de Paris, Berlin et Moscou un front du refus que les services américains fragilisent aussitôt en semant le dissensus entre cet “Axe”, nouveau et contestataire, et de petites puissances comme les Pays-Bas, la Pologne, la République Tchèque et les Pays Baltes, tout en bénéficiant de l’appui de la Grande-Bretagne et de la pusillanimité de l’Espagne et de l’Italie. On se souviendra de la distinction opérée entre “Vieille Europe”, aux réflexes dictés par la diplomatie classique, et “Nouvelle Europe”, alignée sur la logique du fait accompli des néo-conservateurs.

 

“Révolutions colorées” et pétrole

 

Les services américains et le soft power de Washington, vont s’activer pour vider l’Axe Paris Berlin Moscou de son contenu: de Villepin en France est éliminé de la course à la présidence, à la suite d’un dossier de corruption sans doute préfabriqué, au bénéfice de Sarközy, qui mènera, comme on le sait, une politique pro-atlantiste. Le social-démocrate allemand Schröder devra céder la place à Angela Merkel, plus sceptique face au bloc continental européen, plus prompte à tenir compte des exigences des Etats-Unis. Schröder demeure toutefois en place, en gérant de main de maître les relations énergétiques entre l’Allemagne et la Russie. Les révolutions orange, qui ont éclaté en Ukraine, en Géorgie, en Serbie (avec “Otpor”) ou au Kirghizistan ne sont donc pas les seules interventions des services et du soft power: en Europe occidentale aussi la politique est manipulée en sous-main, l’indépendance nationale et/ou européenne minée à la base dès qu’elle tente de s’affirmer, par le biais de la manipulation des élections et des factions. Dans l’avenir, un bloc européen indépendant devrait s’abstenir de reconnaître les gouvernements issus de “révolutions colorées”.

 

En Géorgie, le pouvoir mis en place par la “révolution des roses” a pour objectif de garantir le bon déroulement de la politique pétrolière américaine dans le Caucase et en lisière de la Caspienne. Pour les stratégistes américains, la Géorgie doit être un espace de transit pour les oléoducs et gazoducs amenant les hydrocarbures du Caucase et de la Caspienne vers la Mer Noire et vers la Méditerranée via la Turquie. De là, ils parviendraient en Europe sous le contrôle américain. Le malheur de l’Europe, c’est de ne pas avoir de pétrole. Nous devons acheter la majeure partie de nos hydrocarbures en Arabie Saoudite ou dans les Emirats par l’intermédiaire de consortiums américains. L’affrontement russo-géorgien de l’été 2008, à propos de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, a pour enjeu réel l’énergie. Pour échapper à la dépendance énergétique, l’Europe doit tenter, par tous les moyens techniques possibles, d’abord, de réduire cette dépendance pétrolière en pariant sur des sources propres comme l’énergie nucléaire et toutes les autres sources imaginables et réalisables, selon une optique de diversification adoptée mais non parachevée en son temps par la France gaullienne. Les panneaux solaires constituent une première alternative parfaitement généralisable dans notre pays: en effet, pourquoi les ménages qui constituent notre nation ne pourraient-ils pas générer leur propre électricité domestique, ou une bonne part de celle-ci, sans passer par des fournisseurs contrôlés par l’étranger comme “Electrabel”, entièrement aux mains de l’ennemi héréditaire français, qui occupe depuis trois siècles et demi près des trois quarts du territoire du Grand Lothier! Certaines voix nous disent: par année, le nombre de journées d’ensoleillement est trop restreint en Belgique par rapport à la zone méditerranéenne pour constituer une alternative au pétrole. Peut-être. Mais un pays comme la Norvège, disposant pourtant de pétrole propre, la technique des panneaux solaires génère 50% de l’énergie domestique de ses ménages dans un pays où l’ensoleillement moyen est bien plus réduit que chez nous. Notre objectif premier est la réduction graduelle de la dépendance, non pas l’obtention immédiate d’une autarcie totale.

 

Pacte de Shanghai et initiatives ibéro-américaines

 

Nous venons de voir que l’emprise américaine sur notre politique étrangère est complète. Elle détermine aussi notre politique énergétique. L’Amérique séduit les esprits (ou plutôt les masses écervelées) par le truchement de son soft power omniprésent. Le princpal danger qui nous guette dans l’immédiat en Europe est la disparition graduelle et silencieuse des espaces encore neutres. Les pays qui ont gardé le statut de neutralité lorgnent de plus en plus vers l’OTAN. Je rappelle que notre position initiale, calquée sur celle du Général Jochen Löser dans les années 80 en Allemagne fédérale, visait au contraire l’élargissement de l’espace neutre en Europe. Non le contraire! Löser entendait élargir le statut de la Suisse, de l’Autriche, de la Yougoslavie, de la Finlande et de la Suède aux deux Allemagnes, aux Etats du Benelux, à la Pologne, à la Tchécoslovaquie et à la Hongrie. Aujourd’hui, ces trois derniers  pays font partie de l’OTAN et en sont même devenus les élèves modèles. De fiers représentants de la “Nouvelle Europe”, telle que l’a définie Bush jr. L’Europe, totalement abrutie par les propagandes distillées par le soft power, ne peut constituer, pour l’instant, dans les conditions actuelles, un espace de renouveau politique, exemplaire pour la planète entière. Les seuls môles de résistance cohérents se situent aujourd’hui en Asie et en Amérique latine. En Asie, la résistance s’incarne dans le “Pacte de Shanghai” et en Amérique latine dans les initiatives du Président vénézuélien Hugo Chavez, alliant, avec les autres contestataires ibéro-américains, les corpus doctrinaux péronistes, castristes et continentalistes qui, fusionnés, permettent aux Etats ibéro-américains de créer des structures unitaires capables de refouler l’ingérence traditionnelle des Etats-Unis dans leurs affaires politiques et économiques, au nom d’une idéologie soi-disant panaméricaniste, forgée au temps de la politique du “Big stick” de Teddy Roosevelt.

 

Sans le “Pacte de Shanghai” et sans la volonté indépendantiste et continentaliste des Ibéro-Américains, la domination américaine sur le monde serait totale, comme elle est quasiment totale en Europe depuis la  liquidation du gaullisme par Sarközy et le “mobbing” systématique de la Suisse et de l’Autriche (affaires Waldheim et Haider). Les espaces potentiels de résistance se font de plus en plus rares: il reste des bribes de gaullisme en France, de bons réflexes neutralistes en Allemagne, une volonté de conserver le statut de neutralité en Autriche, en Suisse et en Suède; l’opinion  publique en Belgique, d’après un sondage récent, craint davantage les initiatives bellicistes américaines que celles de la Russie de Poutine (en dépit de la propagande russophobe du “Soir”), alors qu’en Allemagne, où la russophilie de bon nombre de cercles établis est plus solidement ancrée, Washington et Moscou sont mis sur pied d’égalité.

 

“Volksgezindheid” et solidarisme

 

Pour faire éclore un môle de résistance en Flandre, il me paraît opportun de dire aujourd’hui qu’il devrait reposer sur deux piliers: la “volksgezindheid” (le populisme au sens défini par la tradition herdérienne ou par la tradition slavophile russe) et le solidarisme. La “volksgezindheid” est un sentiment plus profond que le “nationalisme” car il ne découle pas uniquement d’une option politique mais aussi et surtout d’un amour du passé et de la culture du peuple dont on ressort. Le terme “nationalisme”, de surcroît, recouvre des acceptions bien différentes selon les pays (14). L’utiliser peut semer la confusion, tandis que le terme “volksgezind”, lui, indique bien la teneur de notre propre tradition. Le solidarisme est un terme délibérément choisi pour remplacer celui de “socialisme”, désormais grevé de trop d’ambiguïtés ou assimilé à des déviances de tous ordres qui font que les socialistes officiels sont tout sauf socialistes. Le solidarisme devra exprimer dans l’avenir un socialisme sans atlantisme (à la Spaak ou à la Claes), un socialisme sans les “consolidations” à la Di Rupo (quand il s’agissait de privatiser la RTT pour qu’elle devienne “Belgacom”), un socialisme qui défende la solidarité de tous les producteurs directs de biens et de services contre les féodalités administratives et parasitaires. Un tel solidarisme découle aussi, pour ceux qui ont encore une culture classique, de la fameuse “fable de l’estomac” de la tradition romaine: “tous les organes de la communauté populaire servent les autres et construisent de concert l’harmonie”.

 

Une volonté de renouveau politique général basée sur la “volksgezindheid” et le solidarisme fera immédiatement se dresser devant elle des ennemis implacables. L’affirmation des valeurs populaires et solidaires implique automatiquement de désigner leurs ennemis, selon la formule de Carl Schmitt. Identifions-en trois aujourd’hui: 1) les médias formatés par le soft power américain; 2) l’idéologie néo-libérale, nouvel universalisme araseur des spécificités populaires et des politiques sociales, permettant le renouveau des élites (au sens où l’entendait Gaetano Mosca et Vilfedo Pareto); 3) l’idéologie festiviste qui noie les peuples dans l’impolitisme.

 

Le cas Verstrepen

 

“Volksgezindheid” et solidarisme impliquent de lutter contre tous les phénomènes culturels qui ne découlent pas naturellement d’une matrice populaire (la nôtre ou celle d’un autre peuple réel) mais nous  sont imposés par le soft power internationaliste et cosmopolite. Un exemple: vous vous rappelez tous de ce journaliste branché, Jürgen Verstrepen, égaré, on ne sait trop pourquoi, dans le mouvement national flamand, où il s’était fait élire. Dans un entretien récent, accordé à l’hebdomadaire de variétés “Dag allemaal”, ce Verstrepen se plaignait du “passéisme” de ses co-listiers, qui chantaient des chants traditionnels, qu’il posait d’emblée comme “ringards” ou désuets, un “ringardisme” et une désuétude qui suscitait chez lui un avatar de ce même effroi ressenti par les dévots devant les oeuvres réelles ou supposées du Malin. Toute expression de la culture vernaculaire suscite donc en lui, à l’entendre, le dégoût du progressiste, pour qui rien d’antérieur aux panades médiatiques ou de différent d’elles n’a le droit d’exister. Et plutôt que d’aller se recueillir dans une belle abbaye bourguignonne, comme son parti le lui avait suggéré, il préférait flâner dans un “mall” pour se choisir des fringues branchés, des bouts de chiffon marqués d’un logo, en compagnie d’une autre députée-gadget, allergique aux racines. Inconsciemment, dans son entretien à “Dag allemaal”, Verstrepen révélait un état de choses bien contemporain: la lutte entre le vernaculaire matriciel, les racines et la culture traditionnelle, d’une part, et le médiatiquement branché, d’autre part. Reste une question: comment conciliait-il, ce Verstrepen, dans son cerveau soumis à l’homogénéisation postmoderniste, ce culte dévot du médiatiquement branché et son aspiration à lutter contre le “politiquement correct”? On ne peut aduler l’un et lutter contre l’autre: on ne peut, de notre point de vue, que les rejeter tous deux. On ne peut être atlanto-hollywoodien, succomber à la séduction du babacoolisme californocentré et se réclamer simultanément d’un “nationalisme” en lutte contre l’idéologie liberticide du “politiquement correct”. Verstrepen incarne bien l’incohérence de bon nombre de nos contemporains dans la Flandre d’aujourd’hui. Espérons que la crise va leur dessiller les mirettes. Car le soft power a promu le néo-libéralisme, cause de la crise, en même temps que les manipulations médiatiques, les modes (captatrices d’attentions) et le festivisme.

 

“Volksgezindheid” et solidarisme impliquent donc de lutter contre toutes les formes de néo-libéralisme que l’on nous a imposées depuis Thatcher et Reagan, depuis le début de la décennie 80. Nos admonestations, jusqu’ici, surtout celles, au début de notre aventure, de Georges Robert et Ange Sampieru, n’y ont rien changé. G. Robert et A. Sampieru étaient très attentifs aux productions des éditions “La Découverte” qui amorçaient déjà la critique du libéralisme outrancier qui pointait à l’horizon. Aujourd’hui, dans le monde occidental, l’américanosphère, l’espace euro-atlantique, dans la Commission européenne complètement inféodée à l’idéologie néo-libérale, la domination de cette idéologie est totale. Et la crise de ce début d’automne 2008 laisse entrevoir quelles en seront les conséquences catastrophiques, avec pour seule consolation que le système a appris à freiner les effets des crises et des récessions, à les délayer dans le temps. La crise prouve que la recette néo-libérale ne fonctionne pas: tout simplement. En attendant, les délocalisations perpétrées depuis près d’une trentaine d’années laissent l’Europe privée d’un tissu de petites et moyennes industries, pourvoyeuses de travail, et affligée d’un secteur tertiaire improductif qui n’offre que des emplois détachés du réel de la production et injecte dans les mentalités une idéologie délétère du “non-travail” (dénoncée très tôt par Guillaume Faye dans un texte que de Benoist avait refusé de publier). Cette idéologie du non-travail est aussi celle du festivisme: elle a servi d’édulcorant intellectuel pour justifier le processus de démantèlement de nos tissus industriels locaux, par le truchement des délocalisations vers l’Extrême-Orient, l’Afrique du Nord ou la Turquie (surtout le textile) et pour exalter le travail non productif du secteur tertiaire, devenu dangereusement inflationnaire.

 

Néo-libéralisme et altermondialisme

 

L’avènement du néo-libéralisme a été rendu possible par une bataille métapolitique. On se rappellera l’engouement pour Hayek, qu’on exhumait de l’oubli en même temps que les “think tanks” de Mme Thatcher dès la fin des années 70. On insistait principalement sur son pamphlet “The Road to Serfdom” et non pas tant sur les dimensions organiques (et parfois intéressantes) de sa théorie économique, axée sur la notion de “catallaxie” (laisser faire les choses naturellement sans interventions étatiques volontaristes). L’infiltration néo-libérale du discours dominant a surtout été le fait des “nouveaux philosophes”, dont nous venons d’expliciter le rôle, et de personnages ultra-médiatisés comme Jacques Attali, biographe de banquiers, et Alain Minc, propagateur principal de la nouvelle vulgate dans les gazettes conservatrices. Nul mieux que François Brune, collaborateur du “Monde Diplomatique”, n’a défini l’idéologie contemporaine, dans son ouvrage “De l’idéologie, aujourd’hui” (Ed. Parangon/L’Aventurine, Paris,  2003): “L’idéologie est omniprésente: dans les sophismes de l’image, le battage événémentiel des médias, les rhétoriques du politiquement correct, les clameurs de la marchandise. Machine à produire du consentement, elle démobilise le citoyen en le vouant à l’ardente obligation de consommer, de trouver son identité dans l’exhibition mimétique (ndlr: niet waar, Meneer Verstrepen?), sa liberté dans l’adhésion au marché, et son salut dans la ‘croissance’... C’est cela l’idéologie d’aujourd’hui: une vaste grille mentale, faussement consensuelle, qui prescrit à chacun de se taire dans son malheur conforme, et qui aveugle nos sociétés sur la catastrophe planétaire où ses modèles socio-économiques entraînent les autres peuples” (présentation de l’éditeur).

 

Le système, en lançant l’opération du néo-libéralisme dès la fin des années 70, devinait bien que cette idéologie finirait par rencontrer assez vite des résistances diverses. Deux objectifs allaient dès lors être les siens: 1) empêcher la fusion de ces résistances telles que l’avait préconisée le théoricien ex-communiste Roger Garaudy (soit empêcher les complots “rouges-bruns”, comme s’y sont employés le journal “Le Monde” de Plenel à Paris et certains cercles ou personnalités autour du PTB/PvdA en Belgique); 2) créer une résistance artificielle (l’altermondialisme), de manière à neutraliser toute résistance réelle. L’altermondialisme énonce un tas d’idées intéressantes et séduisantes. Mais il les énonce sans une assise politico-étatique et géographique précise, sans un ancrage tellurique, condition sine qua non pour lui conférer une épaisseur réelle. Tout empire, et tout challengeur d’empire, s’arc-boute sur un terrain: l’hegemon américain d’aujourd’hui ne fait pas exception. Il dispose d’un territoire aux dimensions continentales. Il pratique le protectionnisme et une bonne dose d’autarcie, tout en prêchant aux autres de ne pas adopter les mêmes attitudes et en les maintenant ainsi en état de faiblesse. Si l’hegemon développe un “réseau”, il le fait au départ d’une vaste base logistique, soit au départ de son propre territoire biocéanique, de l’Atlantique au Pacifique, et de son prolongement pacifico-arctique, l’Alaska. Pour créer l’illusion d’une résistance planétaire, les services de diversion ont forgé le concept de “réseau” (qui a séduit le “parigogot” de Benoist, l’homme qui cherche sans cesse le statut de vedette du jour, au détriment de toute rigueur de jugement).

 

Ce n’est pas le “réseau” qui est contestataire mais les vieilles strucutres étatiques et impériales

 

L’altermondialisme militant entend être le seul grand réseau contestataire de l’établissement mondial. Mais depuis les émeutes bien médiatisées de Gênes ou de Nice, on ne voit pas très bien quel ébranlement du système en place ce fameux “réseau” a pu produire. La thèse de Michael Hardt et Toni  Negri sur l’“Empire”, dont les assises seront “un jour” définitivement sapées par le “réseau altermondialiste”, s’avère un leurre. Au temps de la Guerre Froide, les services américains avaient su faire émerger des “communistes de Washington” (pour reprendre l’expression de Jean Thiriart); il recycle désormais, en la personne de Toni Negri, d’anciens “terroristes” pour une opération de diversion d’envergure planétaire, qui absorbe et neutralise la contestation, en la médiatisant, en la transformant en un pur “spectacle” (Guy Debord), car nos contemporains, formatés comme les citoyens d’Océania, dans le “1984” d’Orwell, croient davantage aux images (télévisées) qu’aux faits (vécus), au spectacle qu’au réel. La résistance au système mondialiste américano-centré ne se retrouve pas, en réalité, dans un “réseau” planétaire de contestataires “babacoolisés” ou de nervis shootés à la cocaïne mais provient bien davantage de structures étatiques et impériales classiques, profondément ancrées dans le temps passé: Groupe de Shanghai avec une Chine aux traditions politiques millénaires, une Russie de Poutine qui retrouve sa mémoire, un indépendantisme ibéro-américain dans l’esprit du Mercosur et du président vénézuélien Chavez.

 

Combattre le festivisme

 

Enfin, après le “soft power” et le “néo-libéralisme”, le troisième aspect du système général d’ahurissement des masses et de déracinement, qu’il s’agit de combattre à outrance, est représenté par l’ambiance “festiviste”, celle que dénonçait avec force vigueur le philosophe français, récemment et prématurément décédé, Philippe Muray. Dans son tout dernier ouvrage, “Festivus festivus” (Fayard, 2006), Muray prononce un réquisitoire aussi virulent que tonifiant contre ce qu’il appelle le festivisme, mode de fonctionnement des sociétés occidentales avancées. Dans le long entretien, qu’est ce livre, avec la journaliste et philosophe vraiment non conformiste Elizabeth Lévy, Muray, dans son chant du cygne, fustige une société qui fonctionne uniquement sur le mode de la fiction médiatique, un mode qui vise la désinhibition totale, l’exhibition de tout ce qui auparavant était “privé”, “intime” et “secret” (dont évidemment les attributs et les pratiques sexuels). Le pouvoir, explique Muray, s’exercera avec une acuité maximale, quand les dernières enclaves du “secret” seront divulguées et exhibées, quand les dernières limites et les dernières distances (et les distances sociales font la civilisation, la promiscuité l’abolissant) auront été franchies et supprimées. La télévision avec ses émissions exhibantes (“Loft Story”, etc.) est l’instrument de ce pouvoir qui annonce la fête permanente et l’impudeur universelle, dans l’intention d’évacuer les îlots de “sériosité”, établie ou alternative, afin d’empêcher tout retour à un passé moins trivial ou toute préparation d’un futur cohérent. L’impudeur universelle brouille toutes les frontières et annonce un amalgame planétaire de promiscuité et d’indifférenciation, sous le signe de l’infantilisme “touche-pipi” et de l’ “adultophobie”.

 

Dans un ouvrage antérieur, intitulé “Désaccord parfait”, Muray qualifiait de “société disneylandisée” toute société “où les maîtres sont maîtres des attractions et les esclaves spectateurs ou acteurs de celles-ci”. Le “soft power” va donc imaginer et préfabriquer des “attractions”, pour tuer dans l’oeuf toute pensée libre, toute spontanéité créatrice ancrée dans le génie populaire, en substituant au créateur libre et spontané issu du peuple (celui de Rabelais et des carnavals contestataires) l’animateur officiel ou subsidié, et subsidié seulement après être passé sous les fourches caudines de l’idéologie imposée, après avoir appris son unique leçon qu’il répétera jusqu’à la consommation des siècles. Le “néo-libéralisme” va prospérer en marge de cette grande fête artificielle, forgée de toutes pièces, bien encadrée par de petits flics à gueule de bon apôtre, en dépit de son  désordre apparent, qui étouffera d’emblée toute révolte vraie. Par l’action des anciens contestataires arrivés au pouvoir, le “mixtum compositum” de mai 68 se réduira ainsi progressivement à ses seules dimensions festives, libidineuses et ludiques, tirées, par les agents de l’OSS, du livre “Eros et civilisation” d’Herbert Marcuse voire des vulgates caricaturales issues du freudo-marxisme de Reich, dont ils fabriqueront un “prêt-à-penser” allant dans le sens de leurs desseins. Dans son meilleur ouvrage, désormais un classique, “L’Homme unidimensionnel”, Marcuse craignait l’avènement d’une humanité formatée, réduites à ses seuls besoins matériels; il avait raison; mais les règles de ce formatage, c’est lui, probablement à son corps défendant, qui les a fournies au système. On a formaté et on a trouvé l’édulcorant dans sa définition de l’ “éros”, que l’on a quelque peu sollicitée pour les besoins de la cause. Ce ne sont pas les rigidités du monde totalitaire du “1984” d’Orwell mais le “Brave New World” de Huxley, avec ses paradis artificiels, que l’on tente de nous infliger.

 

Mort du “zoon politikon” et mort des peuples

 

Les bourgmestres (ou “maires”) de Paris et de Berlin, Delanoë et Wowereit, ou l’échevin Simons de Bruxelles, tout le socialisme français actuel (surtout à la gauche de Ségolène Royale) ont pour objectif stratégique réel (et à peine occulté) d’occuper les “citoyens” à toutes sortes de festivités, de concerts, de happenings, de “gay prides”, de “zinneke parades”, de manifestations antiracistes ou autres, afin qu’ils ne s’occupent plus directement de politique, afin qu’ils oublient définitivement ce qu’ils sont, la trajectoire dont ils procèdent. L’objectif? Eradiquer l’essence de l’homme qui est, dit Aristote, un “zoon politikon”. Il s’agit de distraire à tout prix l’imaginaire humain de toute tradition ou réalité historique. En Occident, dans le complexe atlantiste franco-anglo-américain selon la définition qu’en donnait mon professeur Peymans fin des années 70, la domination des castes mercantiles ou du tiers-état bourgeois français, a percuté, abîmé et détruit les ressorts les plus intimes des peuples (Irlande exceptée), si bien que Moeller van den Bruck, le traducteur de Dostoïevski, pouvait affirmer que quelques décennies de “libéralisme” suffisaient pour détruire définitivement un peuple.

 

Le festivisme, mode par lequel s’exprime le despotisme contemporain, contribue à donner l’assaut final aux ressorts intimes des peuples: il en pénètre le noyau le plus profond et y sème la déliquescence. Philippe Muray, pour revenir à lui, réactualise de manière véritablement tonifiante la critique de la “société du spectacle”, énoncée dans les années 60 par Guy Debord et l’école situationniste, tout en jetant un éclairage neuf et très actuel sur le processus de dissolution à l’oeuvre dans la sphère occidentale.

 

Lega Nord et FPÖ

 

Pour articuler une résistance à l’échelle européenne, pour traduire dans les faits nos options philosophiques et nos aspirations historiques, deux partis identitaires peuvent nous servir de modèle: la Lega Nord d’Italie du Nord et la FPÖ autrichienne. Je ne vois pas grand chose d’autre. Pourquoi? Parce que ce sont les deux seuls mouvements identitaires de masse qui affichent ou ont affiché clairement des options “non-occidentistes”. La “Lega Nord” et son quotidien “La Padania” ont eu une attitude très courageuse en 1999, quand l’OTAN bombardait la Serbie. Le journal et le “Senatur” Umberto Bossi n’ont pas hésité à fustiger vertement les Américans et leurs complices bellicistes en Europe. Ensuite, à la base de cette ligue, il y a un manifeste, “Come cambiare?” (“Comment changer?”), dû à la plume du grand juriste Gianfranco Miglio. Ce manifeste dénonce les travers de la partitocratie italienne, qui est si semblable à la nôtre. Les leçons de Miglio peuvent donc être directement retenues par tout militant politique de chez nous. La clarté des arguments et des suggestions de Miglio, que j’ai eu l’honneur de rencontrer en 1995 dans sa magnifique bibliothèque privée à Côme, nous permettrait de développer rapidement l’esquisse d’un contre-pouvoir (cf.: “L’Italie toute chamboulée...”, Entretien avec Gianfranco Miglio, propos recueillis par Andreas K. Winterberger, in; “Vouloir”, n°109-113, octobre-décembre 1993;  Alessandro Campi, “Au-delà de l’Etat, au-delà des partis: la théorie politique de Gianfranco Miglio”, in: “Vouloir”, n°109-113, oct.-déc. 1993; Luciano Pignatelli, “Les idées pratiques de Gianfranco Miglio:  comment changer le système politique italien”, in: “Vouloir”, n°109-113, oct.-déc. 1993; “Quelques questions à Gianfranco Miglio”, propos recueillis par Francesco Bergomi, in: “Vouloir”, n°109-113, oct.-déc. 1993; Robert Steuckers, “La Ligue lombarde”, in: “Le Crapouillot”, nouvelle série, n°119, mai-juin 1994; “L’Etat moderne est dépassé!”, Entretien avec le Prof. Gianfranco Miglio, propos recueillis par Carlo Stagnaro, in: “Nouvelles de Synergies Européennes”, n°46, juin-juillet 2000; “Pour une Europe impériale et fédéraliste, appuyée sur ses peuples”, Entretien avec le Prof. Gianfranco Miglio, propos recueillis par Gianluca Savoini, in: “Nouvelles de Synergies Européennes”, n°48, octobre-décembre 2000).

 

Dans l’orbite de la FPÖ, l’hebdomadaire “zur Zeit”, dirigé par Andreas Mölzer à Vienne, recèle chaque semaine des pages d’actualité internationale sans concession aucune à l’américanisme ambiant. Jörg Haider est décédé ce matin dans un accident d’automobile mais, en dépit de sa rupture récente avec la FPÖ et de son option personnelle en faveur de l’adhésion turque, il demeurera pour moi l’auteur impassable du livre-manifeste “Die Freiheit, die ich meine” (= “La liberté comme je l’entends”). La partitocratie autrichienne présentait, avant les coups de butoir de la FPÖ, d’étonnantes analogies avec la nôtre. La critique générale du système politique autrichien, telle que Haider l’a formulée, est très technique comme celle de Miglio. Mais elle ne recourt à aucun langage abscons. Et suggère des pistes pour sortir de l’impasse politique. La clarté de ces manifestes a donné à la “Lega Nord” et à la FPÖ une formidable impulsion dans les débats publics et, partant, dans les batailles électorales (cf. Robert Steuckers, “Autriche: Haider, le Capitaine du pays”, in: “Le Crapouillot”, nouvelle série, n°119, mai-juin 1994; “Nous sommes en avance sur notre temps!”, Entretien avec Jörg Haider, propos recueillis par Andreas Mölzer, in: “Au fil de l’épée” recueil n°8, février 2000; “Rafraîchir la mémoire des coalisés anti-Haider!”, in: “Au fil de l’épée”, recueil n°8, février 2000; Mauro Bottarelli, “Haider contre Chirac: non à l’UE centraliste et parisienne – la bonne santé de l’économie autrichienne”, in: “Au fil de l’épée”, recueil n°12, août 2000 – article traduit du quotidien “La Padania”, 11 juillet 2000).

 

Les succès constants de ces partis, leur impact indéniable sur le débat politique et sur les réformes en cours prouvent que les deux manifestes, que j’évoque ici, recèlent bel et bien les bonnes recettes. Si elles valent pour l’Autriche et pour l’Italie, elles devraient valoir pour nous, vu que les systèmes politiques de ces deux pays et leurs dysfonctionnements sont similaires et comparables aux nôtres. Et, qui plus est, la vision géopolitique de ces deux formations est européiste et anti-atlantiste, éléments essentiels pour une critique solide et positive du système en place qu’aucun parti ou mouvement n’a repris chez nous, rendant du même coup caduque toute efficacité concrète.

 

Les hommes de gauche qui ont opéré les bon aggiornamenti...

 

Pour nous servir d’inspiration complémentaire, nous ajouterions le corpus établi par des personnalités de gauche, devenues non conformistes au fil du temps, comme la famille de Rudy Dutschke ou son compagnon Bernd Rabehl, qui s’expriment régulièrement dans l’hebdomadaire berlinois “Junge Freiheit”; ou comme Günther Rehak en Autriche, ancien secrétaire du Chancelier socialiste Bruno Kreiski; en Suisse romande, toujours dans l’arc alpin, le mouvement “Unité populaire” parvient à nous livrer chaque semaine sur l’internet des analyses ou des réflexions dignes d’intérêt pour tous ceux qui rêvent à l’avènement d’un solidarisme qui soit capable de dépasser les contradictions et les enlisements du socialisme établi. En Italie, le quotidien romain “Rinascita”, issu du nationalisme classique, se présente actuellement comme le journal de la “sinistra nazionale” et opte pour une perspective européiste et eurasiste, anti-impérialiste et anti-capitaliste. Nos sources d’inspiration ne doivent pas se limiter aux seuls mouvements qui se donnent, à tort ou à raison, les étiquettes de “national”, de “régionaliste” ou d’ “identitaire”. Des cénacles, anciennement ou nouvellement classés à gauche sur les échiquiers politiques en Europe, ont procédé avec intelligence aux bons aggiornamenti: ils ont refusé toutes les involutions en direction des pistes suggérées par la “nouvelle philosophie” et ses satellites et ont rejeté l’attitude de ceux qui, en dépit de leur vibrant militantisme d’il y a quelques décennies, demeurent, par paresse intellectuelle, des “compagnons de route” des partis sociaux-démocrates partout en Europe. La posture du “compagnon de route” est le plus sûr moyen de s’enliser, de faire du sur place, d’entrer dans la spirale infernale du déclin, un déclin engendré par le “mimétisme” qui ne produit plus aucune différence (ni “différAnce” pour faire un clin d’oeil à Derrida), mais reproduit sans cesse, sur un ton morne, le même et le même du même. C’est le plus sûr moyen de devenir les béni-oui-oui du système, ses chiens de Pavlov.

 

La création d’un espace stratégique euro-sibérien est inséparable d’un remaniement complet de nos institutions nationales, dans le sens de la “volksgezindheid” et du solidarisme, dans le sens de la critique anti-partitocratique de Miglio et Haider, afin d’immuniser totalement ces institutions contre les bacilles du soft power jacobin ou américain.

 

C’est tout ce que j’ai voulu vous dire cet après-midi.

 

Robert Steuckers,

Octobre 2008.

 

 

NOTES :

(1)     William ENGDAHL, “Pétrole – une guerre d’un siècle – L’ordre mondial anglo-américain”, Ed. Jean-Cyrille Godefroy, Paris, 2007.

(2)     La parution de cet article, dans une publication du “Parti Communautariste National-Européen” avait induit l’inénarrable comploteur parisien Alain de Benoist, via son zélé vicaire campinois, à exciter un brave citoyen allemand, membre de la “DESG” (= “Deutsch-Europäische Studiengemeinschaft”), une association basée à Hambourg qui s’apprêtait alors à fusionner avec “Synergies Européennes”, à tenter un ultime baroud (de  déshonneur) pour torpiller cette fusion. L’homme, honnête, naïf et manipulé, a échoué dans ses manoeuvres. Il s’est dûment excusé quelques mois plus tard, à l’occasion d’un séminaire DESG/Synergies sur les relations germano-russes et euro-russes et sur la problématique de l’eurasisme, tenu à Lippoldsberg. Il avait enfin compris que l’instigateur de cette bouffonerie était un comploteur pathologique et que son vicaire n’était qu’un pauvre bas-de-plafond. Forcément: pour servir un tel maître...

(3)     Cf. L. SIMMONS, “Van  Duinkerke tot Königsberg – Geschiedenis van de Aldietsche Beweging”, Uitgeverij B.  Gottmer, Nijmegen,1980. Voir également: Alan SPANJAERS, “Constant Hansen”, in: “Branding”, n°2/2008.

(4)     Dexter PERKINS, “Storia della dottrina di Monroe”, Il Mulino, Bologna, 1960.

(5)     Alain GOUTTMAN, “La Guerre de Crimée 1853-1856, la première guerre moderne”, Perrin, 1995; vor également : “The Collins Atlas of Military History”, Collins, London, 2004.

(6)     Jacques HEERS, “Les Barbaresques - La course et la guerre en Méditerranée – XIV°-XVI° siècle”, Perrin, Paris, 2001-2008.

(7)     Robert STEUCKERS, “Constantin Frantz”, in: “Encyclopédie des Oeuvres philosophiques”, PUF, 1992.

(8)     Richard MOELLER, “Russland – Wesen und Werden”, Goldmann, Leipzig, 1941.

(9)     L’ouvrage le plus complet pour aborder cette thématique si complexe est le suivant: Gerd KOENEN, “Der Russland-Komplex – Die Deutschen und der Osten 1900-1945”, C. H. Beck, Munich, 2005.

(10)  Günther HASENKAMP, “Gedächtnis und Leben in der Prosa Valentin Rasputins”, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1990.

(11)  Wolfgang STRAUSS, “Die Neo-Slawophilen – Russlands konservative Revolution”, in: “Criticon”, Munich, n°44, 1977. Cf. Robert STEUCKERS, “Wolfgang Strauss: les néo-slavophiles ou la révolution conservatrice dans la Russie d’aujourd’hui”, in “Pour une renaissance européenne”, Bruxelles, n°21, 1978.

(12)  Alexander YANOV, “The Russian New Right – Right-Wing Ideologies in the Contemporary USSR”, Institute of International Studies, University of California, Berkley, 1978.

(13)  Cf. Robert STEUCKERS, “Adieu au Général-Major Jochen Löser”,  in: “Nouvelles de Synergies  Européennes”, n°50, mars-avril 2001. Cf.  également: Detlev KÜHN, “En souvenir d’un soldat politique de la Bundeswehr: le Général-Major Hans-Joachim Löser”, ibidem. Ces deux textes figurent sur: http://euro-synergies.hautetfort.com .

(14)  Cf. nos deux études sur le nationalisme: Robert STEUCKERS, “Pour une typologie opératoire des nationalismes”, in: “Vouloir”, n°73/74/75, printemps 1991; Robert STEUCKERS, “Pour une nouvelle définition du nationalisme”, in: “Nouvelles de Synergies Européennes”, n°32, janvier-février 1998 (texte d’une conférence prononcée à Bruxelles le 16 avril 1997). On  peut lire ces deux textes sur: http://euro-synergies.hautetfort.com.

samedi, 29 août 2009

Brief Guillaume Fayes an seine Freunde (1987)

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Brief Guillaume Fayes an seine Freunde (1987)

Liebe Freunde,

 

Als Kadermitglied und Funktionär des GRECEs seit 17 Jahre, habe ich seine Entfaltung, seinen Höhepunkt (1978-1982) und seinen Untergang (1982-1987) miterlebt.

 

Lange habe ich seinen Zerfall nicht akzeptiert und habe geglaubt, daß die Ursachen dieses Zerfalles konjunkturbezogen waren. Aber in Wirklichkeit sind diese Ursachen eher strukturell und, letzterhand positiv: der GRECE hat seine historische Aufgabe verwirklicht. Heute ist diese Aufgabe beendet. Die Arbeit der GRECE-Bewegung war wirklich grundsätzlich und kann heute befrüchtet werden. Es war eine konstruktive Arbeit, genauer die Rekonstruktion einer Ideologie und einer Weltanschauung. Die Bewegung hat auch Leute ausgebildet, die heute überall in der Zivilgesellschaft aktiv sind.

 

Deshalb, der dumme Wille, den GRECE “regenerieren” zu wollen, seine Botschaft steril zu wiederkauen und sie ständig so wiederholen, wie sie einst war, scheint mir heute völlig utopisch, unnötig und unmöglich zu sein. Ein solches nostalgisches Verhalten wäre nur eine Rückwärtsbewegung. Der GRECE war  ein Erfolg. Es künstlich im Leben zu halten wollen, würde notwendigerweise zu einem Fiasko führen. Der GRECE hat seine metapolitische und kulturelle Aufgabe optimal beendet. Mit den Meilsteinen, die er gelegt hat, können wir uns orientieren, um sein Werk in anderer Form zu vertiefen und für die Zukunft zu gestalten. Eine solche Transformation ist nicht nur notwendig, weil unsere Zeit es fordert, aber auch um die gestrige Arbeit des GRECEs effizient zu machen. Wir müssen diesen geistig-intellektuellen Korpus mehr Potenz und so denkend, ihm organisationell eine andere Gestalt geben.

 

Hauptaufgabe ist es, die ideologische Erbschaft fruchtbar zu machen. Wir müssen jetzt, ab sofort, zurück zur Wirklichkeit und deshalb eine moderne und interventiongerichtete Strategie entwickeln. Das ist der Grund, warum wir denken, daß das Werk des GRECEs jetzt abgeschlossen ist. Darum, höre ich heute auf, Mitglied des GRECEs zu sein. Und ich hoffe, daß die meisten von euch die gleiche Analyse wie ich machen werden. Obwohl ich nicht mehr Mitglied des GRECEs bin, bleibe ich trotzdem ein treuer Mitkämpfer unseres Kampfgemeinschaft.

 

Zwei Neuorientierungen scheinen mir interessant: ab 1992 wird Europa anfangen, als eine reale politische Wirklichkeit zu existieren. Die Grenzen werden sich tatsächlich öffnen. Bald wird eine gemeinsame Währung kommen, usw. Wir müssen notwendigerweise diese Möglichkeiten benutzen, die uns unsere Feinde geben. Diese bauen praktisch einen europäischen Großraum für uns und geben uns so die Möglichkeit, eine gesamteuropäische Kampforganisation zu schaffen, die der Kern einer künftigen gesamteuropäischen Gemeinschaft für unsere eigene Weltanschauung sein wird.

 

Die Ideologie, die wir seit vielen Jahren innerhalb der GRECE-Denkfabrik ausgearbeitet haben, war von einer spezifischen Kernidee im Leben gehalten und diese Idee war die Befreiung des gesamteuropäischen Kontinents, damit an die Schaffung einer gesamteuropäischen Reichsgemeinschaft gearbeitet werden könnte. Aber eine solche Idee hat nie in der Geschichte Wirklichkeit gefunden.

 

Die Amerikaner leben in einer antiquierten Welt, weil der amerikanische Traum schon da ist, und deshalb, weil er da ist, ist er unwiederruflich alt. Der amerikanische Traum ist eine alte Sache, ist schon volle Wirklichkeit geworden. Aber unser Traum ist hypermodern, weil er noch nicht da ist, liegt vor uns in einer noch relativ fernen Zukunft. Deshalb ist unser Traum jugendhaft.

 

In diesem Sinn und mit einem Optimismus, die wir von dem Bewußtsein unserer in den GRECE-Jahren erarbeiteten Tradition und unserer langen Gedächtnis geerbt haben, kann unser Projekt entstehen und sich entfalten: wir werden eine flexible Organisation stiften, die nicht nur Frankreich-zentriert sein wird, aber sich überall in allen Ländern des Kontinents entwickeln wird, wir werden in allen möglichen Schichten und Dimensionen der Gesellschaft intervenieren, aber immer mit dem Vorhaben, eine Reichsvision für das künftige Europa zu schmieden.

 

Die zweite Neuorientierung ist die folgende: die Ideen, die der GRECE verbreitet hat, eben unter den völlig inadequaten Namen der “Neuen Rechten”, leben und verbreiten sich sehr weit über die engen Grenzen aller möglichen rechtskonservativen Denkschulen. Deshalb sollte die post-GRECE-istischen Nachfolger-Bewegung total modernistisch sein, alles, was die soziologische Rechte darstellt, überwinden, sich an allen neuen Impulsen aus der Gesellschaft öffnen, und hauptsächlich die nostalgisch-folkloristische Rechte eine definitive Absage erklären. Diese neue Bewegung wird als Beruf haben, alle Leute aus allen möglichen Horizonten zu gruppieren, wenn sie grundsätzlich unser Programm zustimmen. Zusammen müssen wir entschieden alle Formen der Abhängigkeit und der Unterwerfung, irgendeiner Rechten oder Linken gegenüber, zurückwerfen.

 

Ziel ist es, die Grundlagen einer Bewegung zu erarbeiten:

- 1. die sich in allen Ländern des Kontinents verbreiten wird;

- 2. die alle alten Schablone und Spaltungen überwindet;

- 3. die die Erbschaft unserer Arbeit in den GRECE-Jahren fruchtbar macht;

- 4. die als Ziel haben wird, konkret eine neue politische und aktive Elite zu schmieden, um positiv in der Zivilgesellschaft intervenieren zu können.

 

Eine solche Arbeit wird lang, schwer und mühsam sein. Sie ist aber lebenswichtig und soll sofort von jetzt ab angefangen werden. Es wäre auch notwendig und logisch, daß die meisten Mitglieder und Sympathisanten des GRECEs sich in dieser neuen Bewegung einen, weil diese die allein mögliche historische Kontinuität darstellen wird. Natürlich neue Menschen, die aus allen Horizonten zu uns kommen werden, werden sich mit uns in diesem Kampf verbrüdern. Um der realen Welt die Stirn bieten zu können, um in dieser realen Welt Aktion führen zu können, werden wir dringend diese neuen Menschen brauchen.

 

Auf der juridischen Ebene, ist der Kern dieser neuen Bewegung (die weder eine Partei noch ein Apparat ist!), die dazu bestimmt ist, neue Energie in unserer Bewegung einzufliessen, ist schon gestiftet worden. Er hat die juridische Gestalt einer Stiftung und heißt: EUROPA.

 

Diese neue Bewegung steht noch in seiner Vorbereitungsphase und wird nur real und konkret auf europäischer Ebene am Anfang des nächsten Uni-Jahres, also im September 1987 existieren. Geburtsstunde wird die Sommeruni 1987 sein, die wir im Region Nivernais Ende August halten werden (wir können über unseren üblichen Versammlungsort in der Provence dieses Jahres nicht verfügen). Während dieser Sommeruniversität werden wir die Grundlagen unserer künftigen Arbeit festlegen.

 

Es ist notwendig, daß viele von euch sich sofort einschreiben.

 

Jetzt zur Arbeit, liebe Freunde!

Mit meinen freundlichsten Grüßen,

 

Ihr, Guillaume Faye, Mai 1987.

vendredi, 28 août 2009

Les pistes manquées de la "Nouvelle Droite" - Pour une critique constructive

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Archives de "SYNERGIES EUROPEENNES" - 1999

 

 

Les pistes manquées de la «nouvelle droite»

 

Pour une critique constructive

 

Robert STEUCKERS

 

En avril/mai 1987, Guillaume Faye claquait la porte du GRECE, principale officine du mouvement politico-intellectuel français que les journalistes avaient appelé la «nouvelle droite», histoire de lui donner un nom médiatisable. Faye y était resté pendant près de quinze ans, il avait porté le mouvement à bout de bras à ses heures de gloire. Il en ressortait dégoûté. Dans un texte récapitulatif qu'il a rédigé et qui est paru fin 1998 dans un livre intitulé L’archéofuturisme (éd. L’Æncre, Paris), il exprime clairement son désappointement ;  il avait dégagé, dans un mémorandum dont il ne souhaite pas la publication mais qu’il nous avait soumis, les écrasantes responsabilités d'Alain de Benoist dans l'échec de ce mouvement de pensée, fort prometteur au départ, parce qu'il voulait réactiver ce que les idéologies dominantes avaient refoulé et ce que les multiples réductionnismes à l’œuvre dans la société excluaient ou refusaient de prendre en compte. Dans L’archéofuturisme, Faye, avec un langage plus feutré que dans son mémorandum, énonce les tares du mouvement, nous indique quelles ont été les impasses dans lesquelles celui-ci s'est fourvoyé et enlisé (paganisme folklorique, gauchisme révisé, fétichisme pour des mots creux, etc.) . Ensuite, il nous esquisse onze pistes pour relancer une dynamique, qui ne devra pas nécessairement s'appeler la “nouvelle droite”, le concept ayant fait faillite, désormais grevé de trop d'ambigüités.

 

Les options philosophiques de Faye mettent l'accent sur le futurisme, sur la prospective davantage que sur l'archéologie ou la mémoire, même s'il dit clairement que toute prospective futuriste doit avoir des assises historiques, des référentiels archétypaux. Néanmoins, la lecture de ses textes, l'audition de ses discours montrent que la fulgurante personnalité de Faye n'a nulle envie d'être trop embarra­sée, trop inca­pacitée par le poids d'un héritage, quel qu'il soit. Puisqu'il nous enjoint de pratiquer et de propager un “archéo-futurisme”, sorte de mixte d'hellénité idéale et de fulgurances à la Marinetti   —que Faye situe volontiers dans un environnement urbain et architectural mêlant Vitruve et Mies van der Rohe—   dressons à notre tour un bilan et esquissons un projet, pour ce volume qui a pour objectif premier d'inaugurer l'ère de la “post-nouvelle-droite”. Notre approche sera peut-être moins “futuriste” que celle de Faye, elle privilégiera les continuités historiques, sans pour autant sombrer dans les archaïsmes qui condamnent à l'inaction et “muséifient” les discours.

 

Une terminologie ambiguë

 

Mais avant de passer au vif du sujet, rappelons que le terme de « nouvelle droite » est trop ambigu : le « new right » des pays anglo-saxons s’assimile à un curieux mixte de vieux conservatisme, de néo-puritanisme religieux et de néo-libéralisme offensif (lors de la montée de Reagan au pouvoir) ; la « Neue Rechte » allemande a un passé résolument national-révolutionnaire ; la nouvelle droite française est essentiellement portée par une association de combat métapolitique, le GRECE (Groupement de Recherches et d’Etudes sur la Civilisation Européenne). Nos critiques ne s’adressent pas à la « new right » anglo-saxonne, dont nous ne partageons pas les postulats et qui se déploie dans des aires politiques qui ne sont pas les nôtres, ni, a fortiori, à la « Neue Rechte » allemande dont nous nous sentons très proche, mais au GRECE (dont nous ne nions pas les acquis positifs) et à son « gourou », qui a toujours refusé toute direction collégiale, développé un culte puéril de sa personnalité, et s’est entouré d’hurluberlus dévots et sans culture, dont le cortège aurait inspiré Jérôme Bosch et fait la fortune du Dr. Freud. De club politico-culturel offensif et rupturaliste, le GRECE s’est transformé en une secte étriquée de copains plus ou moins farfelus, animée par un « Chancelier », sorte de gagman  sexagénaire, grande gueule toujours occupée à monter des sketches au goût douteux, qui n’ont rien d’élitiste ni de philosophique ni de métapolitique. Triste épilogue…

 

Pourtant l’affaire GRECE n’avait pas commencé dans le gag (sauf si l’on se réfère à Roland Gaucher) (1). Le GRECE a constitué une réaction salubre contre la mainmise gauchiste-vulgaire sur les esprits dans les années 70. Cette réaction, cette volonté a permis de sortir du refoulement toute une panoplie de thématiques historiques ou organiques, d’introduire dans le débat les thématiques biologisantes ou les découvertes d’une psychologie différencialiste abordées aux Etats-Unis ou en Angleterre (Ardrey, Koestler, Eysenck, etc.). L’exploitation de l’œuvre de Konrad Lorenz et d’Irenäus Eibl-Eibesfeldt explique le franc succès du GRECE, explique aussi pourquoi nous avons été immanquablement attirés vers lui. Les numéros d’Eléments ou de Nouvelle école de 1975 à 1986 restent des sources de références incontournables. Malgré d’inévitables lacunes, dues à la faiblesse des moyens et des effectifs, le corpus prenait forme, lançait des débats, fécondait des esprits. Quelques adversaires de la ND ont reconnu l’importance de ses apports (Raymond Aron, par exemple).

 

Dans les années fortes de la ND, des dizaines de cadres ont été formés dans la discrétion, qui ont ensuite été injectés à divers niveaux de la vie politique ou culturelle de la France. A l’abri des regards, ces hommes et ces femmes continuent à faire du bon travail, dans des réseaux associatifs, dans des modules de recherches, chez des éditeurs... Mais ils ont abandonné la secte, ne la fréquentent plus, n’influencent malheureusement plus les jeunes qui y cherchent une voie et n’utilisent plus ce langage codé, repérable, stéréotypé, qui révèle une vulgate plutôt qu’une méthode.

 

La ND : un bon démarrage

 

Autre apport non négligeable de la ND : avoir contribué à « déculpabiliser » la culture dite de droite, diabolisée depuis 1945. C’est sans doute le principal motif de la haine que voue la gauche établie à la ND et à l’entreprise d’Alain de Benoist. Cette haine s’est déployée avec une férocité pathologique à partir de l’été 1979, quand la ND influençait fortement un hebdomadaire à très gros tirage, le Figaro-Magazine, dirigé par Louis Pauwels. Alain de Benoist y tenait la rubrique des « idées », poste d’avant-garde très efficace pour faire changer les mentalités, indiquer de nouvelles pistes à la culture française. L’idée d’une « école de pensée », formant des cadres en toute autonomie, la volonté de détruire les refoulements de la culture dominante et de proposer du neuf, sans jamais recourir à de vieilles lunes, ont contribué à forger le « mythe ND ». Très rapidement pourtant, l’offensive s’est soldé par un échec : l’idéologie dominante, les vigilants de la république, la gauche parisienne, les dévots d’un catholicisme progressiste ou intégriste se sont ligués contre la nouvelle venue et l’ont contrainte à la retraite. La ND a dû céder face au néo-libéralisme et au culte moralisant des droits de l’homme (couverture des pires dénis de droit que l’histoire ait jamais vécus). Dans les propres rangs de la ND, l’enthousiasme a fait place à l’aigreur. La lucidité a disparu au profit de la paranoïa. Au lieu d’admettre que la ND a battu en retraite, après un très beau combat, parce que les effectifs étaient trop réduits et encore insuffisamment formés, le microcosme néo-droitiste parisien a sombré dans les pleurs et les grincements de dents. Quinze ans après le ressac, malgré l’ouverture opportune de nouvelles pistes (écologie, communautarisme, etc.), aucune réflexion philosophique réelle et profonde n’est venue renforcer les options de départ. Vœux pieux et lamentations anti-technicistes ou anti-libérales ne peuvent tenir lieu de discours critique : nous aurions voulu une étude plus approfondie de Carl Schmitt, de Gramsci, de Hans Jonas, de Sombart, de De Man, etc. Et un plongeon dans le vaste océan de la postmodernité philosophique (Lyotard, Foucault, Deleuze, Guattari, etc.), ce qui aurait été tout naturel pour un mouvement d’origine française.

 

En juin 1989, lors d’une séance de formation au « Cercle Héraclite », ouvert aux cadres du mouvement, j’avais voulu marquer mon retour au GRECE, après un éclipse de près de six ans, en attirant l’attention des cadres (ou ce qu’il en restait…) sur l’ampleur et la pertinence de la critique contemporaine des philosophes français : je n’ai rencontré qu’indifférence, incompréhension et hostilité (pour lire le texte de cette intervention, cf. « La genèse de la postmodernité », in : Vouloir, n°54/55, 1989). « Je n’ai rien compris », m’a dit un cadre après mon exposé.

 

De même, les options biologisantes du GRECE avaient besoin  —Alain de Benoist ne me contredira pas, même s’il est retourné récemment à sa manie comptable de calculer les quotients intellectuels—  d’un solide ravalement. Il me paraissait nécessaire d’ouvrir les recherches de la ND aux théories de la cognition humaine, proposée par les disciples de Konrad Lorenz, encadrés par Riedl et Wuketits, de renouer avec la théorie des systèmes de Ludwig  von Bertalanffy et avec son actualisation par le Japonais Maruyama, d’introduire dans les débats français les travaux de l’Allemand Friedrich Vester (cf : mon exposé au séminaire de mai 89 de l’équipe de Vouloir, tenu en Flandre, et visité par une équipe de cadres du GRECE dirigée par Charles Champetier : « Biologie et sociologie de l’“auto-organisation” », in Vouloir, n°56/58, 1989). « Je n’ai rien compris » fut une nouvelle fois la réaction d’un cadre (non, non, ce n’était pas Champetier : il était parti dans les campagnes flamandes à la recherche d’un magasin vendant des cigarettes. Ce toxicomane était en manque… faut comprendre… ).

 

En février 1991, à Pérouse en Ombrie, lors de mon exposé au colloque des ND française (A. de Benoist), italienne (M. Tarchi & A. Campi) et britannique (M. Walker), j’ai insisté sur une prise en compte de la méthode de Derrida pour éviter de développer une conception figée de l’identité, propre à certains partis nationalistes ou populistes, dont de Benoist lui-même soulignait les insuffisances. J’ai voulu étayer cette critique de de Benoist, en plaçant le débat à un niveau politologique et philosophique, en refusant de le laisser à celui des invectives stériles (cf. « Dévolution, Grand espace et régulation », in : Vouloir, n°73/75, 1991) (2). Cette critique de l’ « identitarisme figé » impliquait une réflexion sur les notions de différAnce et de différEnce chez Derrida. Pour tout commentaire, de Benoist, après mon exposé, m’a demandé pourquoi j’avais parlé de ce « con » de Derrida. Il semblait me prendre pour un fou.

 

Un refus d’abandonner ses insuffisances… 

 

Ces trois incidents, un peu burlesques, montrent qu’il n’y avait pas, au sein de la ND, une volonté claire de se démarquer de certaines insuffisances ou de certains passéismes ni de consolider ses bonnes intuitions de départ. La ND ne voulait pas d’ouverture à la pensée française contemporaine, alors que tout le débat allemand et américain est profondément empreint des apports de Foucault, Deleuze, Lyotard, Derrida, etc. La ND ne voulait pas répondre sérieusement au reproche inlassablement ressassé de « biologisme » que lui adressaient ses adversaires. Elle aurait dû revendiquer son organicisme biologisant mais en l’étayant d’arguments scientifiques incontestables, au lieu d’être pétrifiée de frousse dès qu’un adversaire lui reprochait de faire de la « biopolitique ». La ND en est arrivée à démoniser elle-même tout discours biologisant-organicisant, avec des arguments boîteux, tirés de doctrines éthiques irréalistes ou d’une lecture un peu courte des critiques traditionalistes formulées à l’encontre du vitalisme. Enfin, les remarques méprisantes d’un Alain de Benoist sur la pensée de « Derridada » sont assez sidérantes, quand on sait que la ND est accusée, encore aujourd’hui, d’avoir fondé un « discours identitaire », repris par l’extrême-droite, accusée à son tour, de développer une vision étriquée et figée de l’identité. Malgré ses discours passionnels contre Le Pen (« le programme du FN me soulève le cœur », répondait-il aux journalistes d’une revue bourrée de fautes d’orthographes monstrueuses), de Benoist ne développe pas une théorie valable de l’identité, qui échappe tout à la fois au fixisme des vieilles droites et aux reproches des professionnels de l’anti-fascisme.

 

En ce début de l’année 1999, la ND vient de publier son premier manifeste (ouf, enfin, ça y est…). Si les pistes suggérées ou les constats qui y sont formulés rencontrent grosso modo mon approbation, j’estime toutefois que ce manifeste reste au niveau des vœux pieux ou de la protestation moralisante. Il lui manque précisément de bonnes références philosophiques.

 

Mon auto-critique

 

Enfin, mes critiques peuvent sembler oiseuses après tant d’années dans le sillage de la ND. En effet, le reproche pourrait aisément fuser : « Qu’as-tu f… là pendant si longtemps ? ». Pour ma défense, je dirais qu’il n’y avait rien d’autre en francophonie, et que mon intérêt pour le GRECE était parallèle à un intérêt pour les initiatives allemandes et italiennes de même nature. Je suis effectivement abonné à Criticón et à Junges Forum depuis 1978, bien avant mon passage au GRECE. Je lisais Linea de Pino Rauti et j’achetais en versions italiennes les livres d’Evola qui n’étaient pas traduits en français. Très tôt, j’ai pu comparer avantages et lacunes des uns et des autres. Ensuite, dès 1976, j’ai suivi de très près les initiatives de Georges Gondinet, à l’époque nullement assimilables à celles du GRECE. J’ai toujours, me semble-t-il, opté pour la pluralité des sources d’information contre le réductionnisme et l’assèchement sectaires. C’est une option qui me parait toujours valable : je demande donc à tout ceux qui s’intéressent à la ND parce qu’ils veulent sortir du ronron dominant de ne pas réduire leurs sources d’information à une et une seule officine, mais de chercher systématiquement la diversité. C’est par une pratique diversifiante et différAnciante (Derrida !) que les « refuzniks » que nous sommes finiront par appréhender et arraisonner le réel dans toutes ses facettes. Et ainsi gagner la bataille métapolitique, promise par de Benoist, avant qu’il n’opère ses replis frileux : peur de la politique, peur des populismes, peur des journalistes qui le critiquent, peur des langages francs et crus, peur de réaffirmer son biologisme, peur d’être traité de fasciste, peur de ne pas être reçu par une huile quelconque. Pas besoin d’être grand philosophe pour condamner et mépriser une telle attitude. Il suffit de se rappeler l’adage : la peur est mauvaise conseillère.                     

 

La «nouvelle droite» et l'histoire

 

Les regards que la «nouvelle droite» française a jetés sur l'histoire de l'Europe ont toujours été flous et ambigus. Quant à la «nouvelle droite» ita­lien­ne, elle s'est fort préoccupée de redéfinir l'histoire du fascisme (alors que cette tâche était pleinement assumée par Renzo de Felice ou Zeev Sternhell). Redéfinir le fascisme était la tâche de son principal promoteur à l'université, était son boulot de chercheur, et nul parmi nous ne contestara évidemment cette fonction qui fut et reste la sienne.

 

A Paris, la vulgate ND  —en disant « vulgate », je n’incrimine ni de Benoist ni d’autres exposants de la ND, mais une mouvance difficilement définissable que l’on a, à tort, assimilée à la ND et qui compénètre tout le champs des droites françaises—   n’a pas développé une vision de l’histoire cohérente : tout au plus perçoit-on chez elle un vague mixte de vision décadentiste et de nordicisme (indo-européen), où les accents pessimistes de Gobineau (mal lu) et de Spengler (mal digéré) se mêlent aux accents « normandistes » et pessimistes du dernier Drieu. Chacun de ces auteurs est passionnant en soi. Chacun d’eux nous livre une œuvre aux strates multiples :

-           Gobineau, notamment, outre son nordicisme (qui lui est vivement re­pro­ché) réhabilite le rôle de la Perse dans le rayonnement des peuples indo-européens et critique l’intellectualisme hellénistique (source de déclin) ; la Perse nous lègue notamment une éthique guerrière et chevaleresque, dont héritera, après bien des détours et à travers un filtre chrétien, les chevaliers médiévaux ; toute une historiographie et maints ragots colportés font de Gobineau l’inventeur d’un racisme hargneux devant à terme déboucher sur « l’impensable » ; en réalité Gobineau fut un grand voyageur ouvert à l’Islam iranien et à l’Orient, méprisant les « petits crevés » (comme il appelait les nullités des beaux quartiers de Paris) et ne prenant pas l’Europe pour « l’ombilic de l’univers  l’univers » (cf. Jean Boissel, Gobineau (1816-1882). Un Don Quichotte tragique, Hachette, 1981 ; cf. également Alexis de Tocqueville, Œuvres Complètes, Tome IX, Correspondance d’A . de Tocqueville et d’A. de Gobineau, Gallimard, 1959). Gobineau est celui qui a ouvert la pensée française aux mystiques panthéistes de la Perse, qui a, bien avant Derrida, réclamé une ouverture de notre pensée à cet univers intellectuel.

-           Spengler, avec sa notion de pseudo-morphose des civilisations, avec son mythe touranien, sa classification des cultures (faustienne, magique, etc.) ;

-           Drieu, avec expérience de combattant  de 1914, son passage à Dada (et sa participation à titre de témoin à décharge au « procès Barrès »), sa carrière d’écrivain parisien, ses tentations politiques (Doriot, etc.), ses réflexions sur les traditions, notamment sur Guénon, découvertes tardivement lors de la parution de son Journal.

Ces trois auteurs peuvent être interprétés de manières très diverses. Ils échappent ou devraient échapper à toute vulgate et à tout réductionnisme interprétatif.

 

Une pitoyable vulgate

 

Par ailleurs, une bonne part des militants de la mouvance de la “nouvelle droite” parisienne se percevaient comme les héritiers de ce complexe idéologique plus mystique que politique, plus idéaliste que concret, un complexe que l'on cultivait en ghetto à l'exclusion de tout autre et qui mêlait le “fascisme français” et les “écrivains maudits de la collaboration”. Ils mêlaient simultanément ce corpus complexe au filon nordiciste, issu d’une lecture très partielle de Gobineau voire de Vacher de Lapouge (3), où l'histoire était perçue comme l'amenuisement continu de l'influence physique et métaphysique des peuples germaniques en Europe, dont la France, leur pays, n'était que très partiellement l'héritière, une héritière, qui plus est, qui avait explicitement rejeté cet héritage depuis l'Abbé Siéyès.

 

Grosso modo, disons que, avant l'aggiornamento des années 90, dans les premières décennies de l'histoire de la ND, consciem­ment ou inconsciemment, l'accent était mis sur le filon Gobineau-Drieu la Rochelle, reprise des pamphlets anti-fascistes et anti-racistes, mais cette option, chez les camarades pseudo-nationalistes et néodroitistes, était revendiquée avec chromos brekeriens en prime; ce filon était détaché de tous contextes politiques réels puis sim­plifié en une vulgate assez étriquée, suscitant la commisération de tous ceux qui vivent quotidiennement les assauts du monde réel, sous quelque forme que ce soit. Dans les corridors et les coulisses de la ND pari­sienne, on avait l'impression d'errer dans une utopie irréelle, sous une bulle de verre où étaient voués aux gémonies tous les faits de vie réelle qui contrariaient l'image idéale du monde, des hommes et des Français, rêvée par ces petits étudiants ratés ou ces médiocres employés de banque subalternes, au profil psychologique instable et, qui, à cause de ce handicap, parce qu'ils ressentaient ces lacunes et ces tares en eux-mêmes, s'étaient recyclés, pour se donner une importance toute fictive, dans une “lutte métapolitique planétaire”.

 

Appuyés par tout un commerce de colifichets frappés du logo du GRECE, les tenants de la vulgate balbutiaient ou gribouillaient des fragments aussi oniriques que décousus de ce fatras nordico-fascisto-parisien; ces fragments, ils les faisaient dériver de ce filon pseudo-gobinien et les exprimaient en textes ou en images ou en discours avinés après le dessert, puis les ressassaient à l'infini, sans le moindre esprit critique en les mêlant à des interprétations naïves et juvéniles des mondes ouraniens-olympiens et des chevaleries idéales, décrits par Evola dans Révolte contre le monde moderne. Critiques du catholicisme populaire, volontiers blasphémateurs à l'égard des chromos, des crucifix, des vierges et des Saintes-Rita à la mode de Saint-Sulpice, les galopins du GRECE répétaient sous d'autres signes les mêmes travers que les chaisières et les bigotes des paroisses d'arrière-province.

 

L'anti-fasciste professionnel sans profession bien établie, l'ineffable “René Monzat”, a eu beau jeu de dénoncer cette bimbeloterie dans Le Monde, le 3 juillet 1993. Ce triste garçon, dont la jugeotte n'a certainement pas la fulgurance pour qualité principale, concluait au “nazisme fondamental” du GRECE, parce que de Benoist, qui n'est ni nazi ni rien d'autre que lui-même, rien d'autre que sa propre égoïté narcissique, s'était copieusement “sucré” en vendant des “tours de Yule” en terre cuite  —modèle SS-himmlérien—  à ses ouailles, en multipliant le prix de base de son grossiste allemand par dix!

 

Un scandinavisme irréel et onirique

 

Mais le nordicisme/germanisme de Gobineau s'inscrit dans une histoire plus complexe, dont la ND n'a jamais véritablement rendu compte: elle a contribué à pétrifier ce filon, surtout à le ridiculiser définitivement (Dumézil l'avait compris!), sans en avoir extrait les potentialités toujours vives, sans avoir dégagé, par exemple, l'apport géopolitique et géostratégique du monde nordico-scandinave dans l’histoire générale des peuples européens: ouverture des voies maritimes nord-atlantiques, ex­ploitation de l'axe Baltique/Mer Noire, ouverture du commerce eurasien via le comptoir de Bulgar dans l'Oural, organisation du commerce fluvial sur le Dniepr, le Don et la Volga, ouverture de la Caspienne et accès du commerce européen à la Perse et à la Mésopotamie: autant de routes qui restent, aujourd'hui plus que jamais, d'une brûlante actualité. Non: pour la clique d'esprits bornés qui sautillaient et s'agitaient autour du gourou de Benoist (qui assurément ne partageait pas leurs simplismes), les Scandinaves du IXième au XIième siècles n'étaient ni des techniciens hors ligne de la navigation ni des commerçants audacieux qui ouvraient l'Europe au monde: ils étaient décrits comme des espèces de cannibales chevelus et moustachus qui pillaient les couvents ou, pire, comme des ruraux simplets, vivotant en dehors des tumultes du monde, confectionnant avec de la terre cuite des luminaires disgrâcieux (qui font rétrospectivement frémir Monzat et ses commanditaires du Monde) plutôt qu'étudiant la résistance des bois à la mer et au vent, la carte du ciel pour s'orienter en haute mer, l'aérodynamisme des coques de navires pour se lancer dans des expéditions hardies. Etre technicien ou commerçant, dans la vision du monde des débiles adeptes du grincheux gourou néo-droitiste, c'était déchoir dans la “troisième fonction”, c'est-à-dire la fonction du travail, de la production, jugée mineure par ces oisifs qui ne commandaient rien, qui ne produisaient rien, qui vivaient d'allocations ou de postes de fonctionnaire, mais qui croyaient, dur comme fer, qu'ils étaient potentiellement les souverains de la future “grande Europe”. Les Vikings imaginaires des milieux néo-droitistes n'étaient pas admirés pour ce qu'ils avaient été, des explorateurs, des marins et des négociants, mais parce qu'on leur prêtait des canons physiques stéréotypés: une blondeur et une vigueur qui étaient absentes, dans la plupart des cas, chez ces vikingomanes d'Auteuil-Neuilly-Passy. On sort ici de la politique, de la métapolitique, pour entrer de plein pied dans la psychopolitique voire la psychiatrie tout court.

 

Restaurer la « virtù » des Romains et des Germains

 

Revenons à l'histoire: le mythe nordiciste qui traverse l'historiographie européenne depuis les humanistes italiens du XVième siècle est surtout l'expression idéalisée de deux soucis récurrents dans la pensée politique de notre continent: la disparition de la virtù  politique, de la force de façonner le politique pour le bien de la Cité, où la virtù  était d'abord posée comme le propre du peuple et du Sénat de l'Urbs romana, puis par translatio imperii, comme le propre des peuples germaniques. Cette virtù  est une idée républicaine au sens étymologique du terme, comme nous l'a explicité Machiavel dans son Prince. Elle s'oppose, en tant que telle, au césaro-papisme du Vatican qui, au XVième siècle, montre ses limites et s'enlise dans une impasse; elle s'oppose aussi aux tentatives de centraliser les Etats monarchiques au détriment des corps concrets qui composent la Cité. Dans ce sens, l'amenui­se­ment de l'influence des peuples germaniques n'est rien d'autre que l'amenuisement de la virtù  dans les corps politiques d'Europe et non pas la déperdition d'un quelconque système coercitif. L'assomption de la virtù  équivaut à la perte d'auto­no­mie des corps concrets de la Cité, à la dévitalisation des sociétés civiles. La vision de Gobineau n'est jamais qu'une manifestation tardive  —à l'ère romantique qui est à l'évidence traversée par un spleen qui, risque, chez les esprits faibles, de s’avérer incapacitant—  de ce souci récurrent de la virtù  dans l'histoire des idées politiques en Europe; Gobineau n'a pas infléchi sa démarche dans un sens juridique et concret, alors même que le XIXième siècle s'interrogeait sur les sources du droit (Savigny, Ihering, de Laveleye, Wauters, etc.); il a, malgré lui et pour le malheur de sa propre postérité, jeté les bases d'un discours tissé de lamentations sur l'amenuisement du germanisme.

 

Dans la même veine pessi­miste, Hippolyte Taine a été un penseur beaucoup plus concret et métho­dique: la ND ne l'a jamais abordé. De même, rien n'a jamais été fait sur la problématique des races en France, qui a agité tout le débat du XIXième siècle, en opposant cel­tisants (Augustin et Amédée Thierry, H. Martin, Guérard, le “génie celtique de J. de Boisjoslin), ger­manisants (le mythe “franc” chez Chateaubriand, Guizot, Mi­gnet, Gérard, Montalembert, de Leusse) et romanisants (Littré). Ce débat ne portait pas seulement sur la définition de la “race” et n'était nullement une anticipation des réductions caricaturales du na­tional-socia­lisme, mais portait sur le droit, sur la manière de fa­çonner la Cité, de répar­tir les tâches entre les classes. Taine parlait d'un “réalisme à connotation populaire et raciale”. Pour la ND, l'onirique a primé sur le réalisme que Taine appelait de ses vœux. Pourquoi ce refus ?

 

Drieu la Rochelle, écrivain dans le Paris décadent d'après 1918, après son comportement héroïque pendant la Grande Guerre et sa fréquentation des dadaïstes et des surréalistes, perçoit les enjeux du monde avec une remarquable lucidité, mais celle-ci est estompée par son pessimisme, par un décadentisme finalement assez pitoyable et par un spleen  que révèlent pleinement les pages de son Journal (par ailleurs mine inépuisable de ren­seignements de toutes sortes).  Après la défaite de l'Axe en 1945 et le sui­cide de Drieu, ce pessimisme et ce spleen  sont d'autant plus incapacitants pour qui veut construire une véritable al­ternative philoso­phique, idéologique et politique. Plutôt qu’au Drieu triste, il faut retourner au Drieu visionnaire !

 

Echec de l’Axe, faillite de la « métaphysique occidentale »

 

Car 1945 n'est pas simplement l'échec de l'Axe: il est l'échec de toute la métaphysique et de la civilisation oc­ciden­tales. Les Alliés ont gagné cette guerre sur le terrain, incontes­tablement, mais ils n'ont rien proposé d'autre que du “réchauffé”, comme le prouve, presque a contrario, le succès indéniable de la philosophie “déconstructi­viste”, née en Amérique et chez Derrida dans le sillage de Heidegger. Ce dernier a perçu en germe de réelles potentialités dans la “révolution alle­mande” (en 1934 pendant la parenthèse de son “rectorat”), mais aussi de terribles im­passes dans son volontarisme outrancier, où la vo­lonté poussée à son pa­roxysme rompait les liens de l'homme avec les con­tinuités qui le nourrissent spirituellement et politiquement et son constitu­tives de son identité profonde. Mais, en constatant les impasses du natio­nal-socialisme, Heidegger n'a pas da­vantage opté pour les visions américaniste et bolché­viste de la société et du monde. Face à cet éventail de faits et de pensées, face à ce triple rejet de la part de Heidegger, la ND aurait pu et dû:

- abandonner les pessimismes incapacitants;

- renouer au-delà de Gobineau avec le républicanisme de Machiavel, avec la notion de virtù, présente dans la Rome antique et, par translatio imperii,  chez les peuples germaniques (comme l'avait bien vu la lignée des observa­teurs de Tacite aux humanistes italiens et de ceux-ci à Montesquieu, ce der­nier étant une référence incontournable pour toute pensée démocratique sé­rieuse, c'est-à-dire pour toute pensée démocratique qui refuse d'accorder le label “démocratique” à tout ce qui se présente comme tel aujourd'hui en Europe occidentale).

- être attentive plus tôt, dès le départ, à la démarche de Heidegger; au lieu de lui avoir consacré une at­tention méritée dès le début de son itinéraire, la ND, vers la fin des années 60 et au début des an­nées 70, mue par une sorte de paresse philosophique, a préféré pa­rier pour une vulgate anti-philoso­phique tirée de la philosophie anglo-saxonne (une caricature malhabile de l'“empirisme logique”) pour qui les questions métaphysiques ou axiolo­giques, le langage métaphysique et l'énoncé de valeurs, sont vides de sens.

- dans la foulée d'une réception de Heidegger, la ND aurait pu em­brayer sur le filon “déconstruc­ti­viste”, poursuivre une critique ser­rée de la “métaphy­sique occidentale” et ne pas laisser l'arme du dé­constructivisme à ses ad­versaires! Cet abandon de l'arme du “déconstructivisme” con­damne la ND à du sur-place, puis, inéluc­tablement, au déclin et au pourrissement. Sans une bonne utilisation de l’arme « déconstructiviste », la ND ne peut développer une critique crédible des institutions en place ou des fausses alternatives (gauchistes). Elle risque alors de passer pour un simple appendice intellectuel, un salon où l’on cause, un havre pour oisifs argentés, juste en marge du pouvoir.

 

 Déconstructivisme et France rabelaisienne

 

Ensuite, la ND aurait pu faire advenir une pratique de la déconstruc­tion per­manente dans le champ de l'histoire. Je m'explique: sur­plombé par une mé­taphysique particulière (platonico-chrétienne), l'Occident a agi sur le terrain de l'histoire d'une cer­taine façon, c'est-à-dire d'une façon que déplorent les contestataires radicaux de cette métaphysique, de cet Occident et de cette histoire. La métaphysique occidentale, sur le terrain, a fait des dégâts, comme le constatait Heidegger. Ont été effacés de l'espace occi­dental, au nom d'une métaphysique particulière: les ressorts des commu­nau­tés naturelles d'Europe, un processus qui est à l'œuvre, inexora­blement, depuis la centralisation du Bas-Empire romain décadent jusqu'à une chris­tianisation manu militari,  en pas­sant par la mise au pas des âmes par l'Inquisition, par la philosophie politique de Bodin qui ne laisse pas de place aux corps intermédaires de la so­ciété (c'est-à-dire aux corps concrets de la souveraineté populaire), par les déismes et les rationalismes hostiles à toutes originalités et tous mystères, par l'éradication des fêtes populaires, des fêtes de jeunesse, de l'espace de liberté des goliards et des va­gantes, de l'univers dionysiaque-rabelaisien. Jamais la ND ne s'est branchée sur ces fi­lons pluri-millé­naires, jamais elle n'a utilisé ses atouts et ses entrées dans le monde journalistique français pour pro­mouvoir les écrits de ceux qui fai­saient le constat de cette éradication pluri­séculaire, en dehors de tout enca­drement politicien, idéologique ou “clubiste”. Si elle l'avait fait, jamais per­sonne n'aurait pu lui re­pro­cher de camoufler derrière un discours moder­nisé, une volonté de “réchauffer” la vieille soupe na­tionale-socialiste.

 

Parallèlement à cette négligence du filon rabelaisien, la ND n'a pas davantage revalorisé les luttes paysannes et populaires contre les Etats, expressions politiques de cette métaphysique occidentale. Elle a refusé cette démarche, malgré les appels incessants d'un Thierry Mudry notamment, parce qu'elle était prisonnière d'un seul mot: l'inégalitarisme. Alain de Benoist, soucieux de sa vocation ponti­ficale au sein du microcosme néo-droitier, a déve­loppé pendant sa carrière dans la grande presse (Valeurs actuelles, Le Spectacle du Monde, Le Figaro-Magazine,  partiellement, Magazine-Hebdo)  tout un discours, somme toute assez boîteux, sur l'“inégalité”, avec des cal­culs de QI, des dérivées et des asymp­totes comparant l'intelligence des Pygmées et des Suédois, des Mongols d'Oulan Bator et des Equatoriens de Quito, laissant en­trevoir, peut-être même à son insu, un modèle pyramidal où il au­rait trôné très haut, au sommet de la pyramide, avec le monde entier à ses pieds d’auguste membre de la MENSA (le club français qui recrute des gens dont le QI est supérieur à la moyenne, mais dont on ne jauge pas l'état psychologique avant de les ad­mettre au bar select  de l'association). Telle est sans doute la vision onirique qui traverse les rêves du Pape de la “nouvelle droite”. Tout cela est bien divertissant, mais où est l’intérêt (méta)politique d’une telle posture ?

 

Ignorance des révoltes populaires

 

L'option “inégalitaire” de la ND, illustrée avec une opiniâtreté quasi mo­nomaniaque, interdisait de se pencher sur les luttes popu­laires, sous pré­texte que Marx, Engels, Bloch, etc. s'étaient intéres­sés à la “Guerre des Pay­sans” du début du XVIième siècle et qu'un mouvement qui choisissait le label de “droite” ne pouvait évidem­ment frayer avec des “marxistes” (!!!!!!???), re­tentissante sottise qui a laissé ce terrain fécond des luttes et des révoltes po­pulaires à des socialistes ou à des communistes qui, par ailleurs, étaient, eux aussi, prisonniers de la “métaphysique occidentale”, à cause de leur matéria­lisme figé (mécaniciste et physicaliste) et de leur rationa­lisme étriqué (acceptant les acquis de ce rationa­lisme more geo­metrico  qui a commencé à mutiler les corps concrets de la souve­raineté populaire dès la Renaissance). De même, les dimensions populaires des révoltes françaises du XVIIième siècle, des révoltes populaires et paysannes contre la monarchie et  contre la répu­blique à la fin du XVIIIième, les petites jacqueries du XIXième (étudiées par l'historien Hervé Luxardo) (4), n'ont malheureusement pas eu de place dans les réflexions de la ND.

 

L'option anti-chrétienne, le rejet des structures dérivées de la “métaphy­si­que occidentale” ne devrait pas déboucher sur le refus de s'identifier aux luttes des peuples réels contre les pays légaux, des con­crétudes charnelles contre les abstrac­tions juridiques et rationalistes, refus qui condamne la ND à n'être qu'un salon de précieux bavards aux ambitions limitées, sans con­nexions utiles avec le monde exté­rieur. Les professions de foi “organicistes” ne sont que purs dis­cours si elles ne suggèrent pas une poli­tique organique con­crète. Les “intellectuels organiques” sont toujours à la tête du peuple réel ou, au moins, commandent un fragment du peuple réel, fût-il dispersé au travers de réseaux divers (professions, syndi­cats, partis, clubs, etc.). A terme, un club de pen­sée à vocation métapolitique et/ou politique doit rallier sous une seule ban­nière nouvelle des citoyens dispersés dans de mul­tiples structures en voie d'obsolescence, car l’obsolescence est la loi de l'histoire pour les structures, quelles qu'elles soient. La ND ne peut plus parfaire un tel travail de rassem­blement car les vieux droi­tismes figés qu'elle ne cesse de vé­hiculer (anti-égalitarisme rédhibi­toire débouchant sur un anti-populisme incapacitant), malgré ses dénégations, l'empêchent paradoxalement de se brancher sur les quelques gauches orga­niques à vocation contextualiste (qui proclament et démontrent que le cadre, le contexte social, économique et politique doivent être res­pectés en tant que tels dans la théorie et dans la pratique, contrai­rement aux universa­lismes tradition­nels des gauches; en France, une telle gauche est représentée par le MAUSS, c'est-à-dire le «Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales», que de Benoist courtise en vain, à coup des viles flatte­ries, depuis tant d'années).

 

Un piètre personnel subalterne

 

Enfin, il y a une autre démarche de la ND qui est condamnée à l'impasse: par son parisianisme, par son repli frileux autour de son gourou, elle s'est révélée incapable de disperser les centres dynamiques du mouvement sur tout le territoire français; ensuite, elle a été handicapée par sa frilosité à sortir des frontières de l'Hexagone et, à cause de la piètre qualité intellectuelle de son person­nel subalterne à penser vé­ritablement l'Europe, à apprendre les dynamiques poli­tiques, culturelles et sociales à l'œuvre en Italie, en Allemagne, en Es­pagne, dans le Bénélux, en Scandinavie, etc., et à agir efficace­ment dans un con­texte européen (ce qui implique de maîtriser plu­sieurs langues, d'accep­ter que l'Autre parle la sienne et non pas le français exclusivement, d'écou­ter poliment un exposé en allemand, en italien ou en an­glais sans éprouver le besoin pressant de sortir pour fumer un clope dans le patio ou pour des­cen­dre une pils au comptoir, etc.). Les tentatives plus récentes de la ND pa­risienne de sortir des frontières de France se heurtent au même bal­last struc­tu­rel: recrutement d'autodidactes spécialisés en bricolages idéolo­giques, de vieux copains sans qualifications précises, de marginaux sans ori­ginalité et bourrés de fantasmes, de caractériels repêchés dans les poubelles des partis identitaires qui les ont exclus pour in­capacité sur tous plans pratiques.

 

Ensuite, la ND parisienne n'a cessé d'être ob­nubilée par les “débats” parisiens dont tout le monde se fout à 30 km de la capitale française, ce qui lui a interdit de susci­ter un nou­veau mouvement de contestation global, organique, dans tout l'Hexagone. Certes, Alain de Benoist  —ren­dons-lui justice—  a eu la volonté de se brancher sur les débats philosophiques américains, allemands, italiens, mais il n'a pas enseigné à ses ouailles la façon de maîtriser les sources non françaises d'in­formation et de docu­mentation qui auraient permis de renforcer dans le discours quoti­dien de la ND ce “poumon exté­rieur”, apportant en permanence des bouffées d'arguments neufs et de les déployer avant ses adversaires. De plus, comme d'habitude, de Benoist a eu l'art de recruter des étudiants ratés, des jojos hauts en couleurs ou tristes comme des ados coincés, incapables de lui por­ter ombrage (pour lui, c'était l'essentiel...) mais tout aussi incapables de maî­tri­ser ne fût-ce qu'un basic English.  Ils se coupaient du même coup de toute une docu­mentation utile pour la révolution culturelle à la­quelle ils étaient censés participer, dans le laboratoire de pointe qu'of course  le GRECE pré­tendait être! De Benoist a voulu s'ouvrir sur l'Alle­magne, jamais il n'a pé­ché dans le sens d'un nationalisme français fermé sur lui-même, hostile au monde entier, rejetant l'Europe en construction, peuplé de “rancuneux” (cette belle ex­pression, que mentionne en­core le Littré  a été réintroduite dans le discours politique par Michel Winock). Cette atti­tude de bon Européen, chez de Benoist, a suscité mon respect et ma sympathie, du moins au départ. Mais tandis qu'il était européiste, sans arrière-pensée, il a laissé la bride sur le cou à des pseudo-théo­riciens d'un na­tionalisme français irréaliste dans ses ex­pressions héroïcisantes et naïves, que le lecteur pantois, habitué à des analyses plus fines, a trouvé dans élé­ments  n°38 (intitulé: «Pourquoi la France?»). Ensuite, il n'a cessé de fré­quenter un certain Philippe de Saint-Robert (la parti­cule serait fictive!), apôtre d'un hexagonalisme de droite et d'un anti-européisme navrant, rê­vant de re­constituer la France aux 130 départements de Napoléon (5). Ces dé­marches délirantes ont empêché la fusion du cor­pus néo-droitiste et des re­vendications régionales en France, fusion qui aurait permis une évolution gra­duelle vers une constitution fé­dérale de modèle allemand, espagnol ou helvétique. La ND aurait dû indiquer dans son programme l'objectif qu'elle s'assignait pour la France et pour le bien des peuples de l'He­xa­go­ne: faire advenir dans les esprits une constitution fédérale pour une VIième République fran­çaise, rompant de la sorte avec l'étatisme fermé d'inspiration bodinienne que n'avaient jamais aban­donné les fac­tions na­tionalistes françaises de diverses moutures. Le travail de la ND aurait dû être de pré­pa­rer l'avène­ment à terme de cette VIième République, de façon à ce que la France ait une con­sti­tution en har­monie avec les autres pays de l'Europe en voie d'unification, de fa­çon à ce qu'il y ait ho­mo­gé­néité consti­tutionnelle dans tous les Etats de l'Union avant l'unification monétaire et avant la sup­pres­sion des frontières. Aujourd'hui, nous avons presque l’une et l’autre, mais sans homogénéité consti­tu­tion­nelle, ce qui est une hérésie et une aber­ra­tion: la ND aurait pu prévoir cette imposture et suggérer une alter­native crédible. En ne le fai­sant pas à temps, elle n'a pas assumé sa responsabilité historique. Elle n’a pas respecté sa promesse d’être une instance de « première fonction » (instance incarnant la souveraineté et le droit selon Dumézil). On peut se demander pourquoi…

 

Régionalisme et critique de l’Etat bodinien

 

Si elle avait forgé sur le terrain une alliance durable avec les mou­vements régionaux sérieux, la ND aurait travaillé à l'élaboration concrète de cette constitution fédérale pour l'Hexagone, niant du même coup les formes éta­tiques de la “métaphysique occidentale” qui ont oblitéré les sociétés fran­çaises de François Ier au jacobi­nisme. Pour parfaire cette alliance ND/régionalismes, le club mé­tapolitique d'Alain de Benoist aurait dû déve­lopper une vision non-bodinienne de l'Etat, une conception symbio­tique des corps inter­médiaires (qui sont, ne cessons jamais de le rappeler, les véri­tables corps concrets de la souveraineté populaire), permettant de coupler régionalismes et revendications sociales et populaires con­crètes, en nouant cette idée symbiotique aux combats syndicalistes, en se débarrassant de son discours néo-libéral (ante litteram)  sur l'égalitarisme et l'inégalité, qui ont fait qu'elle a été ac­cusée sans interruption de “social-darwinisme” (de Benoist a eu beau s'en dé­fendre par la suite, ce stigmate lui est resté collé à la peau).

 

Enfin, un mouvement métapolitique comme le GRECE, qui prétend dans son sigle même, vouloir ap­préhender l'ensemble des dyna­miques à l'œuvre dans la civilisation européenne, n'a jamais rai­sonné sur les grandes forces historiques et géopolitiques qui ont traversé les régions d'Europe. Comme beau­coup de visions non dy­namiques de l'histoire, le GRECE semble avoir cultivé lui aussi une vision figée de l'histoire, où des figures hiératiques, fortement ty­pées, répéteraient inlassablement le même drame, sans imprévus autres que ceux prévus par le scénariste, avec, pour toile de fond, une tragédie réitérée en boucle sous la détestable impulsion des mêmes tricksters.  Le gourou du GRECE aimait à se dire “spenglérien”, mais aucun lecteur de Spengler ne se reconnaî­tra dans sa “vision” (bigleuse et non plus faustienne) de l'histoire européenne.  

 

Dans l'officine néo-droitiste parisienne, peu de choses ont finale­ment été dites sur les lignes de force de l'histoire suédoise, allemande, russe, balkanique, hispanique, sur les dy­namiques géopolitiques effervescentes le long des grands axes fluviaux d'Europe, sur les enjeux ter­ri­toriaux, comme si ces tu­multes millénaires allaient tout d'un coup s'apaiser, dès que le gou­rou décide­rait, du haut de sa magnificence, de prendre la parole. Sa germanolâtrie, qui n'est rien d'autre qu'une coquet­terie parisienne, ne par­vient pas à s'articuler en Allemagne, où les nouvelles droites (très diverses) sont bien en prise avec les problèmes d’histoire et d’actualité. Le gourou de la ND est ba­lourd dans le débat alle­mand. Son Allemagne de fillettes à longues tresses nouées, de ruraux coiffés de petits chapeaux bava­rois, de soldats altiers et perdus, n'est qu'une Allemagne de chromos: l'Allemagne réelle est une Al­lemagne d'ingénieurs méticuleux, de philosophes précis et rigou­reux, de philo­logues pointilleux, d'industriels efficaces, de techni­ciens chevronnés, de négociants redoutables, de ré­volutionnaires ra­dicaux, de moralistes jusqu'au-boutistes, de syndicalistes com­batifs, de ju­ristes te­naces. Mais de cette Allemagne-là, il n'en a pas parlé, sans doute auraient-elles ef­frayé ses ouail­les, donné des cauchemars aux petits garçons fragiles qui l'admi­rent tant. Pensez-vous, ils auraient dû ces­ser de rêver, et com­men­cer à travailler.

 

Refus de l’histoire réelle et images d’Epinal

 

Lors d'un face-à-face avec la presse russe, à Moscou le 31 mars 1992, où deux journalistes de la revue moscovite Nach Sovremenik  me demandaient quelle était ma position dans la nouvelle crise bal­ka­nique et face à la Serbie de Milosevic, j'ai répondu en rappelant des événements importants de l'histoire européenne comme la Guerre de Crimée, le Traité de San Stefano (1878), l'aide apportée par les Russes à la Serbie, la Roumanie et la Bulgarie au XIXième siècle et leur désir de voir une paix s'instaurer entre Serbes et Bulgares, etc. Pendant que je répondais à cette question, importante pour les Russes qui ont la mémoire historique longue, au contraire des Occidentaux, en m'engageant sur un terrain qui n'intéressait pas de Benoist, le bougre m'enjoignait de me taire sans mettre de bémol à sa voix, tirait sur les pans de mon veston en cachant son bras derrière le large dos d'Alexandre Douguine, sans se rendre compte qu'il était tout à la fois grossier pour les journalistes qui me mettaient sur la sel­lette et ridicule en pleurnichant de la sorte parce qu'il n'était plus le seul à pouvoir parler (6). Outre le narcissisme époustou­flant du gourou, cet incident bur­lesque montre bien le refus néo-droitiste de l'histoire réelle; lourde tare, car si l'on ne prend pas le pouls de l'histoire au-delà des clivages politiciens et au-delà du clivage binaire gauche/droite, si on ne lit pas l'histoire à travers les textes des traités qui l'ont jalonnée, on agit sous la dictée de “représentations platoniciennes”, autrement dit d'“images d'Epinal”, artifi­cielles, ar­bitraires, déconnectées du réel. Or les “images d'Epinal” sont tou­jours classées quelque part, étant par définition figées, non mouvantes parce que non vivantes. En ma­niant ses fantasmes esthétiques et éthiques (son obsession à vouloir édicter une “morale”...), de Benoist a énoncé un dis­cours en marge du fonctionnement réel des Etats de notre continent, il s'est sous­trait au jeu dramatique de l'histoire, par désintérêt, délibérément ou par peur de l'engagement. Grave péché contre l'esprit. Pire, une telle dé­marche relève de la médiocrité et, en disant cela, je songe à une ré­plique dans le Malatesta  de Montherlant: «En prison, en prison, monsieur. Pour médiocrité!».

 

L'incapacité de la “nouvelle droite” à énoncer un cor­pus de droit cohérent

 

D'emblée, le propos de la “nouvelle droite” n'est pas de discourir sur le droit (l’aventure de la petite revue Hapax, torpillée par de Benoist, a malheureusement été trop éphémère, pour qu’on l’analyse ici). Pourtant, question légi­time, peut-on penser le destin d'une civilisa­tion, peut-on s'engager pour la défense et l'illustration d'une culture sans jamais penser le droit qui doit la structurer? La ND a voulu faire remonter les ra­cines de l'Europe à la matrice indo-européenne. Volonté légitime, ex­primée notam­ment par Emile Benvéniste dans son Vocabulaire des institu­tions indo-européennes.  Dans cet ouvrage fondamental, véritable ex­plora­tion en profondeur du vocabulaire indo-européen, Emile Benvéniste jetait les bases d'une recherche fondamentale. En effet, le vocabulaire institution­nel indo-européen révèle l'origine de toutes nos pratiques juridiques; les ra­cines linguistiques les plus an­ciennes se répercutent toujours dans notre vocabulaire juridique et institutionnel, tout en véhiculant un sens précis qui ne peut guère être effacé par des manipulations arbitraires ou être enfermé dans des concepts trop étroits. Une bonne connais­sance de cette trajectoire et surtout de ces étymologies est impéra­tive.

 

L'idéologie dominante en France a jeté un soupçon systématique sur ce type de recherches, sous pré­texte qu'il entretient des liens inavoués et occultes avec le national-socialisme. La ND a été accu­sée de relancer la thématique nationale-socialiste des “aryens” en se référant aux recherches indo-euro­péa­nisantes. D'où un en­semble de quiproquos navrants qui ont la vie dure et qui font les choux gras de quelques petits graphomanes “anti-fascistes”, dû­ment stipendiés par de mystérieuses officines ou car­rément par l'argent du contribuable. Pourquoi une telle situation? Le droit po­sitif actuel, avec ses réfé­rents mécanicistes issus de la pensée maté­rialiste du XVIIIième siècle et d'un jusnaturalisme moderne qui se voulait détaché de tout contexte his­torique, ne peut tolérer, sous peine d'accepter à terme sa propre disparition, une recherche fé­conde et profonde sur les archétypes du droit en Europe. Un retour systématique à ces archétypes ruinerait également les assises poli­tiques de la France (et d'autres pays), qui sont de nature coercitive en dépit du discours “démocratique” qu'ils tiennent à titre de pure propagande.

 

Dans le contexte français, la ND, par les maladresses de de Benoist et par sa manie des iconographies d'inspiration nationale-socialiste dont il truffait ses journaux, a permis aux vigilants de l'ordre jaco­bin et républicain de con­tinuer à jeter le soupçon sur toutes les re­cherches indo-européanisantes. Il leur suf­fisait de dire: “voyez cet éditeur de chromos nazis dans des revues intellectuelles qui ne ces­sent de par­ler des Indo-Européens, il n'y a tout de même pas de fu­mée sans feu...”. En effet, dans le contexte des années 70, la con­fluence possible de certains linéaments contestataires de la “pensée 68” (chez Deleuze et Foucault) et d'un recours aux archétypes du droit, aurait pu contribuer à fonder un droit de rupture, tout à la fois futuriste et archétypal, en dépit de l'anti-juridisme fondamen­tal de Foucault. En ultime instance, cet anti-juridisme fou­caldien n'est rien d'autre qu'un anti-positivisme dans la mesure où le posi­tivisme s'était en­tièrement emparé du droit surtout en France mais aussi ailleurs en Europe. Le positivisme avait édulcoré et figé le droit, qui était ainsi devenu mécanique et légaliste, suscitait une inflation de lois et de rè­glements, n'acceptait plus de modifications souples et d'adapta­tions, sous pré­texte que la “loi est la loi”. En jetant un dis­crédit total sur les études indo-européennes (parce qu'elles conte­naient en germe une con­testa­tion de l'ordre juridique positiviste de la République), en posant systé­ma­tiquement l'équation « études indo-européennes = nouvelle droite = néo­nazisme », les journa­listes-la­quais du régime bloquent à titre préventif tou­te contesta­tion des structures archaïques de la France républicaine. L'histoire devra établir si de Benoist a oui ou non joué sciemment le rôle de la “tête de Turc”, pour permettre cet exorcisme permanent et donner du bois de ra­llonge à la vieille ré­publique...

 

Ignorance de l’héritage de Savigny

 

Carl Schmitt s'est insurgé contre le positivisme et le normativisme juri­diques, contre leur rigidité et leur fermeture à toute rénovation: sa position se veut “existentialiste”. Ainsi le droit, l'Etat, une consti­tution, une institu­tion sont autant de corps ou d'entités vivantes, animées de rythmes lents, qu'il s'agit de cap­ter, d'accepter, de mo­duler et non d'oblitérer, de refuser et d'éradiquer. Ces rythmes dé­pendent du temps et de l'espace, de l'histoire et de la tradition. Schmitt s'inspire ici de Friedrich Carl von Savigny. Ce ju­riste alle­mand du début du XIXième siècle, spécialiste du droit romain, voyait dans le droit un continuum,  légué par les ancêtres (mos majorum),  sur lequel on ne pouvait intervenir au hasard et subjec­tivement sans pro­voquer de catastrophes. Savigny concevait le droit comme un héritage et re­je­tait les manies modernes à vouloir imposer un droit, des lois et des consti­tutions inventées ex nihilo, au départ d'a priori idéologiques, de préceptes moraux ou éthiques adoptés en dehors et en dépit de la continuité histo­rique du peuple. Savigny s'est opposé au code napoléonien, d'essence révo­lution­naire, et aux constitutions écrites qui figeaient le flux vivant du Volksgeist (cf. Friedrich Karl von Savigny. Antologia di scritti giuridici, a cura di Franca De Marini, Il Mulino, Bologna, 1980).

 

Savigny, ses maîtres Gustav Hugo et Philipp Weis, partaient du principe que toute codification consti­tuait une fausse route, était susceptible de dé­boucher sur l'arbitraire et la tyrannie. Le droit vit de l'histoire et ne peut être créé arbitrairement par des législateurs-techniciens au gré des circons­tances ni imposé de force au peuple. Le droit se forme par un long processus organique, propre à chaque peuple. Toute intervention arbitraire dans le continuum du droit interrompt le processus naturel de son développement; même dans une phase de déclin, quand le pouvoir est obligé de recourir à des dé­crets coercitifs, la codification est dangereuse car elle fige et stabilise un droit corrompu, désormais privé de force vitale. La fixation et la stabilisa­tion du droit en phase de décadence perpétuent des ré­gimes foireux voire iniques. Carl Schmitt écrit dans son cé­lèbre texte qui rend hommage à Savigny et déclare que son œuvre est “paradigmatique”: «Le droit en tant qu'ordre concret ne peut être détaché de son histoire. Le véritable droit n'est pas posé (gesetzt)  [comme une loi], mais émerge d'un dévelop­pement non intentionnel (absichtslos) ... Le positivisme, venu ultérieurement, ne con­naît plus ni ori­gine ni patrie (Heimat). Il ne connaît plus que des causes ou des normes fondamentales posées comme si elles étaient des hypothèses. Il veut le contraire d'un droit dépourvu d'intentionnalité; son in­tention ul­time est de dominer et d'obtenir en tout la “calculabilité”».

 

Pour Ulrich E. Zellenberg, qui s'inscrit aujourd'hui dans le sillage de Savi­gny et Schmitt, le droit «s'exprime dans les mœurs de la com­munauté, qui sont perçus comme corollaires de la volonté de Dieu. Le droit et la jus­tice sont dès lors une seule et même chose. Il n'y a pas de différence entre le droit positif et le droit idéal. Comme le Prince et le juge ne sont pas appelés à créer un droit nouveau, mais à garantir le droit déjà existant, les revendi­cations individuelles, les décisions à prendre dans les cas concrets et les in­novations de fait se légitimisent comme des recours au droit ancien, ou com­me le ré­tablissement de son sens propre» (cf. Ulrich E. Zellenberg, « Sa­vigny », in : Caspar von Schrenck-Notzing, Lexikon des Konservativismus, Stocker, Graz, 1996).

 

Défense de la « societas civilis » et droit de résistance

 

Le droit historique, acquis à la suite d'une longue histoire et non fa­briqué par des légistes profession­nels, implique a) la défense de la societas civilis  et b) le droit de résistance à l'arbitraire et à la ty­rannie. La volonté du positi­visme de légiférer à tout crin met le droit à la disponibilité des seuls légistes pro­fessionnels. Conséquence: le droit devient l'instrument d'une minorité cher­chant à asseoir son pouvoir, par ingénierie sociale. Même les “institutions” comme la famille, le mariage, etc. sont à la merci des in­ter­ventions arbitraires d'une caste isolée de la societas civilis. Pour Schmitt, les “ordres concrets”, les institutions anthropolo­giques (selon la définition qu'en donne Gehlen), sont des bastions de résistance contre la frénésie légi­férante des législateurs positi­vistes; ces “ordres concrets” imposent des li­mites à l'ingénierie so­ciale et juridique, mettent un frein au flux normatif et obligent les légistes à accepter les règles des ordres concrets sous peine de les détruire. La rage légiférante des légistes positivistes (Schmitt: “les législa­teurs motorisés”) détruit la confiance des citoyens dans le droit, qui perd toute au­torité et toute légitimité.

 

Sur le plan historique, la réaction de Savigny s'oppose tout à la fois à l'école philosophique de Christian Wolff (1679-1754), qui inspire l'absolutisme ra­tionalisant, et aux partisans de l'adoption systé­matique du code napoléo­nien (Anton Thibaut, 1774-1840). Le droit germanique prévoit le droit de ré­sistance à la tyrannie: au moyen-âge, ce droit s'inscrit dans les obligations ré­ciproques du seigneur et du vassal, puis dans le droit des états de la société de s'opposer à la violence arbitraire du Prince. Avec Althusius, le droit de résistance est le droit de la societas civilis  à s'opposer à l'absolutisme.

 

Cette brève esquisse des principes de droit de la pensée dite “con­servatrice” montre que le discours de la ND aurait dû s'infléchir vers une défense tous azimuts de la liberté populaire contre les instances bodinien­nes, coercitives et jacobines de la République française. Sur le plan culturel, cette démarche, renouant avec la défense conserva­trice, anti-absolutiste et anti-révolution­naire de la socie­tas civilis,  aurait dû recenser, commenter et glorifier toutes les étapes et les mani­festa­tions de révolte populaire en France contre l'ar­bitraire de l'Etat. De même, la ND aurait dû participer à la définition d'un droit ancré dans l'histoire, comme Savigny l'avait fait pour l'Al­le­magne. Pour un mouve­ment qui prétendait mettre la culture au-dessus de la rou­tine politicienne, de l'économie ou même du social, il est tout de même é­tonnant de ne ja­mais avoir rien publié sur la notion de Kulturstaat  chez Ernst Rudolf Huber, partielle­ment disciple de Schmitt car il était fasciné par la notion d'“ordre concret”. Le Kulturstaat  de Huber est un Etat qui tire son éthique (sa Sittlichkeit)  et ses normes d'une culture précise, héritage de toutes les générations précédentes. Cette culture est une matrice prolixe, ouverte, fruc­tueuse: elle est une “source” organique inépuisable tant qu'on n'attente pas à son intégrité (Savigny et, à sa suite, Schmitt insistaient énormément sur cette notion de “source”/“Quelle”,  sur l'image parlante de la “source” en tant que génératrice du droit). La notion de source chez Savigny et Schmitt, la notion de “culture” chez Huber interdisent de voir dans le droit et dans l'Etat de pures intances instrumentales. Le Kulturstaat  n'est pas un Zweckstaat  (un Etat utilitaire, sans continuité, sans ancrage territorial, sans passé, sans projet). Le rôle de l'Etat est de protéger l'intégrité de la “source”, donc de la culture popu­laire. Telle est la première de ses tâches. Par suite, la culture n'est pas quelque chose qui relève de l'“esprit de fabrication”, de la “faisabilité” comme on dit aujourd'hui, elle génère des valeurs intan­gibles, lesquelles à leur tour fondent l'idée de justice et justifient l'existence de sec­teurs non mar­chands, comme l'éducation (cf. Max-Emanuel Geis, Kulturstaat und kulturelle Freiheit. Eine Untersuchung des Kulturstaatskonzepts von Ernst Rudolf Huber aus verfassungsrechtlicher Sicht, Nomos-Verlagsgesellschaft, Baden-Baden, 1990).

 

Sur base de cette approche du droit, que possèdent les écoles con­ser­vatrices al­lemande, autrichienne, italienne et espagnole, la ND aurait pu :

- développer une critique des instances révolutionnaires institutionalisées en France et dans les pays influencés et meurtris par le républicanisme révo­lutionnaire et l'impact du code napoléonien;

- aligner ce pays sur les préoccupations politiques de son environnement européen (car l'organicisme se répercute finalement sur l'ensemble des fa­milles idéologiques, au-delà des clivages politiciens);

- préparer au niveau européen une contre-offensive organique bien étayée;

-           élaborer des correctifs contre les miasmes de la centralisation, de l'utilitarisme anti-culturel, de la dé­construction des secteurs non-mar­chands au niveau eurocratique, etc.

 

Savigny, école historique, Bachofen

 

Schmitt, dans son plaidoyer pour un recours aux principales idées-forces de Savigny (cf. «Die Lage der europäischen Rechtswis­sen­schaft», in: Verfassungsrechtliche Aufsätze,  Berlin, 1973), fait ex­plicitement le lien entre la démarche de Savigny dans le domaine du droit, d'une part, et celle de Gustav von Schmoller et de son “école historique” en économie, d'autre part. En outre, Schmitt annonce la néces­sité de se replonger dans l'étude de la Tradition, en évoquant notamment Bachofen et l'approfondisse­ment des études de philo­logie classique. Celles-ci nous donnent une image désormais très pré­cise de la plus lointaine antiquité européenne. Les sources les plus antiques du droit nous apparaissent dans toute leur densité religieuse. Grâce aux efforts des philologues, les visions édulcorées de l'antiquité classique qu'un certain humanisme scolaire avait véhiculées, disparaissent dans les poubelles de l'histoire. Schmitt écrit: «Il ne s'agit nullement aujourd'hui de revenir en arrière à la façon des réac­tionnaires, mais de conquérir une im­mense richesse de connaissances nouvelles, qui pourront s'avérer fruc­tueuses pour le présent dans le domaine des sciences du droit; nous devons nous emparer de ces richesses et les mettre en forme» (op. cit., p. 416). Dans cet appel de Schmitt, le lien entre les sciences juridiques et la nouvelle phi­lologie classique, considérablement enrichie depuis Bachofen, est claire­ment établi. Schmitt légitimise dans le discours politologique le recours à la Tradition. L'héritage philo­logique est mobilisé dans le but de donner à la Cité un droit correspondant à son histoi­re et à ses ori­gines, à ses sources. La ND a mal utilisé cet héritage philo­logique, surtout en répétant et en para­phra­sant Du­mézil, en le mê­lant à certaines intuitions d'Evola, lui-même inspiré par Bacho­fen, mais sans jamais le mobiliser pour proposer un autre droit, pour op­poser, au droit républicain et révolutionnaire insti­tu­tio­nnalisé, un droit véritablement conforme aux sources européen­nes du droit. Alain de Benoist a raté le coche: il a fait de son pur discours culturel (cultu­reux!) un but en soi. Il a failli à sa mis­sion. Il a trahi. Il a servi l'ad­ver­saire. Par ses maladresses et son absence de suite dans les idées, par sa négligence du message de Carl Schmitt, il a servi les ennemis de la popu­lation fran­çaise, les ennemis de l'Europe, les ennemis des peuples euro­péens.

 

Schmitt, en réclamant une recherche bi-disciplinaire, unissant le droit et la philologie d'après Bachofen, entendait donner un in­stru­ment à l'élite fu­ture de l'Europe: si le droit est demeuré coutu­mier en Angleterre mais reste aux mains des possédants de la société ci­vile, si le droit est aux mains de fonctionnaires-lé­gi­stes en France, auxquels fait face la société civile aidée de ses avocats trop souvent impuissants, l'Allemagne, dans l'esprit de Savigny, doit aligner une pha­lange de professeurs de droit et de philologues, capables de juger selon le sens du droit et non selon les formes et les règles abstraites. Cette phalange de ju­ristes traditionnels et de philologues remplacerait l'ancienne “Chan­cellerie impériale”, chargée d'arbitrer les diversités du Saint-Empire. Schmitt appe­lait ainsi de ses vœux une “première fonction” souveraine, or­ganisée selon le projet de Savigny. Cette “première fonction” utiliserait les méthodes or­ganicistes et histo­riques. La ND, si elle avait été dirigée par des hommes compétents, aurait eu la chance de devenir une telle élite. Malheureu­se­ment, elle ne s'est pas concentrée sur les tâches que Schmitt as­signait à celle-ci. Elle a pratiqué un occasionalisme systématique et ridicule, où toutes les occasions de “faire le malin” étaient bonnes, de briller dans les salons pari­siens peuplés d'imbéciles aux cerveaux pourris par les folies révolution­naires et jacobines, par l'“esprit de fabrication” (Joseph de Maistre !), par les slogans les plus ab­surdes, dont Bernard-Henri Lévy et toute la clique des vedettes médiatisées ont donné un bel exemple lors de la crise bosniaque. Tel était l’objectif prioritaire de de Benoist : réussir des coups médiatiques sans lendemain. Face à cette basse-cour parisienne, la ND n'a pas op­posé un projet clair: au contraire, elle a présenté un véritable “mouvement brownien” de brics et de brocs d'idées diverses, sans liens apparents entre elles. Du coup, elle ne faisait pas le poids devant ceux qui avaient une longueur d'avance sur elle dans le monde “intellectuel” (?) parisien.

 

Un droit familial et collégial

 

Le recours aux études indo-européennes aurait également pu dépasser le clivage qui avait ruiné la postérité de Savigny en Al­lemagne: l'opposition stérile entre romanistes et germanistes, c'est-à-dire entre partisans du droit romain et partisans du droit germa­nique. Aujourd'hui, la philologie et les études indo-européennes indiquent au contraire une source commune, plus an­cienne, propre à toutes les grandes tra­ditions populaires européen­nes, et se situant au-delà de ce clivage artificiel roma­nité/germanité. Tel a été l'apport d'Emile Benveniste, du Géorgien Thomas V. Gamkrelidze, du Rus­se Vjaceslav V. Iva­nov, de Dumézil et de Bernard Sergent. Dans tous ces travaux qui révèlent à nos con­temporains les matrices culturelles du monde indo-européen, une part importante de ces volumes respectables traite des “institutions”. Gam­krelidze et Ivanov sont très précis pour tout ce qui concerne les liens sociaux, base du droit privé et du droit public, de l'antiquité à nos jours. Si la ND s'était référée à ces corpus, plutôt que de ti­rer de Dumézil une sorte de sous-mythologie guerrière, tout juste digne des jeux de rôle pour adolescents désorientés, elle n'aurait jamais essuyé le re­proche de “national-so­cialisme”.

 

Avec un apport philologique solide, la ND aurait été mieux armée face à ses adversaires. Le droit pri­mitif indo-européen est familial et collégial, il implique la liberté, le droit de résistance à la tyran­nie, la délibération démo­cratique: la ND aurait eu beau jeu de ruiner les arguments de ses adversaires républicains en France. En critiquant tout apport philologique, ceux-ci se rangeaient automa­ti­quement dans le camp des partisans de l'absolutisme, de la coer­cition, de la rupture entre société civile et appa­reil d'Etat. La ND aurait arraché leurs mas­ques avec délectation: ces faux démocrates sont de vrais ter­roristes et le républica­nisme institutionalisé n'est pas démocratique, il est même le pire des contraires de la démocra­tie. La ND aurait pu con­fis­quer pour elle seule le label de “démo­cratie”. Schmitt con­seil­lait même d'ap­peler Tocqueville à la res­cousse... Effectivement, devant la phalange re­groupant Savigny, Tocqueville, Schmoller, Schmitt et les philologues indo-européani­sants, le discours républi­cain se­rait bien rapidement apparu pour ce qu'il est: un bricolage sans con­sistance.

 

Enfin, la notion de Volksgeist  apparait certes comme typiquement alle­mande. Les savants allemands ont étudié en profondeur, de Herder aux frères Grimm, les tréfonds de l'âme populaire germa­nique. Mais, en dehors de la sphère culturelle et linguistique germanique, les philologues slaves ont pris le relais et ont exploré à fond les coins et les recoins de l'âme slave. Une telle demarche a été entreprise pour la France par quelques esprits aussi hardis que brillants (Van Gennep), mais cet acquis doit à son tour être poli­tisé et instrumentalisé contre les partisans républicains de la “cité géomé­trique” (ce terme est de Georges Gusdorf, autre penseur capital qui a été totalement ignoré par de Benoist ; on peut légitimement se poser la question ; pourquoi cet ostracisme ?).

 

Entrelacs très dense de juridictions et de traditions

 

L'ancienne France n'avait peut-être pas de constitution, mais elle n'était pas un désert juridique. Au contraire: l'histoire des droits communaux ou mu­nicipaux, les structures juridiques des paroisses des provinces de France, les assemblées organisées ou non par des syndics permanents ou élus, la diver­sité des instances de justice, le régime de la milice populaire, l'assistance pu­blique et l'organisation des hôpitaux et des maladreries, la fonction des prudhommes, les protections accordées à l'agriculture, sont autant de mo­dèles, certes complexes, qui expriment la vitalité du petit peuple et sont les garants de ses droits fondamentaux face au pouvoir.

 

C'est dans ces entrelacs très denses de juridictions et de traditions juridiques que s'est épanouie la France rabelaisienne, la fameuse gaîté française (cf. Albert Babeau, Le village sous l'Ancien Régime, rééd., Genève, 1978, éd. or., Paris, 1878). Plutôt que d'encourager les fantasmes douteux et vikingo-ger­manolâtres de certains ado­lescents fragiles (ou de gâteux précoces...), la ND française aurait dû re­nouer avec cette France joyeuse des libertés villageoises, même si le type du gai Gau­lois, païen, paillard et libertaire ne corres­pond pas au per­son­nage si­nistre, lugubre, grognon et tyrannique qui orchestre aujourd’hui cette ND moribonde, tenaillé par un res­sentiment hargneux de vieille femme délaissée. Le recours à la vieille France rabelai­sien­ne aurait été détonnant si la ND l'avait couplé à une exploitation idéologique efficace de cette dis­tinction capitale qu'avait opérée l'ethnologue Robert Muchembled entre la “culture du peuple” et la “culture des élites”. La culture du peuple est fondamentalement païenne (c'est-à-dire paysanne et tournée vers les rythmes naturels auxquels nul ne peut échapper), elle est axée sur la diversité du réel et sur les in­nombrables différences qui l'a­ni­ment. La culture des élites est étriquée, schémati­sée, géométrique avant la lettre, répressive, “sur­veillante et punis­sante” (pour re­pren­dre les expres­sions fa­vo­rites de Michel Foucault), en un mot, scolastique. Le pari pour la culture populaire rabelai­sienne impliquait aussi de prendre parti

-           pour les révoltes régionales contre la “cité géométrique” montée par Siéyes et les révolu­tion­nai­res ;

-           pour la diversité des expressions popu­lai­res dans les anciennes provinces de France ;

-           pour les révoltes populaires en général, que ces ré­voltes soient paysan­nes, régiona­listes, syndicales ou ouvrières.

Cette triple prise de parti permettait de re­nouer avec la notion de “droit de résistance”.

 

Mais hélas: l'option droitière, le désir irrépressible (mais jamais réalisé!) de “manger à la table des puissants”, de servir de mercenaires aux droites du pouvoir, de débiter inlassablement des discours anticommunistes ineptes, de s'allier avec des politiciens droitiers véreux qui étalent leur prose dans la presse bourgeoise, de vouloir à tout prix collaborer à cette presse (parce qu'elle paie bien), empêchaient de jouer cette double carte de la défense et de l'illustration de la vieille France populaire et rabelaisienne, de revendiquer le droit de résistance de la societas civilis, de défendre le peuple réel contre ses oppresseurs, légistes ou militaires. Mais les puissants n'ont pas accepté le mercenariat proposé, le gourou de la ND a été remercié; c'est alors que l'on a assisté à un aggiorna­mento de la ND, à une tentative de s'ouvrir sur la gauche intellectuelle, ses cénacles, ses salons. Mais comment entrer dans ce monde-là, quand on revient piteusement d’en face, quand on a voulu se faire le gendarme intellectuel d'une fausse droite qui n'est jamais rien d'autre que la vraie gauche républicaine institutionnalisée?

 

Créer une « chancellerie impériale »

 

Schmitt, dans son projet de reconstituer une sorte de “chancellerie impériale” en créant son élite de juristes traditionnels et de philologues, gardiens du plus ancien passé de l'Europe, n'entendait pas jeter brutalement tout l'édifice juridique révolutionnaire-institutionalisé à terre. Il jetait un soupçon sur la validité et surtout sur la légitimité de cet édifice, il constatait que l'inflation de lois et de réglements, que la fixation sur les normes avaient conduit à un totalitarisme insidieux, à une tyrannie des normes, à l'émergence d'une cage d'acier institutionnelle rendant aléatoires les changements et les adaptations nécessaires. Or, en France, le gaullisme des an­nées 60, pourtant héritier du républicanisme français, gère une constitution, celle de la Vième République, qui a reçu indirectement, via René Capitant, l'influence de Schmitt et de l'école déci­sionniste allemande. L'influence de Schmitt a parfois été considérée comme “étatiste”; on a dit qu'elle servait à soutenir les vieux Etats de modèle occidental et leurs appareils de contrôle et de répression. C'est là une interprétation schématisante de son œuvre. Nous l'avons vu en analysant son plaidoyer pour un retour à la démarche de Savigny. La societas civilis  et ses ordres concrets sont, pour Schmitt, des instances et des valeurs d'ordre et de discipline, sont les récep­tacles de vertus créatrices. Les constitutionnalistes de la Vième République, en suivant la logique de Schmitt, ont dû parvenir au même constat. Et admettre que le républicanisme français et ses imitateurs en Europe généraient une coupure problématique et perverse entre la societas civilis  et les appareils d'Etat. Dans les années 60, les politologues gaulliens ont réfléchi à la question: le hiatus entre societas civilis  et appareils d'Etat devait être surmonté par trois innovations réellement fécondes: a) la participation dans le domaine économico-industriel, b) la création d'un Sénat des professions, hissant l'élite de la societas civilis  au plus haut niveau de l'Etat et de la représentation politique; c) la création d'un Sénat des régions, permettant de redonner à tous les territoires de l'Hexagone une représentation directe sur une base locale, contournant ce que Gusdorf avait appelé l'“ivresse géométrique de la France en carrés” (in La conscience révolutionnaire. Les idéologues,  Paris, 1978).

 

Malgré ses dénégations, malgré ses déclarations réitérées de vouloir sortir du ghetto de l'extrême-droite, de Benoist n'a jamais cessé d'être accroché par toutes sortes de fils à la patte à ses petits copains de l'ex-OAS qui faisaient de l'anti-gaullisme un dogme et étaient tellement aveuglés par leurs ressentiments qu'ils ne constataient pas les mutations positives du gaullisme dans les années 60. Certes, de Benoist a un jour écrit un bon article dans le Figaro-Magazine,  où il affirmait être gaullien plutôt que gaulliste. Mais la transition qu'il semblait annoncer par cet article en est restée là...  Seul Europe, Tiers-Monde, même combat constitue une tentative d’Alain de Benoist de sortir concrètement du duopole de la Guerre Froide, mais, hélas, ce livre n’a pas eu de suite, n’a pas été remis à jour après 1989. Armin Mohler avait enjoint les Allemands à parier sur l’alliance française et l’appui aux « crazy states » hors d’Europe. Alain de Benoist lui a emboîté le pas. Mais où est la recette pour l’après-perestroïka ? Quelle théorie sur la Russie ? Alain de Benoist est fidèle à sa maladie : rien que les idées abstraites et les éthiques désincarnées, ses pièces de meccano. Pour le reste, fuite hors de l’histoire, fuite hors du monde.

 

Droit de résistance et citoyenneté active

 

Enfin, si la ND avait renoué avec la notion  —pourtant éminem­ment con­servatrice—  de “droit de ré­sistance”, elle n'aurait eu au­cune peine à dé­ployer un projet de citoyenneté active (et partici­pa­tive), et à défendre les sec­teurs non-marchands (éducation, secteur médical) battus en brèche par l'économicisme ambiant. Aujourd'hui, les quelques références à une ci­toyenneté active dans les textes de la nouvelle droite semblent tomber du ciel, semblent n'être qu'une ma­nie et qu'un caprice passa­ger, que les vrais parti­sans de la citoyenneté active ne prennent pas au sérieux. Mais nous, Sampieru, Mudry et moi-même, qui avions revendiqué très tôt cette orientation vers le peuple réel, étions traités par le gourou de “trotskistes” ou d'“écolos”, de lecteurs de la revue Wir Selbst, jugée à l'époque dangereusement “gauchiste”. Aujourd'hui, le gourou est lui-même devenu, paraît-il, un “trotskiste” et un “écolo”, il flatte bassement mais sans résultat le directeur de Wir Selbst, alors, pour dédouaner ses an­ciennes injures, il a fait écrire à l'un de ses serviteurs italiens une lettre in­sultante qui nous campait comme les “teste matte della Mitteleuropa”  (les têtes brûlées de la Mitteleuropa). Vouloir la subsidiarité, le rétablissement du droit de résistance, vouloir un droit plongeant dans l'humus de l'histoire, être fidèles à Carl Schmitt, est-ce un programme capable de sé­duire des “têtes brûlées”? (7).

 

Lacunes économiques et géopolitiques

 

Enumérer les multiples errements de la ND française exigerait un livre en­tier. En guise de conclusion, signalons encore que l'écono­mie a été une pa­rente pauvre de la “révolution métapolitique” de la secte GRECE. Rien de sérieux n'a été entrepris pour faire connaître dans un public large les thèses des éco­nomistes hétérodoxes. En matière de géopolitique, on a vaguement évoqué un binôme franco-alle­mand (insuffisant dans l'Europe actuelle) et répété un anti-américanisme incantatoire, plus éthique que pratique. Alain de Benoist n'a jamais reproché aux Américains de fabriquer des “traités iné­gaux” avec toutes les autres puissances de la planète, n'a jamais analysé sé­rieusement le déploiement de la puissance américaine depuis l'indépen­dance des Etats-Unis: lors d'un colloque du GRECE, devant le pu­blic aba­sourdi, son argument principal ne fut-il pas de dire: “la sodomie entre é­poux est passible des tribunaux dans certains Etats de l'Union”. Et de Be­noist, im­mé­diatement après avoir prononcé cette phrase historique, re­gardait son public, semblait attendre une réaction. Les participants regar­daient leurs chaussures d'un air géné. Et de Benoist a continué à parler, pas­sant de la sodomie à autre chose, comme les polygraphes passent de la phy­sique nucléaire à la bande dessinée. L'argument ob­sessionnel et patholo­gique de la sodomie épuise-t-il toute critique de l'américanisme?

 

Les litanies anti-américaines, justifiées par l'esthétisme, par l'éthique guer­rière européenne, par l'hostilité au christianisme en général et au christia­nisme protestant américain en particulier, par la vo­lonté obses­sion­nelle de défendre la liberté de se so­domiser en rond n'apportent rien de concret. Li­gues de vertu puritaines et hystériques et cénacles pansexualistes et pro­mis­cuitaires ne servent jamais que de dérivatifs: pendant que les uns et les au­tres vocifèrent et s'agitent, ils ne se mêlent pas du fonction­nement de la Ci­té, au vif plaisir des dominants. La CIA peut dormir sur ses deux oreilles.

 

La CIA peut dormir sur ses deux oreilles…

 

La ND, qui se pose en théorie comme un mouvement pour la défense et la sau­ve­garde de l'Europe, n'a jamais for­mulé une géopolitique continentale d'un point de vue français. On connait les visions mitteleuro­péennes de la géo­politique allemande, voire les projets de Kontinentalblock  dérivés de la pensée de Haus­hofer. Jamais la ND française n'a vulgarisé les acquis de la géopolitique française contemporaine: aucun texte n'a été publié sur les ouvrages de Hervé Cou­tau-Bégarie, de Pascal Lorot, de François Thual, de Jacques Sironneau, d'Y­ves Lacoste (un “gauchiste”...), de Michel Foucher (un méchant qui a tra­vaillé pour Globe...), de Zaki Laïdi (un “Arabe”...), de Michel Korinman, etc. alors que, dans toute l'Europe, ces travaux sont pionniers et inspirent les écoles géopolitiques en place. Pire, jamais la ND n'a emboîté le pas à Jordis von Lohausen qui demandait aux Français et aux Allemands de défendre l'Europe “dos à dos”, ce qui impliquait un engagement français sur l'Atlantique, une défense de la ma­rine française, traditionnellement européiste et vaccinée contre les excès de germano­pho­bie qui ont souvent agité les milieux militaires. La ND parisienne a-t-elle défendu les marins français et leurs pro­jets, a-t-elle recommandé la lecture des écrits théoriques de l'amirauté? Non. La CIA peut dormir sur ses deux oreilles. La Navy League aussi. La germanophilie et l'européisme germa­ni­sant de la ND de de Benoist sont des leurres, des attrape-nigauds, des mi­roirs aux alouettes. Une politique germano­phile et européiste en France est une politique de soutien à la marine du pays et implique un engage­ment ci­vil et militaire dans l'Atlantique; l'Allemagne réorganise la continent avec la Russie; la France garde la façade atlantique. Dos à dos, disait Lohausen.

 

En philosophie, les carences de la ND sont effrayantes. Alors qu'en Alle­magne, terre par excellence de la philosophie, tous recourent aux philo­so­phes français contemporains pour court-circuiter les routines qui affligent la pensée allemande d'aujourd'hui, que des fanatiques tenaces cherchent à ali­gner sur les critères les plus étri­qués de la “political correctness”, la ND pa­risienne a délibé­rément ignoré les grands philosophes français contempo­rains. J'ai même entendu dire et répéter dans les rangs de la ND qu'il n'y avait plus de “grands philosophes” aujourd'hui, mis à part de Benoist, bien sûr, le génie d'entre les génies! On ne saurait être plus à côté de la plaque!

 

Enfin, une stratégie métapolitique ne saurait être purement esthé­tique, ni virevolter au gré de tous les vents ni présenter ses argu­ments dans le dé­sordre à la façon du “mouvement brownien” des parti­cules. Une stratégie métapolitique ne peut se placer en-deçà de l'effervescence politicienne et parti­sane, que

-           si elle se donne pour tâche de retrouver et de renouer des fils conducteurs,

-           si elle capte et repère des forces dans le grouillement du réel ;

-           si elle procède à un travail d'archéologie des ins­titutions.

Les mé­thodes d'un tel travail, les philosophes français nous les ont léguées. En­core faut-il ne pas les avoir ignorés...

 

En bref, pour nous, entre autres textes de référence pour orienter notre tra­vail, nous avons choisi celui de Schmitt, commenté dans cet exposé. En­suite, nous posons des objectifs clairs, nous ne percevons pas le tra­vail théorique comme un jeu de salon. Ces objectifs sont:

- restauration d'un droit européen basé sur ses racines et ses sources les plus anciennes (référence à Savigny).

- restauration des droits des communautés réelles qui font le tissu de l'Europe.

- restauration d'une “chancellerie impériale” capable d'harmoniser cette di­versité juridique, corollaire de la diversité européenne (et cette chancellerie impériale doit compter des hommes et des femmes de toutes nationalités, capables de maîtriser plusieurs langues européennes).

- maintenir les systèmes de droit ouverts, afin d'éviter les fanatismes nor­mativistes et toute forme de “political correctness”.

- prévoir une instance décisionnelle en cas de danger existentiel pour l'instance politique (nationale ou européenne).

- étude systématique des traditions d'Europe, comme Schmitt nous l'a de­mandé.

-           coupler cette restauration juridique et cette méthode historique à un pro­gramme hétérodoxe en économie (la référence que fait Schmitt à l'école historique de Gustav von Schmoller).

 

 

Les remarques de Kowalski

 

Ce programme est vaste et interpelle quasiment toutes les disciples du savoir humain. Mais ce progamme ne saurait en aucun cas s'abstraire du mouvement de l'histoire. Et s'encombrer du ballast inutile des fantasmes, des images d'Epinal, des vanités personnelles... Pour terminer, signalons tout de même une hypothèse sur la ND, formulée par un politologue allemand, Wolfgang Kowalsky (in: Kulturrevolution? Die Neue Rchte im neuen Frankreich und ihre Vorläufer,  Opladen, 1991). Kowalsky, après avoir analysé l'évolution des idéologies politisées en France, de mai 68 à l'avènement de Mitterrand, après avoir examiné le rôle de la ND dans cette longue effervescence, concluait en disant que la “métapolitique” de la ND, plus exactement son programme de “révolution culturelle”, était une arme contre la société civile (Kulturrevolution als Barriere gegen die Zivilgesellschaft). Certes, l'argumentation de Kowalsky est confuse, il confond allègrement ND et FN, croit en un “partage des tâches” entre ces deux formations (ce qui est une lubie des enquêteurs anti-fasciste professionnels sans profession définie). Néanmoins, la question de Kowalsky doit être posée, mais différemment: vu l'absence totale de consistance des discours de la ND sur le droit, l'économie, la géopolitique, les relations internationales, la staséologie (l'étude des mouvements sociaux; ce néologisme est de Jules Monnerot), l'histoire, l'organisation de la santé, les projets pratiques en écologie et en approvisionnement énergétique, etc., nous sommes bien obligés, à la suite de Kowalsky, de constater que la societas civilis,  espace réel de la civilisation ou de la culture européenne, ne trouve dans la ND aucun argument pour assurer sa défense contre l'emprise croissante d'un monde politique totalement dévoyé, qui n'a plus d'autre projet que de se perpétuer, en s'auto-justifiant à l'aide d'arguments vieux de deux ou trois siècles, en pillant la societé civile par une fiscalité délirante, en la contrôlant par la presse et les médias stipendiés, en surveillant et en punissant ceux qui osent contester ce pouvoir inique (emprisonnement de fédéralistes français, poursuites judiciaires contre des indépendants contestant le système de sécurité sociale, contrôle de la fonction médicale, etc., toutes pratiques que l'on trouve évidemment dans d'autres pays). Kowalsky exagère sans nul doute en suggérant que de Benoist a construit pour toute la France une barrière contre la société civile, pour protéger et perpétuer le système bodinien, en place depuis Richelieu et les jacobins. Le rôle de de Benoist, s'il a vraiment été un dérivatif, a été plus modeste: empêcher que dans les milieux dits de “droite”, des argumentaires en faveur de la décentralisation, du fédéralisme, de la défense de la société civile, de la réforme juridique, judiciaire et constitutionnelle, qu'un retour aux projets gaulliens de participation et de sénat des professions et des régions (oubliés depuis le départ et la mort du Général), ne se cristallisent et ne se renforcent, afin de défier sérieusement le système en place et d'opter pour une révolution européenne armée d'un programme cohérent. La “métapolitique” selon de Benoist n'a été qu'un rideau de fumée, qu'un dérivatif, n'a servi qu'à désorienter de jeunes étudiants en ne les mobilisant pas pour un travail juridique, économique, sociologique et philosophique politiquement fécond à long terme. Pistes perdues... Rendez-vous manqués… Aveuglement ou sabotage ? L’Histoire nous l’apprendra…

 

Robert STEUCKERS,

Forest, février 1998.

 

(1)       Roland  Gaucher, qui reconnaît pleinement les mérites du GRECE, lui reprochant toutefois une méconnaissance de la stratégie de Gramsci, sait aussi croquer avec humour les travers que nous dénonçons  par ailleurs : « Je me souviens ici d’une intervention d’Alain de Benoist, qui m’avait frappé lors d’un colloque organisé par l’Institut d’études occidentales. Quand  vint son tour de parler, partant du fond de la salle, il s’avança, raide et gourmé, un rouleau de papier à la  main. Ses partisans se levèrent pour l’acclamer — il n’était, à l’époque, guère connu mais il avait déjà su constituer sa clique et sa claque. Je n’ai pas  retenu  grand  chose de son intervention, sinon l’expression d’un rejet radical de l’histoire de Job sur son fumier. Selon lui, elle ne nous touchait pas. Elle était radicalement étrangère à la cultue européenne » (Roland Gaucher, « Les Nationalistes en France, tome 1, La traversée du désert (1945-1983), p. 157). Plus loin, Gaucher se fait plus  caustique encore : « J’en finirai sur cette aspect du GRECE avec une anecdote qui me fut un jour contée par le regretté Bonomo aujourd’hui décédé, excellent reporter, d’origine pied-noir. Bonomo, il y a une quinzaine  d’années (peut-être à l’époque de la création du « Fig-Mag »)  avait servi de pilote à Alain de Benoist et à un de ses amis pour un raid vers le Cap Nord. Bonomo conduisait la voiture, les deux autres étaient assis à l’arrière. Et au fur et à mesure que le temps passait, il était clair que se développait chez ces deux Nordiques un sérieux complexes de supériorité à l’égard de ce Méditerranéen, poisson de second choix. On parvint enfin au terme du voyage, en un point X… que la tradition nordico-païenne avait sans doute désigné : - Alors, raconte Bonomo, de benoist et son pote jaillissent de la voiture. Et, frappant de leurs petits poings leurs maigres bréchets ils avancent jusqu’au bord de la falaise et ils crient, extasiés, le visage levé vers le soleil pâle : « Père ! Père ! C’est nous ! Nous sommes revenus ! Nous t’adorons ! ». Bref, c’était gentil papa Soleil ! (op.  cit., pp. 157-158).

 

(2) Près de Pérouse en février 91, Alain de Benoist était assis au fond de la salle de conférence, une salle magnifique de cet ancien couvent transformé en centre de séminaires, avec un parquet du XVIIIième parfaitement restauré. Il était interdit de fumer pour ne pas abîmer ce parquet. Alain de Benoist fumait, sale et dépenaillé, avec son costume fripé, sa chemise souillée et ses pompes qui n’avaient plus vu de cirage depuis des lunes. Une auréole de fumée s’élevait au-dessus de son crâne et de celui de sa maîtresse, vêtue d’un jeans troué et effiloché aux niveaux du genou et de la fesse gauche, curieux contraste avec toutes les dames italiennes présentes, dont l’élégance, ce jour-là, était véritablement époustouflante. Les copains parisiens ramenaient des bords de la Seine le look clodo. «Le style, c’est l’homme », disait Ernst Jünger et Alain de Benoist aimait à répéter cette phrase. Je l’ai aussi méditée, en le regardant, ce jour-là. Vers la moitié de mon exposé, il s’est levé pour aller fumer dehors, rappelé à l’ordre par le concierge. Il est revenu à l’entracte pour me dire : « Pourquoi t’as parlé de Derridada ?».

 

(3) Cette lecture partielle est une lecture anti-fasciste de Gobineau. Bon nombre d’hurluberlus de droite ont repris telles quelles les calomnies répandues sur Gobineau en France par les tenants d’un anti-racisme vulgaire, qui feraient bien mieux de s’inspirer des expériences de Gobineau en Orient pour développer un anti-racisme cohérent. Force est de constater que les vulgates anti-racistes et racistes partagent la même vision tronquée sur l’œuvre magistrale de l’orientaliste Gobineau.

 

(4) Cf. Hervé Luxardo, « Les paysans. Les républiques villageoises. 10ème-19ème siècle », Aubier, Paris, 1981 ; Hervé Luxardo, « Rase campagne. La fin des communautés paysannes », Aubier, Paris, 1984.

 

(5) et, du même coup, de refaire de Hambourg le chef-lieu du département des “Bouches-de-l'Elbe”. Fantasme qui avait déjà valu au bonhomme quelques ennuis, quand il était en poste à Bruxelles et rêvait de commencer sa marche vers l'Elbe, en conquérant la Wallonie et les Fourons.

 

(6) Il fallait le voir! Il aurait fait les délices d'un caricaturiste primesautier, avec ses sourcils tombant tristement, comme la chute des moustaches d'un Tarass Boulba de fête foraine, la bouche ouverte, la mâchoire pendouillant misérablement comme s'il venait d'essuyer un uppercut, les bajoues agitées de convulsions nerveuses, la lippe inférieure tremblotante, retenant à peine, grâce à la forte viscosité d'une salive nicotinée, son éternel bout de clope à moitié éteint et pestilentiel!

 

(7) Et que faut-il penser de la clique des vikingomanes de Paris et des environs, du fameux Chancelier du gourou, pied-noir et grande gueule, s'époumonant à hurler les pires inepties lors des universités d'été du GRECE, s'agitant à formuler un grossier paganisme de bazar oriental, et que faut-il penser de cette maîtresse vulgaire et illettrée qui faisait naguère, la clope au bec et l'invective sur la lippe, la pluie et le beau temps dans les bureaux du gourou, et que faut-il penser du Président actuel de la secte qui grenouillait dans les années 60 dans un groupe ultra-raciste (à faire pâlir Julius Streicher!) exclu avec fracas par Jean Thiriart de “Jeune Europe” à Bruxelles, d'un Président qui nous lance une fatwah  du haut de sa tribune, lors du dernier colloque du GRECE, en prétendant que nous sommes de « dangereux extrémistes » ? Non, ceux-là ne sont pas des “teste matte”: c'est, paraît-il, l'avant-garde de l'élite européenne. Mais est-ce bien cette élite-là que Schmitt appelait de ses vœux? Je me permets d'en douter.

   

 

jeudi, 30 juillet 2009

Terre & Peuple n°39: l'arme géopolitique

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Terre & Peuple - Wallonie - Communiqué

 

 

TERRE & PEUPLE Magazine n°39

 

"L'arme géopolitique"

 

Dans son éditorial au numéro 39 du T&P Mag, qui évoque la dimension raciale du conflit antillais, né par hasard avec l’ère Obama, Pierre Vial relève que les mêmes qui qualifient ces violences de ‘culturelles et identitaires’ jugent ignoble le souhait de ‘préserver sa race’. Parce que contraire à une idéologie officielle largement admise par une population pressée de trahir dans l’espoir d’éviter le fameux choc. Il est temps dès lors de mettre en place la fraternité blanche.

 

Autour des nouveaux musées (Guggenheim, à Bilbao, Coop Himmelb(l)au à Lyon), FAV s’applique à une analyse de la ‘médiasphère’ qui vise à transformer le musée-conservatoire en un lieu d’actualités, présentant le musée lui-même comme l’événement sensationnel, pour assurer sa survie financière. Afin que l’individu, détribalisé, ingurgite sa ration d’images pieuses.

 

Emmanuel Ratier, documenté et vigilant, épingle une nouvelle monnaie norvégienne à l’effigie de Knut Hamsun, Prix Nobel enfermé à 85 ans dans un asile, après son éloge funèbre à Hitler. Bernard Kouchner, dénoncé par Pierre Péan, pour ses magouilles sous paravent humanitaire, et pour ses faux ‘camps d’extermination serbes’, s’en tient à accuser Péan d’antisémitisme, ce que Maurice Szafran et Joseph Cohen jugent être la mort du débat public.

 

Le gros dossier ‘L’arme géopolitique’ est assumé pour moitié par Alain Cagnat. Pour lui, trois affaires marquent le sort de la planète : l’oléoduc BTC/l’Irak/l’Afghanistan. Dès 1994, Halliburton (Dick Cheney) et Chevron (Condolezza Rice), pour affranchir les pétroles du Kazakstan du contrôle russe, projettent l’oléoduc BTC (de Bakou en Azerbaidjan, par Tbilissi en Georgie à Ceyhan en Turquie). En 2000, le PNAC (Project for a New American Century, de Cheney/Rumsfeld/Wolfowitz/Perle) programme la seconde guerre contre l’Irak, obstacle à l’hégémonie (énergétique) des States.

 

La ‘vieille Europe’ tente alors de dialoguer avec la Russie. La ‘jeune Europe’ orientale, revancharde, mise sur l’Amérique, seule à avoir résisté à l’URSS. Pour affaiblir l’Europe, les Etats-Unis accélèrent la dislocation de la poudrière multiculturelle des Balkans, y favorisant la pression islamiste (Albanie, Kosovo). Ils incitent l’Europe centrale à adhérer à l’UE et à l’OTAN, ce qui leur ouvre un double accès à la Mer Noire et présentent l’Iran (mais en fait la Russie) comme une menace (bouclier anti-missiles). Les Pays baltes (Lithanie/Lettonie) ayant pris le contrôle du grand oléoduc nord-ouest, la Russie entame la construction du BPS (Baltic Pipeline System) et Gazprom s’entend avec BASF et Ruhr Gaz pour mettre en place Northstream, que les Polonais s’ingénient à retarder. En Europe orientale et en Europe caucasienne : les Américains n’ont pas réussi, en Biélorussie, à déstabiliser le fidèle Loukachenko, ami des Russes.

 

Le GUAM (Organisation pour la démocratie et le Développement) s’affaire à détacher de l’influence russe l’Ukraine, la Georgie, l’Azerbaïdjan et la Moldavie. Il projette un oléoduc OBP entre la Mer Noire et la Pologne. Mais parallèlement, l’UE avec l’Allemagne et la Tchéquie fonde le Partenariat oriental, avec l’Europe orientale et caucasienne, y compris l’Azerbaïdjan. La Moldavie dépend fort de la Russie. L’Ukraine, d’abord emportée par la ‘révolution orange’ de Iouchtchenko, voit à présent sa ‘tsarine’ Ioulia Timochenko signer un accord avec Poutine dans la ligne d’un partenariat Europe-Russie indispensable à l’équilibre du continent. Reste en question la Crimée, rattachée à l’Ukraine par Khrouchtchev et qui compte 60% de Russes (75% à Sébastopol, base concédée à la flotte russe jusqu’en 2017 !). L’Arménie, fidèle à la Russie qui l’a sauvée des Ottomans, sous blocus de l’Azerbaïdjan et ravitaillée par l’Iran, compte sur sa puissante diaspora américaine.

 

L’Azerbaïdjan s’est épuré de ses Arméniens (pogroms en 1990) à l’exception du Nagorny-Karabakh (rattaché au pays par Staline), où ils sont encore 80%. Le pays détient d’énormes réserves de pétrole et de gaz. Puissamment soutenu par la Fondation Soros (dont il a néanmoins fait échouer la ‘révolution orange’), le président Aliyev joue l’équilibre. Les Azéris, chiites, sont travaillés par les islamistes iraniens. Dès son indépendance, la Géorgie, à qui Staline (géorgien lui-même) avait greffé trois territoires autonomes (Ossétie du Sud, Abkhazie et Adjarie), est entrée en guerre sanglante contre eux. Avec la ‘révolution des roses’, l’avocat newyorkais Michaïl Saakachvili a pris le pouvoir. Fort du soutien des Etats-Unis et d’Israël, il a lancé contre l’Ossétie du Sud une désastreuse opération, qui a révélé l’impuissance américaine et déterminé l’UE à dialoguer avec la Russie. Le Nord Caucase, qui groupe des républiques de la Fédération de Russie, musulmanes (Tcherkessie, Tchétchénie, Ingouchie, Daghestan) ou orthodoxe (Ossétie du Nord) est un patchwork multiculturel composé par Staline dans le but d’affaiblir chacune.

 

Ce sont des islamistes coriaces, que Poutine traite fermement (« jusque dans les chiottes »). Au Proche-Orient, Israël étant partie prenante des oléoduc BTC et gazoduc BTE vers la Turquie, il fallait que les Serbes soient virés du Kosovo. Toutefois, depuis la gaffe géorgienne, les Russes menacent les deux tracés. Dans les espérances occidentales, la Turquie devait hériter du ‘pouvoir de nuisance’ de la Russie. Bien que d’une stabilité douteuse, les Turcs peuvent affaiblir Russes comme Européens, chez qui, heureusement, les anti-turcs tiennent bon. C’est la Bible et leur propre histoire de Terre promise qui rapprocheraient les Américains d’Israël, leur treizième porte-avions. Toutefois, depuis le fiasco du Liban (2006) et l’échec de Tsahal à Gaza (2008), et avec sa nouvelle majorité explosive, la stabilité d’Israël ne tient plus qu’à l’instabilité de ses voisins. L’Egypte est gangrenée par les Frères musulmans, proches des Iraniens et du Hamas et qui contrôlent le Sinaï et la zone frontalière de Gaza. L’Arabie saoudite, ‘amie des Américains, achète sa tranquillité, en finançant les fondamentalistes ! Les Monarchies du Golfe ne sont que des lunaparks méprisés par tous les bons musulmans.

 

La Jordanie deviendra peut-être la Grande Palestine (si les Israéliens achèvent le ménage). La Syrie, hostile à Israël, est un des voyous de l’Axe du Mal, mais un interlocuteur incontournable. Le Liban n’existe que par le Hezbollah, qui en contrôle la moitié. L’Irak, après ses guerres Bush I et Bush II, a été officiellement pacifié par le général Petraeus (et l’accord avec le Mahdi chiite Moqtadar-al-Sadr). Sunites, chiites et Kurdes attendent pour reprendre leur guerre civile le départ des Américains. Lesquels ne resteraient que pour protéger les Kurdes (et leur pétrole). A défaut, ils auraient perdu pour rien quatre mille hommes, des centaines de milliards et gagné la haine de la planète. La concurrence entre les projets de gazoducs Nabucco c/Southstream (qui confronte l’UE à Gazprom russe et à ENI italienne) donne plusieurs longueurs d’avance aux seconds : les Russes ont déjà des accords avec la Hongrie, la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et l’Autriche, de même qu’avec le Turkménistan, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, alors que l’avenir de Nabucco est encore incertain. Si les potentats de cinq républiques ex-soviétiques d’Asie centrale ont d’abord été aisément subjugués par quelques dizaines de millions de dollars, le mouvement s’est renversé.

 

Le président Karimov d’Ouzbékistan a sévèrement réprimé une manifestation encouragée par les Américains, qui n’ont eu que le temps de lui rappeler les droits de l’Homme que déjà ils étaient expulsés. Cible des islamistes, il préfère se rapprocher des Russes. De même, le Turkménistan, qui ne tolère aucun soldat étranger, a préféré les Russes aux Américains. Le président Nazarbaiev du Kazakhstan, pris entre ses Kazakhs au sud et ses Russes (30%) au nord, maintient difficilement l’unité. Son pétrole voyage par l’oléoduc CPC et, pour son gaz, il est partie prenante avec le Turkménistan d’un accord avec la Russie. Le bail de la base spatiale russe de Baïkonour court jusqu’en 2014 et celle de Sary Chagoun jusqu’en 2050. Le Kirghizistan (peuplé d’Indoeuropéens) a fait l’objet d’une ‘révolution des tulipes’. Il s’est retourné depuis contre les Américain, qui doivent évacuer la base militaire qu’ils louaient fort cher, alors que les Russes en reçoivent gratuitement ! Le Tadjikistan, pays persanophone pauvre, voisin de l’Afghanistan, est en guerre civile larvée et est occupé à la fois par les Russes et par les Américains.

 

Pour la Mer Caspienne, les Américains nourrissent le projet d’une ‘Caspian Guard’ aéronavale, officiellement pour empêcher les trafics de drogue et d’armes, mais il leur manque d’avoir un pied dans un pays riverain. Puissance stable du Moyen-Orient, l’Iran, peuplé d’Indoeuropéens chiites, regorge de pétrole. Il a le soutien de tous les damnés de la terre (sunites comme chiites irakiens, Hezbollah, Hamas, Frères musulmans, Afghans et Kurdes). Il est partie dans un axe Moscou-Téhéran-Pékin. Il a même passé un accord gazier avec la Turquie. Il ne renoncera pas à sa bombe atomique. A défaut de pouvoir le vaincre, les Américains doivent le convaincre.

 

L’Afghanistan est une aberration britannique, une mosaïque de peuples en guerre par tradition, où les Américains ont joué les islamistes contre les soviétiques. Le gouvernement Karzaï ne contrôle qu’un cinquième du pays. Il est impossible à l’OTAN de gagner, ni d’empêcher les Afghan d’être les premiers producteurs mondiaux d’héroïne. Au Pakistan voisin, la CIA a arrosé les fous d’Allah avec des torrents de dollars. La contagion s’est étendue et les talibans en sont à menacer les voies de ravitaillement américaines. Les bombardements de représailles touchent essentiellement des civils et font de nouvelles recrues antiaméricaines. La guerre au Cachemire achève d’affaiblir le front ‘occidental’. OTSC et OCS sont deux alliances antiaméricaines : l’Organisation du traité de sécurité collective est une réplique de l’OTAN, qui a permis à l’Ouzbékistan et au Kirghizistan de se débarrasser de leurs troupes américaines ; l’Organisation de coopération de Shanghaï, rassemble, avec la Russie et la Chine, le Kazakhstan, le Khirgizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan et elle a accepté l’Inde, le Pakistan, la Mongolie et l’Iran comme observateurs. L’Inde, le Japon et la Chine sont de faux colosses, peu impliqués encore dans le jeu géopolitique.

 

L’Inde, qui essaie une troisième voie occidentale, n’est en rien une nation. Elle est pratiquement en guerre avec le Pakistan (l’une comme l’autre ont la bombe atomique !). Le Japon est un satellite désarmé des Etats-Unis, dont la renaissance ne passera que par sa redécouverte des samouraïs. La Chine est une menace pour après-demain. Elle multiplie les relations avec la Russie et l’Iran et avec les républiques d’Asie centrale. Plus encore qu’avec les Tibétains, les Chinois ont des problèmes avec les Ouïghours, turcomongols musulmans sécessionnistes. Avec tout cela, les Américains ont perdu une partie de leurs pions et vont devoir abandonner un costume trop grand pour eux, les Russes ont regagné une grande partie de leurs positions et les Européens (UE) ont fait le mauvais choix.

 

Alain Cagnat, encore lui, pose le choix ‘Occident ou Eurosibérie ?’. L’Occident, protecteur de l’univers contre le Mal absolu du terrorisme, ce leurre destiné aux foules rendues stupides, se fissure. Obama promet un changement, dans la continuité car tout son entourage appartient au White Power. A l’inverse, dans la Russie (qu’on nous présentait comme définitivement humiliée), Poutine s’est attaqué aux oligarques (qu’on nous présentait comme des dissidents). Elle n’est plus une menace pour l’Europe et a intérêt à se rapprocher d’elle, ce que redoutent les Américains. Lesquels n’ont plus les moyens de leurs prétentions hégémoniques, avec une économie en faillite et une armée qui ne tolère pas les pertes ! Notre chance est l’Eurosibérie. Nos enfants ne nous pardonneront pas de la laisser passer, pas plus que nous ne devons pardonner à nos ancêtres d’avoir déclenché la première guerre mondiale.

 

Pour Pierre Vial, le gouvernement de la France, vendu à Washington, ne pouvait que déboulonner Aymeric Chauprade, esprit libre, de sa chaire de géopolitique au Collège Interarmées de Défense. Il y démontrait la nécessité pour la France et l’Europe de faire échec au mondialisme américain, produit de la finance newyorkaise. Chauprade avertit contre le potentiel révolutionnaire islamiste et conteste que les Etats-Unis aient les moyens de leur ‘destination divine manifeste’. Il mise au contraire sur la Russie, à qui ses richesses naturelles donnent les moyens de sa politique d’indépendance et de puissance.

Jean-Patrick Arteault annonce la guerre coloniale, dans la ligne de la géopolitique anglo-saxonne. Puissance maritime insulaire destinée à dominer le commerce, elle doit ‘contenir’ le continent, c’est-à-dire empêcher que la puissance réelle de celui-ci s’exprime.

 

Le messianisme judéo-yankee a nourri deux écoles de politique étrangère américaine. La première, Hard Power, divise le monde en vassaux ou en ennemis à abattre, au besoin par la force (R. Reagan, G. W. Bush). La seconde, Soft Power, préfère amener l’interlocuteur aux concessions, dans la voie d’un mondialisme cornaqué par l’oligarchie capitaliste et ses think tanks. La formule a l’avantage de sauver la face aux collaborateurs, à qui le berger fait oublier qu’ils ne sont que des moutons. Ils vendent à leur opinion publique l’image d’une Amérique bonne fille, qui nous a secourus et protégés contre l’indicible et qui mérite dès lors qu’on l’aide contre les méchants Afghans. Dans le genre Kollabo, le trio infernal de l’atlantisme français (Sarközy-Kouchner-Levitte) rêve de souffler aux Britanniques le rôle de premier caniche de Washington, apprenant à se plier sans donner le sentiment de se coucher. L’armée de terre américaine, qui veut guerroyer avec zéro mort, a un besoin urgent de supplétifs et, le dollar vacillant, de faire casquer les vassaux. Alors que le bourbier afghan est une nouvelle guerre coloniale qui ne pourra pas être gagnée, car son objectif géopolitique (entre autres, barrer à la Russie l’accès aux mers chaudes) ne satisfait pas les opinions publiques ni les combattants. Ceux-ci devraient se contenter d’apporter la démocratie et les droit de la femme à des moujahidins qui sont incomparablement mieux motivés à se défendre contre les mercenaires des oligarchies financières.

 

Pierre Vial clôture ce numéro en beauté. Et en chantant la profusion des beautés que vient de dévoiler l’archéologie dans les vestiges que ‘Nos ancêtres les gaulois et nos ancêtres les Germains’ nous ont laissés dans le Puy-de-Dôme, dans la Somme, en Corrèze, dans le coeur historique de Reims, à Saint Dizier en Haute-Marne. Le cliché des ‘barbares hirsutes’ a enfin rendu son âme dévote. Notamment entre les mains de Bossuet, pour qui la Providence avait choisi la voie lumineuse de la civilisation gréco-romaine pour apporter la vérité unique aux brutes sauvages de nos sombres forêts.

 

mercredi, 08 juillet 2009

Le Waldgänger et le militant

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Le Waldgänger et le militant

par Claude Bourrinet - http://www.europemaxima.com/

« Fabrice eut beaucoup de peine à se délivrer de la cohue ; cette scène rappela son imagination sur la terre. Je n’ai que ce que je mérite, se dit-il, je me suis frotté à la canaille. »

Stendhal, La Chartreuse de Parme.


Qui s’avisera de lire la dernière fable de La Fontaine, son mot dernier avant la mort, connaîtra peut-être l’ultime message d’un sage épicurien en matière d’engagement : l’amateur de jardin ne place pas plus haut l’urgence sacrée de la contemplation, et tout ce qui en peut brouiller l’onde transparente est davantage qu’une faute philosophique : c’est un crime vis-à-vis de l’âme. La vertu de cet ultime apologue est de présenter, dans leur radical altruisme, les deux figures du militant qu’une civilisation ayant pour paradigmes l’apôtre et le citoyen a léguée à l’Europe. On ne fait pas plus concis. L’une, animée du zèle le plus politique, érige la justice en exercice de vertu. L’autre, poussée par une charité admirable, soigne avec abnégation son prochain. Les deux récoltent incompréhension, ingratitude et vindicte. L’hôte des bois, seul, dans son ermitage, sauve quelque chose du grand naufrage humain.

Néanmoins, il n’est pas certain que l’épilogue de ce grand livre du monde que sont les Fables fût si péremptoire dans la condamnation d’un travers dont on sentait, en cette fin de grand siècle, les prémisses. Mainte saynète offre en effet matière, sinon à l’espoir, du moins à un certain plaisir de vivre, voire à un bonheur certain. Si La Fontaine verse quelque peu dans le jansénisme avec les affres de l’âge, il reste pour l’éternité un épicurien sensible aux sollicitations positivement ordonnée d’un Monde qui n’est pas si désagréable que cela, nonobstant sa cruauté.

En ce temps-là, peu avaient oublié Montaigne, le maître de tous, celui qui inspirait ou repoussait, parfois les deux à la fois, sans qui il ne fût ni Charon, ni Pascal, ni La Fontaine, ni beaucoup d’autres. Le châtelain périgourdin avait eu l’occasion de côtoyer La Boétie, qui promettait, ne fût-ce la mort, de donner à la France une plume et un grand cerveau, sinon un grand cœur. Montaigne conçut ses Essais comme un écrin pour l’ouvrage de son ami, lequel est tout un programme, puisqu’il s’intitule De la servitude volontaire. Les Temps étaient pourtant à la rébellion (mais l’une n’empêche pas l’autre), Parpaillots, Ligueurs s’empoignaient, avec l’aide fraternelle des ennemis de la France, pour s’entrégorger pour la plus grande gloire de leur Dieu. Cet âge de fer vit naître, peut-être, le militant moderne. On se mit à concevoir des programmes politiques destinés à changer le régime monarchique, la religion se transmuta en idéologie, et les Églises devinrent des partis. L’État n’était plus le médiateur naturel du Dieu transcendant et du peuple chrétien : il était devenu un instrument autonome, susceptible de transformations, malléable, améliorable, dont on pouvait s’emparer, et qui possédait sa propre Raison. Ainsi, avec le militant, naquit la politique.

On connaît la position de Montaigne là-dessus. Le maire de Bordeaux et le grand commis qui s’entremit entre Henri III et Henri de Navarre, si son loyalisme le plaça dans les régiments royaux, où il fit avec un certain plaisir guerrier le coup de feu, se garda de s’offrir pleinement à la flamme du combat, où il eût à se brûler l’âme, le cœur, ou, quelque fût son nom, ce qui lui assurait de toutes les façons, devant le monde et devant lui-même, la pérennité de son être. Il s’en faut bien de se prêter pour ne pas se perdre. Tel était l’honnête homme, qui, moulé par un livre consubstantiel à sa recherche, invitait à exercer par le monde des hommes et face à la nécessité une indifférence active, qui n’est pas sans prévenir la nonchalance dévote de François de Sales. C’est bien là, chez Montaigne, qui n’évoqua jamais Jésus dans ses écrits, une sorte de synthèse improbable entre le stoïcisme et l’épicurisme. Aussi bien invoqua-t-il volontiers les figures emblématiques de Socrate, d’Alcibiade, de César, d’Alexandre, pour illustrer cette virilité négligente et attentive, cette implication dans les combats de la terre, et cette plasticité de l’âme et du corps, qui saisit le sel de la vie au moment du plus grand danger, comme si ce fût une promenade parmi les prairies élyséennes.

Nous sommes loin du culte chevaleresque et du moine-soldat. L’on n’y perçoit nullement la droite rectitude des héritiers de Zoroastre, des lutteurs manichéens et des croisés juchés sur leurs étriers afin de pourfendre le Mal et vider la cité des hommes des ennemis de la cité de Dieu.

Il faudrait donc repenser le problème et du militantisme et de l’engagement, en ayant conscience des conditionnement culturels et historiques qui en dessinent l’image. Bien évidemment, tout questionnement surgit en son point historial où la réponse est toujours contenue dans la manière d’interroger le destin. Les implicites sont bien plus redoutables que les apparences conceptuelles et rhétoriques les plus sensibles. La pensée, lorsqu’elle se fait servante de l’action, est freinée dans ses élans et ses capacités à creuser jusqu’aux racines. Elle exige un retrait.

L’interrogation première devra porter sur cette inhibition quasi universelle à mettre à la question les plus évidentes légitimités, incertaines dans la mesure de leur évidence. À n’en pas douter, l’engagement pour une cause est une nourriture pour l’existence, même passagère, dont il est bien difficile de se passer comme viatique. Il ne s’agit parfois que de trouver la chapelle sur le marché des causes. Les situationnistes, bien après Nietzsche, rejetaient cette forme de confort qui, même lorsqu’il impliquait la mort et la souffrance, le sacrifice et l’opprobre, semblait octroyer au croyant l’assurance d’un salut, au regard de Dieu, des hommes, ou de soi-même, en tout cas un rôle, dont la véritable et profonde raison réside dans l’irraison de pulsions inavouées ou d’un narcissisme, d’un amour-propre, pour user de la terminologie du Grand Siècle, qui confère à tout discours assertif, et même performatif lorsqu’il s’agit d’agir, cette dose plus ou moins volumineuse de soupçon, de défiance, qui ne demande qu’à envahir l’esprit et le cœur, et justifier toutes les désertions, les abandons et le ressentiment.

Mais il est vrai que le nomadisme militant et la haine des anciens emballements sont des traits caractéristiques de la conscience contemporaine, comme si la maladie sectatrice dénoncée chez les réformés par Bossuet se trouvait soudain envahir le champ politique, une fois les Grands Récits idéologiques chus dans la poussière de l’Histoire.

Il est permis de se demander si un tel type de conscience se manifestait dans l’Antiquité non chrétienne. Il ne semble pas qu’il y eût, avant l’universalisation de la Weltanschauung galiléenne, ce dépassement, cet outre-passement qui caractérise le lutteur convaincu de sa bonne foi et désireux de convertir autrui, avec cette obsession clinique de la trahison, des autres et de soi-même. On pourrait certes excepter de la communauté philosophique grecque, très bigarrée, les disciples d’Antisthène, ces cyniques, qui privilégiaient la physis au Nomos, et convoquaient la parrhèsia, la franchise qui invite à tout dire, pour lancer des invectives à l’égard des pouvoirs en place, ce qui leur valut maints déboires sous l’Empire, sous lequel leur mouvement avait pris une tournure populaire. Julien n’hésitait pas à mêler dans le même mépris cette Cynicorum turba, munie du tribôn et de la besace, et les « Galiléens incultes », auxquels ils ressemblaient beaucoup. Les autres philosophes se contentaient d’une saine abstention, ou, de façon plus risquée, de jouer les conseillers des Princes.

Pour le reste, les Anciens se battaient pour défendre les dieux du foyer, de la cité, de la communauté, ils n’avaient en vue que les intérêts de cette dernière, et si la pensée plus ample d’un ordonnancement impérial leur vint à l’esprit, à la suite des Perses et des Égyptiens, ce fut comme la donnée d’un état de fait, comme le fruit d’un arbre immense à l’ombre duquel devaient s’ébattre, dans leurs particularismes, les peuples variés constituant l’humanité. Nulle part, à nul moment, le Grec et le Romain n’apparaissent comme des sectateurs d’une religion impérieuse. À l’intérieur de la Cité s’affrontaient des factions, les potentes, les humiliores, populo grasso et populo minuto de toujours. Mais il s’agissait de combat politique, d’organisation de l’État, un État organique, lié par mille liens au tissu sociétal, et qui s’incarnait particulièrement dans des hommes, qui étaient des orateurs et des soldats. On recrutait des clientèles, on se faisait des armées privées. Ces solidarités verticales dureraient autant que l’ancien monde, jusqu’à la première moitié du XVIIe siècle, où les puissants, dans une sorte de protection déclinée jusqu’au bas de l’échelle sociale, unissaient les membres de la société, pour parfois les mobiliser contre un État de plus en plus froid et autonome.

Il s’avère néanmoins qu’apparaissaient dans les temps antiques des revendications souvent rapportées par les marxistes dans leur désir d’asseoir leur usurpation sur les traces du passé. Par exemple, dans les pages consacrées à Tibérius et Caius Gracchus, Plutarque reproduit un discours censé avoir été prononcé par Tibérius : « Les bêtes, disait-il, qui paissent en Italie ont une tanière, et il y a pour chacune d’elle un gîte et un asile ; mais ceux qui combattent et meurent pour l’Italie n’ont que leur part d’air et de lumière, pas autre chose. Sans domicile, sans résidence fixe, ils errent partout avec leurs enfants et leurs femmes, etc. » Comment éviter l’émergence de l’espoir quand il faut trouver du pain ? Les fils de Cornélie étaient assez grands pour se vouer au parti populaire et en perdre la vie. Leur stoïcisme les élevait à la conception d’un cosmos garant du Nomos de la Cité, et le caractère subversif de leur combat n’était qu’une tentative de restitutio de l’Urbs, des Temps anciens où le Romain était paysan et libre. On sent dans cette lutte héroïque cet élan de justice qui sert de modèle pour l’éternité aux révoltés de tous temps. Cependant, les Gracques sont d’ici-bas, de la portion sublunaire de l’univers, commune aux choses périssables et imparfaites, et l’édifice qu’ils convoitent, qui participe de la bonne vie en quoi Aristote voit le télos de l’action politique, n’est pas une cathédrale pointée vers le ciel. Leur silhouette ne ressemble pas à celles des saints peints par Gréco, longilignes, tendus presque à rompre vers un point du Ciel ouvrant des vertiges angoissés. Les Gracques ont combattu pour remplir le devoir de leur gens, de leur lignée, celle qui leur enjoignait de défendre le peuple, d’en être le protecteur. Logiquement, César reprendra le flambeau, et assurera les fondements d’un État plus apte à unir les membres de l’Empire.

Depuis la Renaissance, il est d’usage d’invoquer l’exemple de la geste politique antique pour inspirer l’action. Mais la filiation est rompue, la parenté apparente de la politique contemporaine avec celle de l’antiquité est illusoire.

La frontière, on le sent bien, tient à peu de choses, mais séparent deux contrées entièrement différentes. Augustin savait parfaitement que Cité terrestre et cité de Dieu étaient intimement mêlées, et qu’il n’était pas si loisible de les identifier au sein d’une vie qui se nourrit de tout ce qu’elle trouve pour se justifier. Tant que la notion de Res publica subsista, et quand elle revint dans la conscience des hommes, les luttes politiques manifestèrent la propension des clans, des ordres, des classes, des partis, à se projeter dans l’avenir pour établir ce que d’aucuns considéraient comme l’ordre légitime des choses. Chacun au demeurant, même dans les siècles « obscurs » où, selon toutes les apparences, le christianisme appuyait son empreinte, ne remettait en cause l’ordre naturel qui s’appuyait sur l’inégalité, la hiérarchie, l’occupation justifiée de places prédestinées qu’il ne s’agissait seulement que de consolider ou d’élargir. Les potentialités subversives du christianisme, un christianisme au fond vulgaire, comme il y eut un marxisme qu’on appela tel, n’apparaissaient pas, parce qu’on scindait nettement le bas et le haut de la Création, et que les fins de la Justice divines, parfois impénétrables, étaient reportées à plus tard, si possible après la mort, ou à la fin des Temps.

Le militant se trouvait donc chez les orants, les moines. Les évêques, avant le Concile de Trente, ressemblent plus à des Princes qu’à des Bergers soucieux de l’éducation de leur troupeau. L’engagement du croyant, hormis lors de ces brusques flambées que furent les Croisades, qui n’étaient pas si fréquentes, au fond, mis à part l’Espagne de la Reconquista (période où se développe la figure du militant, telle qu’elle se réalisa plus tard dans la vocation de l’hidalgo Ignace de Loyola), était de bien tenir son rôle dans l’économie divine. Cette idée subsiste chez Calderon, dans sa pièce El Gràn teatro del mundo, par exemple, où pauvre, riche, seigneur etc. ont leur rôle dévolu de toute éternité.

Le gouffre ouvert à partir de la révolution nominaliste, qui affirme que les universaux sont des signes, et non des substances, donne au discours, même déraciné, toute sa faculté d’expression et d’universalisation. Si la réalité est singulière, les universaux ne sont pas moins existants, quoique séparés, et relèvent de l’ordre logique, ce que le conceptualisme va étayer, en posant une morale autonome, indépendante de l’ordre naturel. La voie est donc ouverte pour l’élaboration d’une liberté civique spécifiquement humaine, constructiviste, dont les attendus et les conséquences ne dépendent plus d’une transcendance ou d’une immanence cosmique, ou même théologique.

La tension néanmoins prégnante dans l’anthropologie humaniste et baroque, qui sourd parfois de minorités marquées par la structuration mentale lentement instaurée par des siècles de christianisme, tension qui se manifeste spectaculairement dans l’éruption de mouvements millénaristes, comme les mouvements paysans allemands, comme celui des anabaptistes, ou ceux des niveleurs anglais, et même chez les jansénistes qui, bien que fondamentalement dans l’incapacité de proposer un programme politique, comme l’avaient fait les Réformés, ont durablement marqué de leur empreinte militante le paysage politique de la France des XVIIe et XVIIIe siècle, et bien plus tard, n’a pas été contrarié par l’adoption, au sein des grands commis de l’État, des principes machiavéliens de la Raison d’État, selon lesquels la fin justifie les moyens.

L’ironie voudra que ce soit l’être le plus hostile à l’ancien monde, Lénine, le fondateur du parti bolchevik, qui synthétise ces traditions pour unir l’enrégimentement jésuitique et le prophétisme apocalyptique. La puissance d’un programme comme celui contenu dans Que faire ? ne peut s’apprécier que si l’on y distingue la jonction électrique entre le formidable effondrement des valeurs provoqué par l’avènement de l’ère moderne et l’exacerbation d’un vieux fonds mystique, particulièrement présent en Russie orthodoxe, un peu moins dans l’Europe occidentale agnostique.

On découvrit il y a quelques décennies, au moment où mouraient ce que l’on nomma les « Grands Récits » que l’entrée en militantisme possédait de nombreux points communs avec la conversion, l’entrée en religion. Mais on ne put le dire que parce qu’on en était sorti, et que dorénavant on pouvait s’en moquer, comme du pape et des curés de village. Le militantisme de masse devint aussi étrangement suranné que les voix nasillardes de la T.S.F. et les chapeaux mous. Les sociologues et les ethnologues s’en donnèrent à cœur joie. On perdit même l’habitude de coller des affiches sur les murs. Et la production de « Grands Récits » fut remplacée par les stories selling, les compagnons de route par des publicistes girouettes, et les électeurs par des consommateurs d’offres politiques. Dans le même temps, les rivalités générées par la Guerre froide, qui avaient donné l’illusion qu’un choix était possible, devenaient des options de gouvernance.

La vérité se présente-t-elle sous une clarté solaire, nous continuons comme avec nos jeux d’ombres. Le désert a gagné tous les aspects de la vie et de la pensée, et Internet, ironiquement, n’a fait que l’universaliser. Les happy few qui communiaient jadis dans une cercle restreint, parisien, se relisant sans cesse et se prenant de la gueule, ne connaissaient pas autant ce sentiment de vide, cette inutile clameur, que nous, qui sommes dotés de tous les moyens d’expression et de diffusion. Les noms deviennent abstraits, et les paroles, comme les feuilles dans le vent, retombent où elles peuvent. Les idées restent idéelles, peut-être idéales, et ne sont guère suivies d’effets. Le pire, pour un homme qui se respecte, est l’illusion, vertu ô combien plébéienne !

Finalement, la solitude est la vraie condition de l’homme moderne, et il faut une force surhumaine pour réussir à rester homme. Il est plus difficile de trouver un homme véritable maintenant, que du temps de Diogène. Toute communication étant devenue impossible, qu’il n’existe qu’un impératif pour celui qui veut sauver quelque chose du désastre : écrire un texte, le glisser dans une bouteille balancée à la mer immense de l’absurde, et disparaître.

Au demeurant, il faut une perspicacité hors du commun pour saisir du premier coup d’œil, qui vaut un instinct, la vérité d’un système, surtout quand on est plongé dans les conditions horribles qui étaient celles d’Alexandre Zinoviev, lorsqu’il avait dix-sept ans sous Staline. Du moment où la vue prend un peu de hauteur, qui n’est certes pas celle de Sirius, la question de savoir ce qu’il est possible de faire ou de ne pas faire se pose autrement que lorsque elle reçoit l’écume des événements, à la manière des journaux.

Dans le premier chapitre du Voyage au bout de la nuit, Céline nous plonge dans une conversation de café du commerce. Bardamu et Ganate, anticipant les anti-héros beckettiens, parlent de tout, et changent d’avis en un temps record. La critique célinienne va loin. Car ce qui est dénoncé, dans le Voyage…, ce n’est pas seulement la guerre, la colonisation, l’Amérique et la misère. Ce serait déjà beaucoup, mais dès les premières lignes, on saisit l’angle par lequel il faut aborder le monde contemporain, celui qui, faisant appel aux masses, est responsable de dizaines de millions de mort et de l’assassinat d’une civilisation comme on en a rarement vu dans l’Histoire. Ce n’est pas un hasard que Le Temps, le quotidien à succès de la belle époque, vienne à nourrir la conversation. Comme écrit Camus dans La Chute, un autre livre sans concession lui aussi, « Une phrase leur [les historiens futurs] suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. ». Une remarque de Ganate nous met au fait, comme pour nous offrir une clé : « … Grands changements ! qu’ils racontent. Comment ça ? Rien n’est changé en vérité. Ils continuent à s’admirer et c’est tout. Et ça n’est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés !... » En plus de Schopenhauer, il y a de L’Écclésiaste et du Pascal chez Céline. Autant dire que c’est un moraliste de notre Temps de détresse, comme Cioran. Avec seulement de plaisir que le style.

Venons-en justement, au style. Car il faut bien l’avouer, la dose d’optimisme pour faire d’un homme un militant est à peu de chose près la même que pour en faire un imbécile. L’aristocrate, comme le guerrier, sait bien lui, que le cœur de ce phénomène somme toute étrange qu’est l’existence est de savoir mourir élégamment. Tout le reste est du commerce et de la réclame.

Comment prendre néanmoins les situations les plus désagréables ou les plus insupportables ? Les cas extrêmes ne semblent pas offrir beaucoup le choix. Ce même Zinoviev, dont l’autobiographie est un bréviaire pour tout dissident, sauva sa vie plusieurs fois par des gestes dont le génie venait de leur folie même. Ainsi, au sortir de la Loubianka, escorté par deux hommes du N.K.V.D., leur faussa-t-il compagnie de la manière la plus improbable, les sbires ayant oublié quelque chose et l’ayant laissé provisoirement sur place, dans la rue, ne pensant pas qu’il eût l’audace de partir. Ce qu’il fit, sans le sou, sans rien, pour suivre un destin picaresque. Et tragique.

Alexandre Zinoviev, paradoxalement, ne ménageait pas sa peine lorsqu’il s’engageait dans une activité. Il fut bon travailleur, bon soldat, héroïque même. Comme Jünger fut un bon guerrier. Ce qui distingue le rebelle véritable est sa pensée de derrière. Pascal en était un. Le non que l’on porte au fond de soi est peut-être plus efficace que toute agit-prop. Ne fût-on qu’un seul à dire non, la machine est déjà grippée. L’absence d’assentiment, la passivité, la désertion morale sont bien plus dangereux pour le totalitarisme, dur ou mou, que l’attaque frontale, qui ne fait souvent qu’alimenter la propagande en retour et conforter la police. À la longue, ce travail de sape, la multiplication des refus intimes, parfois prudemment partagés avec des happy few, travaille le sol qui soutient l’édifice. Car tout totalitarisme ne vise pas que les corps : il ne peut subsister si ses membres n’adhèrent pleinement à ses rêves, qui ne sauraient être que désirables.

La logique du monde étant régie, depuis des millénaires, par une destruction de plus en plus accélérée de la Tradition, le chaos est le point terminus de son évolution, ce qui peut offrir des perspectives sportives permettant aux âmes guerrières d’exceller.

Le monde contemporain, « post-moderne », est un univers hyper-sophistiqué, emmaillé d’un réseau électronique de surveillance, enfliqué et empuanti de délateurs, géométrisé, arithmétisé, balisé, lobotomisé, enfarci de lipides télévisés engluant les neurones encalminés, robotisé par un dressage pavlovien, qui produit sa bave en guise d’huile de vidange, une société où les flics ont désormais des silhouettes de scaphandres intersidéraux, spectres humanoïdes au regard vide, comme ces caméras qui nous épient cent fois en une heure ; nos gènes sont pesés, enregistrés, archivés, nos désirs sont gérés et marchandisés, nos rêves domestiqués, la trace des colliers irrite de sa sanglante et empestée blessure nos cous, nos poignées, nos sursauts, nos paroles sont empaquetées, lessivées, ensucrées, aseptisées, notre fatigue auscultée, hospitalisée, pharmacataloguée, notre mémoire est enrégimentée, encasernée, emmaillotée dans un drapeau qu’on nous a mis sur le dos, comme ça, quand on avait les yeux braqués sur le présent. Parce que l’homme post-moderne, il ne songe qu’à la baffre, aux délectables digestions d’après-orgies, à coups de bourrages tripaux et crâneux, avec de gros entonnoirs bien vissés qui lui traversent la carcasse jusqu’au croupion pour qu’il déverse son caca bien conforme, soupesé par les pinces régulées de scolopendres aux sourires frigides.

Mais par-delà les barreaux de la cage peinturlurée de couleurs vulgaires, se hument les sous-bois fauves et frais de la forêt splendide, aux sentiers rayés des flèches du soleil, aux buissons sombres des mystères ancestraux, aux butes arides tapissées de feuilles bruissantes, aux odeurs fortes et enivrantes de l’humus, qui est le parfum préféré des loups furtifs et libres. Ils n’ont de rêves que l’étreinte serrée des écorces et des taillis teignant leur pelage âcre des couleurs du combat. La horde suit son chef au fond de la nuit, et la lune, comme l’écho de leurs songes, fait étinceler les crocs acérés. Tapie à l’orée de sa cité sauvage, elle épie de ses yeux étincelants comme des étoiles les spectacles méprisables de la ville grasse et torve, écroulée sous sa masse abrutie.

Cependant ce recours physique aux forêt est bien rare, et ses plaisirs peu à même de se renouveler à mesure que le monde devient plus civilisé, plus féminisé, plus consensuel.

Au demeurant, ceux qui invoquent le peuple devraient réfléchir. Qu’aurait-on à lui proposer, sinon de juguler ses désirs et sa vanité ? Sa place est nécessairement inférieure aux prêtres et aux guerriers. Si révolution il doit y avoir, elle sera autant pour le peuple, dans la mesure où l’humilité est pour lui, avec la protection des puissants, un gage de bonheur, et contre le peuple, parce que le monde moderne est tout autant son produit, celui de l’intérêt, du matérialisme et du dénigrement du sacré.

Le recours aux forêts mentales offre plus de richesse, à mon sens. L’univers n’a pas si sombré dans l’Âge de Kali qu’il ne subsistât, à qui sait les saisir, d’antiques fragments de la Cité perdue. Ils sont à la mesure de chacun, et répondent à qui peut les percevoir. Des expériences dionysiaques et apolloniennes intenses sont à portée, à condition d’en extraire, comme un élixir, la quintessence.

Ainsi partira-t-on de ce postulat, que l’espoir est affaire de Thersite, que l’aristocrate, ou tout simplement celui qui ressent la nostalgie d’un ancien sens du monde, sait que le Temps n’existe pas, qu’il est vain d’ « améliorer les choses », de les « faire bouger », comme l’on dit, ce qui d’ailleurs a toute chance de les faire empirer ; qu’une fois perdu, le monde clos, hiérarchisé, naturellement enté dans l’ordre cosmique, n’a guère de chance de revenir au jour, à moins que la roue ne retourne à l’origine, ce qui ne peut se produire qu’après un cataclysme intégral. Au fond, le meilleur service qu’on puisse faire au monde est d’accélérer sa décomposition, afin de hâter la vitesse de la roue.

La vie est un naufrage. Je veux parler de celle qui échappe à la lumière d’Apollon, et qui est fort commune. Il est bien connu que la vraie est ailleurs, et que je est un autre. Il est évident que la recherche du bonheur est une stupidité, à laisser à la plèbe. Nous avons nos urgences. Et comme il faut bien subsister, la nécessité de côtoyer les imbéciles et les fainéants s’impose à nous. La frénésie que manifestent la plupart des hommes, non seulement à trouver une place plus ou moins rémunératrice, mais aussi à s’élever au sommet du panier de crabe où l’on est bien contraint de s’agiter, subsidiairement de s’appuyer sur la tête ou les parties génitales de ses congénères, rend l’espèce humaine suprêmement comique. Cependant, l’on n’est pas démuni, pour peu qu’on veuille sauver quelque chose de cette ridicule pantalonnade. Trois attitudes sont susceptibles d’êtres adoptées :

— l’attitude baroque : l’on est spectateur du Gràn teatro del mundo, des autres et de soi-même. La distance se présente comme une réaction de salubrité ;

— l’attitude que j’appellerais martiale : l’on possède un dharma, un devoir à remplir, fixé par l’Ordre cosmique, qui nous dépasse, et qu’on ne peut que deviner par les retombées d’un destin qu’on ne peut connaître que fort tard, trop tard peut-être. Nous ne sommes que de braves soldats postés sur la ligne de front, perdus ou sacrifiés, je l’ignore, fidèles à leur devoir.

Ces deux visions ne sont pas incompatibles, comme le suggère Calderon.

— Reste la poésie, qui est une grâce, ou une malédiction. L’Artifex est aussi, et surtout, Vates. Il accède à une existence supérieure par l’imagination, qui est la vision. Il traduit, annonce, clame, enchante. Il s’enchante lui-même car il saisit la finalité d’un combat où hommes, bêtes, dieux sont mêlés. Son rôle rejoint celui du prêtre, qui est de lier. Littéralement, il est porté par enthousiasme, par une force supérieure, l’éros, qui lui donne la paix.

Claude Bourrinet